Le corps des usagères et usagers de drogues (des « toxicos »), est une énigmes pour beaucoup de gens. Tout comme celui des personnes de la rue. Chercheurs, chercheuses, psys, sociologues, se sont penchés sur la question. Plusieurs théories émergent. Toutes sont plus ou moins acceptées ou décriées ; rien n’est absolument clair. En tout cas à mes yeux. Laissons donc la parole au terrain.

Attention, les personnes interrogées témoignent de la dure réalité de la rue, et ceci peut être éprouvant à lire

Cela fait environ dix ans que j’arpente les rues du centre ville de Nice à la rencontre de ce public tout aussi intrigant que passionnant. Alors quand il a été question dans ce numéro de Mouais de parler du rapport au corps, ce précieux bijou de la nature encore mal compris, j’ai tout de suite sauté sur l’occasion pour aller sur le terrain rencontrer des « usagers de drogues », et poser les questions que je n’ose pas toujours poser.

Des questions à la fois anodines et pour autant intrusives, quand on connaît un minimum la complexité du rapport à son propre corps d’une personne qui se plante des aiguilles dans les veines à longueur de journée -ou qui l’a fait. Pour être honnête, j’ai minutieusement choisi les deux personnes que je voulais interroger. Peut-être un peu parce qu’il et elle représentent à mes yeux l’image du SDF qui fait attention à son corps malgré tout. Peut-être aussi un peu parce que c’est mes préférés. Oui, un travailleur social a toujours ses préférés. Ça s’appelle le transfert. Ceux qui disent le contraire sont des menteurs… ou des mauvais travailleurs sociaux.

Dju, 42 ans. L’interview se déroule dans la rue, pendant que Dju fait la manche à son spot habituel.

Kawalight : Tu peux nous parler de ton expérience de l’injection ?

Dju : J’ai fait une expérience de l’injection et après j’ai vu que voilà, quoi, il fallait que je contrôle. C’était juste une expérience, et j’ai vu que mentalement je pouvais arrêter. Je me suis éclaté, je prenais quatre comprimés de Skenan [un médicament de la famille des Alcaloïdes naturels de l’opium, NDLR] par jour. Et puis je me suis repris en main, et j’ai réussi à inverser la vapeur. Et c’est grâce à ça que j’ai pu découvrir mes bras.

KW : L’époque où tu faisais des trous dans tes bras comme tu dis, est- ce que tu ressentais un plaisir physique, corporel au geste de l’injection ?

D : Non, pour moi c’était une grosse galère. Je savais pas m’injecter. Je savais rien faire. C’est celles que j’appelais mes infirmières qui m’aidaient, les petites meufs avec qui on niquait de temps en temps. C’est elles qui me shootaient. Sinon, moi j’y allais avec une grosse seringue et tu m’aurais vu faire, un barbare, un viking.

KW : Quand on t’écoute, on entend de la douleur.

D : Ben ouais, bien sûr que ça fait mal, frère. Quand t’as plus de force, que t’as pas bouffé depuis plusieurs jours, que ta préoccupation c’est de trouver du produit et qu’en plus tu sais que t’es en embrouille avec ci ou avec ça, des fois c’est chaud.

KW : Pourquoi choisir l’injection plutôt qu’un autre mode de consommation?

D : Pour l’effet. La sensation est plus forte. Mais j’ai jamais aimé le geste. Je tournais toujours la tête. C’est vraiment la sensation que je recherchais. C’est pour ça aussi que je demandais de l’aide. J’ai même des potes qui me préparaient le truc et me faisait l’injection parfois tellement j’étais à bout de force. A la limite avec mes infirmière, c’était un joli moment, mais je t’avoue que physiquement ça restait une torture. Après, j’ai eu mes flash, je sais pourquoi je l’ai fait. Mais à partir du moment où j’ai visité tout ce truc là, j’avais envie de passer à autre choses, j’ai lâché l’affaire. J’ai voyagé, comme avec le LSD par exemple, voilà c’est bon. Donc à un moment, le psychologique a repris le dessus et je m’en suis sorti.

KW : Quelle image avais-tu de ton corps et quelle image en as-tu aujourd’hui ?

