Performeuse d’origine italienne, écoféministe, anthropologue Crip (Queer et handicap) à l’EHESS, ancienne danseuse classique et contemporaine, Romina de Novellis est une artiste qui a la dalle –la «Cazzimma», en napolitain. Armée de tomates, pommes de terre et autres symboles forts de la gastronomie populaire, elle dénonce les dinosaures mafieux et misogynes qui dirigent et pourrissent le monde.

Par Lauren Malka

« La dalle ?, oui je connais cette expression », me lance d’emblée Romina de Novellis, appuyant les consonnes de son accent italien avec une intensité aussi ardente que son regard. « On m’a souvent dit « Toi t’as la dalle. Même petite, on me le disait. Dans le dialecte de Naples, on dit « Cazzimma !» Elle, elle a la Cazzimma ! Je n’ai jamais eu honte de cela. Avoir la dalle, c’est une vertu, quand la cause est bonne ! ».

Observant cette artiste face à moi, ses longs cheveux ébènes, l’incandescence de sa « parole » (en italien, le mot « parole » désigne autant l’éloquence, le débit que le discours lui-même), et la force captivante de sa beauté (en français, aucun mot n’embrasse ce mélange de charisme, de grâce et de jeu lucide avec les codes stéréotypés de la féminité), je suis presque gênée de me sentir sous le charme. Si je me permets de signaler ce point, c’est parce qu’il se révèle, d’après moi, central dans l’œuvre de Romina de Novellis. Cette artiste joue consciemment avec le « glam » suggéré par sa présence physique, comme avec le « porn » alimentaire pour mieux exprimer sa dalle et sa colère.

Née à Naples, ayant grandi à Rome dans une famille violente, Romina de Novellis tente de s’extirper, autant que possible, des coups et traumatismes subis pendant son enfance en devenant danseuse professionnelle. A 22 ans, diplômée la Royal Academy of Dance of London, elle doit renoncer à cette première carrière, suite à un accident de scooter, imputable à la catastrophique gestion des routes de Rome. Alitée, la jeune femme doit réapprendre à se lever, à marcher et décide de placer son corps « tordu par l’environnement » au cœur de sa recherche universitaire et artistique. Arrivée à Paris en 2008 pour suivre des études d’anthropologie et rédiger une thèse d’anthropologie « Crip », c’est-à-dire à la frontière entre les études queer et sur le handicap, – thèse soutenue en décembre 2023 à l’EHESS, sous le titre « Corps mordus : entre autisme et performance » – elle développe, en parallèle, une œuvre prodigieuse faite de performances où le motif alimentaire se révèle crucial.

« La nourriture m’inspire. Je suis méditerranéenne ! Les repas dictent mon rapport au temps, ritualisent le quotidien de mon entourage et symbolisent l’état du monde, le rapport à l’environnement et au pouvoir ».

Trois semaines avant notre rencontre, Romina De Novellis interprète une performance impressionnante au Centre Pompidou, dans le cadre du Forum « Biodiversité » : « Star – 100 % origine italienne » (« Star » est une marque de sauce tomate industrielle, célèbre en Italie). L’artiste y dénonce le système « agro-mafieux » et « éco-mafieux » qui se cache sous la pulpe de l’icône pop de la gastronomie italienne. La tomate et ses produits dérivés, explique-t-elle, forment les fruits corrompus d’un processus de traite esclavagiste des migrant.es en Italie du Sud et en Chine. « Pendant sept heures, je suis installée au milieu de plus d’une tonne de tomates, toutes de la même taille et de la même couleur, puisqu’elles sont « clonées » et hors-saison. Au centre de cette marée, je change régulièrement de position, affichant un sourire artificiel dans une robe Vichy rouge de pin-up qui rappelle les nappes de table que l’on trouvait dans les foyers des années 50-60. Je n’ai plus l’âge de jouer les pin-up, pense-t-on peut-être. Mais il y a un truc que je fais très bien, c’est devenir, moi aussi, une clone de femme parfaite décadente et hors-saison ! », conclut-elle en souriant.

Deux autres performances m’ont retournée. La première s’appelle « Del maiale non si butta via niente » que l’on peut traduire par « Tout est bon dans le cochon », présentée au Jeu de Paume en octobre 2022. Romina de Novellis s’enferme cette fois dans une cage à allaitement pour truies, entourée de ballons festifs et de sifflets de carnaval.

« Ce que je dénonce, c’est une pratique industrielle courante, qui vise à faire pousser les cochons plus rapidement. On allonge la truie sur le côté, comme une Vénus, on la place de telle sorte qu’elle ne puisse pas bouger ni résister et on la gave d’antibiotiques pour que les porcelets puissent téter ses glandes mammaires 24 heures sur 24. C’est d’une violence inconcevable. Et cela ne vise qu’un objectif : manger un bon filet mignon, préparé par la bonne épouse, sans avoir à se poser de question ».

Romina De Novellis, performance ‘La Sacra Famiglia’, 2016, Naples, Italie. Courtesy Galerie Alberta Pane

Et puis il y a « La Sacra Famiglia », la pièce qui me pousse à rencontrer Romina de Novellis sans attendre. On la voit entourée d’une cinquantaine d’hommes et de femmes en costumes et robes de soirée, transportant des symboles de la gastronomie des grands jours : prosecco, dinde, dorades et anguille… Leur procession semi-bacchanale mais silencieuse dans les rues napolitaines – qui convoque tout l’imaginaire des fêtes traditionnelles généralement associées à une accumulation de coutumes patriarcales, misogynes et gaspilleuses – ressemble à un convoi funéraire. Et pour cause, Romina m’explique qu’elle entraîne ce jour-là les vrais membres de sa famille, accompagnés de leur décorum culinaire, jusqu’à la mer.

C’est l’idée d’une submersion finale énoncée comme l’espoir d’engloutir les vieux folklores violents et archaïques de nombreuses familles méditerranéennes. « Le plus ironique, c’est qu’ils m’ont tous remerciés à la fin. L’ampleur de leur déni vis-à-vis de mon travail artistique est tel qu’aucun d’entre eux n’a voulu comprendre ce que je cherchais à dénoncer ».

Voilà la force de Romina de Novellis. Enterrer le vieux monde dans ses habits de fête, et inviter toute la famille – morts compris – à arroser l’événement comme un jour de baptême.

Les photos tirées de ces performances sont exposées à la Galerie Alberta Pane, à Paris, jusqu’au 18 janvier 2025.

Un article tiré du Mouais en cours, dont le dossier central est consacré à la technosurveillance ; soutenez-nous, abonnez-vous ! https://mouais.org/abonnements2024/