Durant un mois, le photographe niçois Olivier Baudouin sera en résidence artistique à Bethléem, dans les Territoires palestiniens occupés, au sud de Jérusalem. Retrouvez donc, chaque semaine, pour Mouais, son carnet de bord, au cœur de la vie qui s’obstine à être. Épisode 2 : « La judéophobie n’a pas disparu et on a pris en option une extension, elle s’appelle : islamophobie ».
Mercredi 9 avril 2025
Visite pittoresque
Une représentation du « grignotage » de la Palestine sur un mur du camp de réfugiés d’Aïda
J’ai rendez-vous à midi dans un village au sud-ouest de Bethléem. Amira me contacte dès le matin pour me dire de ne pas venir avant le départ des soldats Israéliens qui procèdent à des arrestations ce matin dans le village voisin par lequel passera le taxi collectif que je dois emprunter pour la retrouver.
Vers 11 heures elle me confirme que « la voie est libre ». Clairement, en plus des incertitudes liées aux points de contrôle mis en place par l’armée israélienne, s’ajoute l’évitement de leurs « interventions » imprévisibles. C’est le quotidien de chaque habitant Ici. La peur des soldats et d’une façon générale de l’occupation sur tous ses aspects est constamment au centre de la vie palestinienne.
Pratiquement toutes les décisions que prennent les gens Ici doivent être adaptées à des contraintes imposées par une population qui les envahis consciencieusement.… Il n’y a aucun doute sur le fait que tout est fait pour les dissuader de vivre en Palestine, dans le but de les remplacer progressivement.
Je n’arrive pas à collecter l’ensemble des techniques utilisées par l’occupant. Mais la force d’Israël est de ne pas connaître le laxisme. Contrairement aux Palestiniens qui pratiquent le « inch’Allah » comme base de prise de décisions. C’est un peu simpliste et schématique, j’en conviens, mais, bon, quand même… En même temps, ont-il d’autres choix ? La voie de la violence se retourne toujours contre eux. La voie de la discussion et de la négociation n’aboutit jamais, voire se retourne contre eux également. Alors, la soumission est la voie la plus pragmatique. Mais elle est délétère pour l’équilibre psychologique. C’est bien ça que j’observe avec une immense tristesse.
Amira me parle des petites techniques qu’utilisent ses concitoyens pour arnaquer les autres dès qu’ils en ont le pouvoir. Certains s’enrichissent en surtaxant les autorisations données par Israël. Ce précieux sésame qui permet d’aller travailler de « l’autre côté ». Ces derniers ont des maisons plus jolies que les autres, tout le monde sait pourquoi.
Puis elle me montre la piscine publique du village détruite par les Israéliens. Les Palestiniens l’avaient construite pour avoir des moments de jeu et de plaisir et pour lutter contre les canicules estivales. Ce n’a pas été du goût des occupants. Le prétexte ? Cela menace la sécurité de la colonies voisine, elle-même construite illégalement.
Elle me montre la route d’Hébron devenue interdite depuis que la colonie s’est agrandie. Maintenant pour aller à Hébron il faut d’abord aller à Bethléem (en sens inverse du trajet normal) puis emprunter l’itinéraire autorisé par l’armée qui repasse à quelques centaines de mètres de son village pour aboutir enfin à Hébron. La durée et le tarif du trajet ont évidemment doublé.
Amira a peur que ses enfants fassent des bêtises et se fassent arrêter. Elle essaie de les protéger le plus qu‘elle peut. Elle s’inquiète constamment pour eux. Elle a de bonnes raisons de craindre ça pour ses deux garçons. Un de ses cousins, âgé alors de 16 ans, a passé 18 ans en prison pour avoir été soupçonné de jets de pierres à des soldats pendant la deuxième intifada. Personne ne la vu faire, mais comme autour de lui ça tirait, il a été mis dans le lot. 18 ans de cellule pour un jet de pierres supposé à des soldats en armure et armés. Il est sorti
depuis 2 ou 3 ans et ne doit pas quitter la ville où il habite plus que la journée. S’il ne respecte pas la règle, il retourne en prison. Il est actuellement dans une situation précaire. Et cela probablement pour le reste de sa vie. Son cas n’est pas isolé. Il concerne une génération devenue adulte dans les années 2020.
Du vendredi 11 au dimanche 13 avril
Résidence cryptée sous surveillance ?