D : Avant j’étais super balaise. Les gens flippaient. Je me mettais torse nu, les gens remettaient leur t-shirt. Maintenant j’ai grave perdu parce que je pensais même plus à manger. Mon ventre grognait sa mère et je me levais même pas du lit…

KW : Comment on vit un changement physique comme ça ?

D : C’est une bataille psychologique. Tu te bats contre un truc et t’as envie que ça sorte de ton corps. T’as plus envie d’être un esclave.

KW : Aujourd’hui, t’as des stigmates qui te ramènent à cette vie là ? Tu les vois comment ?

D : J’ai des cicatrices, bien sûr, je les vois comme une période de ma vie. Et elles me rappellent que j’ai des amis qui en sont mort.

KW : C’est lié à ton expérience de la rue ?

D : Je me suis toujours démerdé tout seul. Après, je suis un ancien dealer, mon frère… La rue c’est pas le monde des bisounours. On parle de coke, de came, de gélules, donc bon… tu fermes pas l’œil, c’est tout. Tu m’as connu à cette époque, tu sais. Après en étant dealer, je pouvais vivre des trucs. Ceux qui sont simple consommateurs doivent faire la manche, tout ça. C’est galère, pour eux.

KW : Comment est-ce qu’on prend soin de son corps, dans la rue ?

DJU : J’ai fait du sport toute ma vie, du foot, de la muscu, tout ça. A la rue, non, là tu te bats. Le seul sport qui existe, c’est la baston. Après, mes infirmières pourraient te le dire, je m’entretenais moi-même. Je faisais des pompes, des tractions,… C’est une forme de vie, mais on s’adapte. même quand je faisais la manche, je contractais les abdos et j’avais un ordi dans mon sac à dos, ça me maintenait le dos droit. Il faut faire attention à la base : les pieds, le coup, la colonne, les yeux,…

KW : Et la sexualité dans la rue, ça donne quoi ?

D (sourit en me faisant un clin d’œil) : C’est hardcore frère. Tu parles d’un ancien beau gosse. Y a des meufs qui me disaient « pour toi, c’est où tu veux quand tu veux ». Quand tu vis cette expérience c’est kiffant. Il y a même une meuf un jour qui m’a demandé un Skenan sans avoir d’argent. Je lui ai dit vas-y on baise, et elle a dit oui direct et elle s’est déshabillée cash devant moi. Je suis resté trop con, moi je déconnais. Mais après elle a insisté en me disant que j’étais super bien foutu. A la fin, c’est la gendarmerie qui est venu nous déloger (rire). Après moi je n’ai jamais forcé une femme à quoi que ce soit. Mon père m’a toujours dis de ne jamais frapper une femme, même avec une rose.

KW : Comment tu penses que cette fille percevais son corps à l’époque ?

D : Ben ça partait d’une blague à la base. Mais ça me fait penser à Nath. Elle attendait des mecs à la gare et elle leur faisait un numéro de charme, une petite pipe et voilà quoi. Les mecs se faisaient vider de leur pognon en deux ou trois semaines….

KW : Une dernière question, sur le regard des gens ?

D : Je m’en fous. J’étais à leur place. j’ai claqué des 5000 euros comme ça moi aussi. Et quand je vois mes cicatrices aujourd’hui, ça me fait penser que j’ai pu passer au travers de certaines choses, contrairement à certains potes. C’est mon mental qui a sauvé mon corps. Même si je suis à la rue et que je fais la manche, je me met bien, t’inquiète.

KW : Quelque chose à ajouter ?

D : Oï ! Et courage à tous…

Ariane, 47 ans. L’interview se déroule dans la rue, à l’endroit où Ariane dort le plus souvent ces temps-ci.

KW : Tu peux nous parler de ton expérience de l’injection ?

A : Qu’est-ce que je peux dire là-dessus ? Que ça défonce ! (éclat de rire)

KW : Ce qui me questionne, c’est ton rapport à l’injection. Est-ce que c’est juste une douleur, ou est-ce que tu trouves un plaisir à l’acte de t’injecter ?