Résidence Artistique. Premiers essais avec Ayet Roumi
J’ai rendez-vous à Alrowwad pour rencontrer l’équipe avec laquelle je vais travailler. Ce lieu est situé dans le camp de réfugiés d’Aïda en périphérie de Bethléem. C’est une ONG qui propose des activités ludiques, culturelles, sociales, artisanales … Aux habitants du camp. En France ça ressemblerait à une MJC de quartier. Je connais son fondateur depuis 15 ans, on est amis et on se fait confiance, alors il fait en sorte de rendre mon projet réalisable. Je lui ai expliqué que je souhaite organiser une résidence avec des artistes du camp de réfugiés. Comme je le fais d’ordinaire avec des artistes en France. Je lui explique comment fonctionne mon système de photographie en temps réel, le rapport naturel qu’il a avec la danse et la musique. Je souhaite qu’il y ait une sortie de résidence montrée en duplex en France.
Mon souhait est que l’on voie autre chose des Palestiniens que les images classiquement véhiculées à leur sujet. Je sais à quel point, en dehors de la situation tragique qu’ils vivent, les Palestiniens sont exactement les mêmes humains que n’importe où sur terre.
Puis notre souhait commun est de poursuivre ce travail en Europe par la suite. On tombe d’accord sur la date du 25 avril pour la sortie de résidence. Ce sera à 20h30 en Palestine, soit 19h30 en France.
Aujourd’hui c’est la rencontre avec Mohammad qui va superviser l’opération et les artistes. Je prends d’abord tout le temps nécessaire pour lui expliquer le projet dans les détails et les besoins qui en découlent. Il me demande également si l’on peut organiser un nouveau Marathon Photo comme celui que l’on avait fait ensemble le 6 octobre 2023 à Bethléem avec Alrowwad, l’Alliance Française et la municipalité. On va bientôt se mettre d’accord pour une date située fin août, début septembre. Affaire à suivre.
Quelques jours plus tard je rencontre enfin les artistes. Pour cette première réunion on ne travaillera pas encore, on fera simplement connaissance. Les échanges se font exclusivement en Anglais. Personne n’est parfaitement bilingue, les dialogues sont très amusant et riches d’explication appuyées, voire caricaturales, mais toujours soulignées de gestes. Bien que nos cultures soient très différentes et que notre rapport à la pratique artistique soit plutôt éloigné, il en ressort beaucoup de choses intéressantes. Les idées de fusent et les projets s’alignent. Le 11 avril commence le premier test en condition réelle. L’équipe artistique est composée d’Ayat Roumi qui est danseuse, de cinq musiciens puis moi et mon installation de photographie en temps réel.
Mes premières impressions sont très positives, la dabkeh semble bien fonctionner avec mes projections, la danseuse trouve une source d’inspiration dans cette installation. Par contre j’ai beaucoup de soucis techniques avec les transmission wifi entre mon appareil photo et l’ordinateur. Les transmissions sont anormalement longues. Le menu de mon appareil gèle à plusieurs reprises. Pourtant j’ai tout vérifié chez moi le matin avant de venir. Tout était parfait. Mais pas ici. Pour la deuxième séance de travail, c’est encore pire. Je laisse tomber le processus de photo en temps réel et prends le temps de parler avec l’équipe. Nous convenons d’un fil conducteur
ensemble. Bien que la performance prévue le 25 avril soit basée sur l’improvisation, nous avons besoin de connaître l’histoire qui sert de ciment au groupe. Mais surtout, un peu comme des musiciens, nous devons accorder nos instruments, connaître nos sensibilités et surtout comprendre ce que fait l’autre. Pour savoir comment « être » avec « l’autre ».
Une fois la séance terminée je me pose beaucoup de questions au sujet de la panne. Je rentre à la maison, branche tout pour trouver la raison du dysfonctionnement … et … tout fonctionne parfaitement.
Alors je développe une hypothèse. Alrowwad est au cœur d’un camp de réfugiés. À Deshah camp situé dans la commune voisine on met des croix rouges sur les maisons puis on les détruit. À Jénine ou Naplouse également. Si tout simplement le centre était surveillé et que toute activité en wifi l’était voire serait hackée ? Ça pourrait expliquer les délais long de transmission et le gel de mon appareil. Mon système de transmission est basé sur un réseau ouvert et sans mot de passe pour facilité le transfert des photos. Je décide de modifier le protocole de transfère de mes images vers l’ordinateur et l’écran. Il sera dorénavant validé par un mot de passe et l’émission de données sera cryptée.
Le lendemain je retourne à Alrowwad pour vérifier comment se comporte maintenant mon système et … miracle … ça fonctionne parfaitement … Ce n’est pas une preuve que mon hypothèse est la bonne, mais quand-même ça me laisse perplexe. Prochain rendez-vous avec Ayat vendredi !
Lundi 14 avril
Peace Center.
J’ai rendez-vous avec Rima et Yasser, ils m’ont invité à manger. Le Peace Center est l’endroit où j’avais organisé le premier Marathon Photo de Bethléem le 6 octobre 2023. Il est situé au milieu de la place de la Mangeoire entre la mosquée d’Omar et la basilique de la Nativité. C’est le lieu le plus touristique de Bethléem. Donc clairement il est au-dessus de la possibilité d’un vendeur ambulant de me me laisser tranquillement attendre mes copains. Je connais par cœur tous les magnets religieux de Bethléem, les cafés avec ou sans cardamome, les pâtisseries, les meilleurs chauffeurs de taxi pour aller à la Mer Morte, à Mar Saba ou dans les Sherperds’ Field, ou bien encore pour aller visiter la Grotte du Lait (c’est là qu’est mon logement).
Bref j’ai une tête de pigeon, c’est assez chiant. Mais au fur et à mesure que le temps passe, les vendeurs commencent à m’intégrer dans le paysage et à me lâcher.
Un commerce entre Bethléem et Desheh
J’ai bien compris la logique, on est touriste, le vendeur doit prendre un max d’argent à la personne qu’il ne reverra jamais. Le problème avec moi, c’est qu’il me revoient tous les jours. Ceux que j’ai envoyé balader car ils devenaient insupportables ne me parlent plus, les autres moins agressifs je leur achète un café ou bien une pâtisserie, et maintenant que je rentre dans le paysage, les prix baissent.
C’est sûrement à cause de Pâques, mais je trouve que justement il y a pas mal de touristes. Et « les affaires » ne marchent pas si mal. J’ai compris maintenant, que l’essentiel de la crise économique que vivent les Palestiniens vient principalement du fait qu’Israël leur a fortement réduit la possibilité de venir travailler de leur côté du mur. Le manque à gagner est énorme en Palestine.
Le notion d’occupation est loin d’être réduite à la question des colonies. Elles sont surtout la partie visible d’un processus bien plus profond. L’occupation est d’abord dans la tête de tout le monde, la nôtre comprise. Chez nous c’est le bourrage de crâne au sujet d’Israël et de la Palestine. On ne nous laisse pas penser librement sur ce sujet. On criminalise le soutien à la Palestine ou la critique d’Israël.
Quand je rentre dans mon pays, je le ressens très bien. C’est à gerber ! Et le pire c’est l’usage sans modération du mot « antisémite ». Ici ça n’a aucun sens. Car les Palestiniens sont des sémites, ils utilisent la langue Arabe qui est une lange sémite comme l’Hébreu. Les juifs du début de notre ère étaient les Palestiniens d’aujourd’hui, devenus depuis chrétiens ou musulmans. Quand on les interroge sur leur côté « Arabe » ils trouvent que les Arabes sont plus à l’est. Plutôt vers l’Arabie Saoudite ou le Yémen. Exactement ce que disent les juifs. Bref en France je pense qu’on confond « antisémitisme » avec « judéophobie ». Notre tête est très bien colonisée… Et surtout très à côté de la plaque.
Puis il y a l’eau, l’électricité, l’essence, les fruits, les légumes et la monnaie qui sont fournis par Israël. Et beaucoup de choses encore. Puis surtout, le travail bien rémunéré. C’est comme cela que le contrôle s’opère. À Gaza, avant la guerre, à part les colonies, tout le processus d’occupation opérait. La rhétorique utilisée par Israël est de nous faire croire que l’occupation n’existe pas à Gaza, car, ils ont démantelé les « installations ».
Rima et Yasser arrivent dans leur belle voiture neuve hybride de marque Japonaise. Ils m’avaient proposé de me conduire chez eux en voiture. Nous arrivons dans une superbe maison. Elle surplombe la région, on voit Jérusalem et la Jordanie devant laquelle on aperçoit un « trou » géant. On ne la voit pas, mais on sait que la Mer Morte est là, tout au fond. C’est le point terrestre le plus bas du monde, situé à 430 mètres d’altitude négative. Pour faire court, on a passé la journée à discuter. Beaucoup de sujets profonds. Des conversations que j’ai de plus en plus de mal à avoir en France. Nous sommes tellement clivés que souvent la communication est impossible. Je vais m’attarder sur deux sujets abordés ce jour.
Yasser me raconte comment sa famille s’est retrouvée dans le camp de réfugiés de Desheh après la Nakba. On peut le voir de sa maison qui surplombe le camp. C’est ici qu’Israël fait des croix rouges et rase ensuite, et cela, en ce moment même. Puis l’exil à l’étranger (en Europe) et le retour dans cette magnifique demeure. Une partie de sa famille et de celle de Rima vit encore au sein du camp. On parle du sionisme et de son projet délétère pour les Palestiniens. Je lui explique ma position sur cette question. Vu depuis l’Europe et d’un Français qui a une partie de sa famille juive.
« Je ne suis pas antisioniste, du moins, je ne peux pas être contre la volonté d’un peuple de se sentir en sécurité quelque part. Le projet sioniste au départ est plutôt légitime et compréhensible à la fin du 19ème siècle dans un contexte d’hystérie en Europe au sujet des juifs. Par contre, très rapidement ce projet « dérape », dès la déclaration Balfour en 1917. Personnellement je considère que c’est à ce moment là que le ver à été déposé dans la pomme. La collusion entre le projet sioniste et les volontés expansionnistes et colonialistes de l’Europe ont posé les graines de la situation d’aujourd’hui. Le sionisme a grandi avec l’impérialisme et le capitalisme. Ils sont devenus inséparables. Chacun nourrissant l’autre, dans une forme d’osmose. Personnellement, ce que je déteste, c’est pas le sionisme, c’est ses « copains » … Aujourd’hui Israël dépend totalement de ses alliés en occident, cela révèle sa grande fragilité et d’une certaine façon son artificialité. »
Ce qui est incroyable, c’est que c’est plus facile d’aborder ce sujet avec des Palestiniens victimes réelles du sionisme qu’avec des Français. Et finalement des Palestiniens comprennent mon point de vue plus facilement que des personnes en Europe qui prennent des positions simplistes et clivantes sur la question. Maintenant l’hystérie en France (voire au-delà) n’a finalement pas réellement changé de « camp » notre société continue à être « antisémite » puisque les cibles principales maintenant sont les musulmans et les Arabes qui sont en grande partie des peuples sémites.
La judéophobie n’a pas disparu et on a pris en option une extension, elle s’appelle : islamophobie.
On a un problème avec ça … On n’est pas sortis du bois ! On a tellement déformé le concept, que de ne simplement pas soutenir le projet d’Israël rend de facto antisémite, juifs (de gauche) compris. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pas si grave.
Puis on a aussi parlé de religion. J’ai exposé ma non-croyance à des croyants. On a parlé de spiritualité et de pratiques religieuses. On est finalement pas si éloignés. Personnellement je distingue la notion de la croyance et de sa pratique, de la notion « divine » ou spirituelle. Pour une raison simple, il y a trois religions monothéistes pour le même dieu. Il n’y a aucune raison factuelle pour qu’une seule ait raison.
Comme chacune a des pratiques différentes, je suis bien obligé de les dissocier de la divinité ou de la spiritualité. Et de considérer les pratiques religieuses plus proches de pratiques sociales que divines. Cela renforce la notion de communauté en premier lieu. La religion fait son job, elle relie. Mais sépare des autres groupes également. Je les ressens comme des « moyens » pour approcher du sentiment divin. Chacune à sa façon. Sauf que ce sentiment profond de la présence de dieu, je l’ai. En étant non-croyant et non pratiquant. Mon « dieu » à moi n’a rien à voir avec celui représenté par les religions. Il est bien plus profond et ne s’appelle pas dieu. Mais par commodité de communication je suis d’accord d’utiliser ce mot. Je comprends au cours de la discussion que le judaïsme et l’islam se rejoignent sur l’absence d’explication de dieu. Il est ! Point ! Il n’a même pas réellement de nom. Il est cette dimension qui échappe à notre intelligibilité et nous rend modestes. Et là au final on se rejoint.
J’aime ces moments de compréhension où en apparence beaucoup de choses nous séparent et pourtant on prend le temps de trouver l’endroit où l’on est ensemble. Même si ça prend la journée ! Ça fait du bien à tout le monde. Parce qu’on avance dans nos propres réflexions et que ça crée de l’amour entre nous.
Au milieu de ce merdier, c’est très précieux.
Par Olivier Baudoin (olivierbaudoin.com/)
Le carnet de bord sera également disponible dans notre version papier, à retrouver tous les deux mois dans votre boîte aux lettres : https://mouais.org/abonnements2025/