A : Bien sûr que l’acte est excitant en lui-même. D’abord, ça défonce plus et mieux.

KW : Et au delà de la défonce, est-ce qu’il y a quelque chose de jouissif à foutre une aiguille dans ses veines ?

A : Je dirais oui. C’est vrai qu’il y a quelque chose d’excitant au geste en lui-même. Et puis, il y a la préparation de la petite cuisine…

KW : Et ton rapport au corps par rapport au fait que tu sois à la rue ? Je sais par exemple que tu prends le temps de te maquiller en utilisant un rétroviseur, ou autre… Comment ça se passe, de te pomponner ?

A : Ben c’est chiant. Dans la rue, il faut porter trois tonnes de trucs, si tu veux garder un aspect correct, avoir une bonne image. Sinon, t’es clochard total.

KW : Et comment tu fais pour garder ce côté un peu « pépette » ?

A : Ben déjà j’essaye de me laver un peu, avec de l’eau, comme je peux.

Un ami d’Ariane, assis un peu plus loin se joint quelques instants à la conversation. « Ça c’est être SDF. C’est pas comme clochard. Faut pas mélanger les deux. Un clochard ne se lave jamais. Moi j’étais SDF pendant un temps, personne ne le voyait parce que je prenais soin de moi ».

A : Et prendre soin de soi à la rue, c’est pas facile. Il faut trouver de l’eau, déjà. C’est chiant et difficile.

KW : Et comment on garde une dignité dans la rue ?

A : Avec une bouteille d’eau. Et j’ai toujours du maquillage sur moi. Parce qu’une femme quand elle se maquille, c’est qu’elle a le moral. Quand je ne me maquille pas, c’est que ça va pas. En fait, le maquillage est un thermomètre psychologique. Une femme qui se maquille, c’est qu’elle a envie de vivre.

KW : Et quand on est une femme à la rue, comment on vit la sexualité ?

A : Ben c’est simple, y en a pas.

KW : Et la violence ?

A : Non plus. Parce que je me protège.

KW : Comment ?

A : Je fais pas la pute déjà. Et dès qu’il y en un qui m’emmerde, je lui dis de dégager.

KW : Il y a plein de femmes qui te diront que c’est difficile de se protéger, et qu’elles ont souvent besoin de quelqu’un pour le faire. Et toi ?

A : J’ai une grande gueule.

KW : (Éclat de rire) Oui, ça je sais. En vrai, je connaissais un peu la réponse à cette question. Quand on injecte un produit dans ses veines, qu’est- ce qu’on ressent ?

A : La chaleur dans les veines, ça fait partie du plaisir. Je ne le ferais pas, sinon.

KW : Du coup, tu injectes tout ce que tu consommes ?

A : Non, je prends de la méthadone en gélules. Je la gobe. Sinon, le Skenan, j’ai horreur de ça. Le Subutex c’est dégueulasse. Et puis, j’ai connu l’héroïne. D’ailleurs je trouve ça désolant quelqu’un qui est sous Subutex ou méthadone sans avoir connu l’Héroïne. Ça me fait de la peine parce que t’es dépendant pour rien. T’as connu aucun plaisir.

KW : Et t’injectes quoi aujourd’hui du coup ?

A : De la Ritaline ou de la Cocaïne. C’est juste festif.

KW : Peut-être un mot sur le regard des autres, de la société ?

A : Ils te regardent mal, ils te méprisent.

KW : Et tu penses que ça a un rapport avec l’apparence du corps ?

A : J’en sais rien, mais moi je ne me shoote pas devant les gens, en tout cas. Les gens le savent parce qu’on le dit. Y a pas de trace.

KW : C’est ce que disent les commerçants du quartier qui parlent toujours positivement de toi. Oui, parce que la grande blonde aux Rollers, tout le monde la connaît, évidement (rires partagés).

A : Dès que je suis sur mes rollers, je suis heureuse. J’adore ça, c’est génial. Quand j’en ai pas, je suis malheureuse, je me sens limace. C’est bon, la vitesse.

Par Kawalight.

Un article tiré de notre Mouais #35, consacré au corps sous toutes formes, à retrouver en kiosque, soutenez-nous, abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais