Les Youtubeurs promouvant l’esprit critique génèrent des millions de vues en luttant contre les complotistes. Mais dans cette communauté se laissent comme partout ressentir les dégâts de l’extrême-droite : harcèlement des minorités, accointances avec la droite nationaliste, islamophobie, critique du péril « woke »… dans un milieu plutôt progressiste, ces dérives créent des tensions en interne. Par Mačko Dràgàn.

Toulouse, 23 avril 2022. Dans le public de la soirée de clôture des Rencontres de l’Esprit critique (REC), des remous se font entendre. Sur scène, le youtubeur Arnaud Thiry, dit Astronogeek, dont les prises de position sur les violences sexuelles ou le « wokisme » dont il se dit victime ont heurté, interprète un sketch dans lequel il joue le rôle d’un aliéné forcé à passer une camisole. Puis Clément Freze, le mentaliste, improvise un « stand up » dont les blagues, notamment sur « les juifs et l’argent », mettent mal à l’aise des convives. S’ensuit, toujours sous la houlette de Freze et Thiry, la distribution de divers mugs, l’un avec la tête de Hitler, un autre « I like my coffee BLACK », offert à une personne noire. Les réseaux s’embrasent. Le youtubeur Hygiène Mentale dira quelques jours après ce REC : « Je me joins aux nombreux camarades qui déplorent les dérives lamentables de certains acteurs du mouvement zététique. Je me sens aujourd’hui comme ce personnage au t-shirt orange de ce mythique placement de produit : abattu », référence à un autre sketch d’Astronogeek, une publicité pour Nord VPN mettant en scène l’assassinat d’un « gauchiste ». Il faut dire que Freze et Thiry, au-delà de ces sketchs évidemment à prendre au second degré (Freze étant en outre peu suspect d’un quelconque antisémitisme), centralisent une partie des tensions idéologiques qui traversent le milieu de la zététique, cette science qui s’intéressait initialement à l’analyse scientifique des phénomènes paranormaux. Elle a connu un second souffle via la zététique en ligne, qui émerge dans les années 2010 sur Youtube avec pour objectif de promouvoir l’esprit critique. Ce qui a fini par assurer, notamment grâce au « débunkage » de personnalités complotiste comme Idriss Aberkane, une grande audience aux sceptiques, la chaîne d’Astronogeek comptant par exemple plus de 800 000 abonnés.

Un succès qui leur a causé des vagues de harcèlement de la part des « antivax », mais qui a aussi entraîné des brouilles idéologiques en interne. Comme nous le dit Patchwork, du collectif Zetétique-Métacritique (ZEM), « aile gauche » des sceptiques, revenant sur la polémique du REC : « Si Freze est discret sur ses convictions, ça fait longtemps qu’Astronogeek ne se cache pas d’être pro-armes, anti-féministe… Il a collaboré avec Code Reinho, à l’été 2020 il a dit violer sa compagne pendant son sommeil puis s’est rétracté en disant que ces Tweets étaient une « expérience sociale »…. » On a aussi pu le voir déclarer, dans une vidéo pointée par Usul, « admirer la Chine ». L’annonce de sa présence au REC avait entraîné le retrait de l’association Skeptikon, dont il avait traité publiquement l’un des membres, victime de viol, de « cassos ». Quant à Freze, son livre « Les Maîtres de l’imposture » est édité chez Yuri & Laïka, un label de Ring, maison d’édition de la fachosphère, et il ne cache pas sa proximité amicale avec Papacito.

Des amis dans la fachosphère…

« Il y a au sein de la zététique, ajoute Patchwork, un manque de vigilance antifasciste et une multitude d’outils et discours facilement récupérables par l’extrême-droite. » Ce qui s’observe tout d’abord via la mise en avant de contenus de la fachosphère. Le 19 octobre dernier, Thomas C. Durand, dit Acermendax, du collectif « la Tronche en biais », partage ainsi une vidéo du youtubeur « Jordanix » revenant sur le conflit qui l’oppose au coach F. Delavier. Or Jordanix lui-même s’affiche aussi clairement du côté de la droite nationaliste. Il a par exemple réalisé une vidéo avec Code Reinho (encore) pour le Média pour tous, site lancé par Vincent Lapierre, collaborateur d’Égalité et Réconciliation de 2015 à 2018. Lapierre se targue désormais de faire lui aussi de la zététique et de l’éducation aux sciences, déclarant par exemple sur son Twitter : « Le wokisme, ou militantisme transgenre, est une dinguerie absolue (et dangereuse) basé sur des pseudo-sciences que tout sceptique digne de ce nom doit dénoncer haut et fort sous peine d’être un tartuffe [sic]. »

En outre, au nom de l’idée honorable qu’« il faut parler de zététique sur tous les terrains » (1), nombreux sont les sceptique à s’être rendu dans des émissions marquée à l’extrême-droite. L’un (2) chez Teddyboy RSA, vidéaste royaliste français. D’autres (3) chez Zioclo, youtubeur invitant régulièrement des suprémacistes dans son émission, notamment Daniel Conversano. D’autres encore (4) chez Psyhodelik, dont la chaîne, principalement consacrée aux « dramas » Youtube et teintée de LGBTphobie, a compté comme invité le rappeur néonazi Kroc Blanc. On y a vu également une autre figure zet’ (5) y affirmer comprendre ses amis « fascinés par Zemmour », qui ne serait pas si fasciste. Ce Psyhodelik avait vu une de ses vidéos partagée par Acermendax, qui s’en explique auprès de Mouais : « Je vous félicite. Vous avez trouvé la seule mention de Psyhodélik dans mon œuvre. C’était en réaction à l’annonce (jamais suivie d’effet) de poursuite judiciaire où Aberkane mettait Sam, Psyhodelik et moi-même dans le même sac. Je constate que vous voulez donner beaucoup de poids à cet événement. Heureusement, je suis très rassuré que vous disiez ne pas être un chasseur de sorcières. » 

…et des ennemis chez les « wokes »

Car s’il y a bien une chose qu’une partie des tenants de la zététique n’aime pas, c’est bien cette « chasse aux sorcières » menée par les « wokes » et autres « Social justice warrior » (deux termes créés par l’extrême-droite américaine). Ainsi, nous dit Patchwork, « le second point de rencontre avec l’extrême-droite se retrouve dans la ligne “anti-woke” ou “anti-SJW”. On pense à Thomas Durand qui se plaint des “SJW” depuis 2016, Astronogeek qui a sorti deux longues vidéos sur “la cancel culture” et plus récemment Penseur Sauvage qui s’en est pris aux “anti-zéts”. Il y a de manière générale une ligne anti-“ces militants de gauche qui vont trop loin” », ce qui les amène à critiquer frontalement l’antiracisme ou le féminisme » –des féministes toujours promptes à « craquer leur slip » (sic), dixit la tronche en biais, quand on leur explique comment bien défendre leur cause. Ce qui explique la passion dont ils font preuve pour Gérald Bronner, dont les travaux, selon Mediapart, visent « à délégitimer les sciences sociales critiques […] au motif qu’elles seraient toujours orientées politiquement à gauche et insuffisamment fondées scientifiquement ». Et les antécédents de soutiens affichés de zététiciens à des figures proches de l’extrême-droite américaine sont nombreux, le plus marquant étant sans doute la rencontre organisée en 2016 par la Tronche en Biais avec la figure anti-féministe Peggy Sastre.

Ce positionnement est le plus criant avec l’islam. On a pu voir Acermendax traiter d’« islamophiles » les militants antiracistes. Partageant des portraits de la photographe yéménite Boushra Yahya Almutawakel, qui déclare vouloir avec son travail « ne pas nourrir les stéréotypes négatifs » sur le voile, il écrit pourtant que ce dernier « ne peut pas être une bonne idée ». Accusé d’islamophobie, il est défendu par un autre zététicien (6) affirmant que ce terme « est un outil de propagande religieux ». Le 24/11/21, au sujet de « l’islamogauchisme », il dit « comprendre que ça inquiète ». L’une des membres de l’ASTEC (7), « Moxiva », a de son côté fait l’objet de nombreux signalements pour les propos tenus sur son Twitter (coupé depuis), où elle affirme par exemple : « l’islam est le cancer de l’humanité, [et] je parlerai pas des tumeurs qui le répandent sur cette planète ».

Les dérives sont donc nombreuses. Cependant, comme nous le dit le biologiste Alexander Samuel, proche des milieux sceptiques, « tout le monde peut dire des bêtises. Reconnaître qu’un propos était problématique ne signifie pas reconnaître qu’on est un “faf”. Et cela permettrait d’éviter d’en vouloir aux “SJW” en employant ces éléments de langage chers à la fachosphère. Ce serait dommage de devenir facho juste parce qu’on est devenu anti-antifa… » Mais cette remise en question ne semble pas à l’ordre du jour, ce qui pousse nombreuses personnes à quitter la zététique en ligne. Tel Bunker D, qui a tweeté le 16 octobre 2022 : « Retour des insomnies et des idéations suicidaires. Régulier depuis environs 2 ans, avec toujours le même thème : la pression à fermer sa gueule face aux dérives du scepticisme, le prix à payer quand on l’ouvre, l’assimilation des critiques à tout et n’importe quoi… »

Un « boy’s club » ?

En effet, la communauté zet’ est soudée, n’hésite pas à malmener les récalcitrants et n’aime pas que l’on vienne mettre son nez dans ses « affaires internes ». Comme nous le dit Pierre Jacquel, doctorant en économie comportementale produisant régulièrement des critiques sur les dérives sceptiques, « la zét se veut ouverte à tout le monde, la plupart de ces influenceurs se réclament plutôt de gauche. De façon naïve, ça ne semble pas être un boy’s club. Mais en pratique, on retrouve quand même des axes symptomatiques ». Avec ainsi « une forte solidarité entre membres de la communauté, très peu de critiques entre eux, même devant des « bavures » importantes –au mieux, ça sera “j’ai dit à X en privé que c’est pas top”, mais ils vont se soutenir publiquement, tandis que les membres anonymes de la communauté vont harceleron m’a par exemple menacé d’appeler mon employeur, l‘université Paris 1 ; diffusion de mécanismes mascu, du type “témoignage n’est pas une preuve” contre les victimes de violences sexuelles… ». Ambre*, qui a participé à la création du groupe non-mixte Zététique Scepticisme et Féminisme en 2020, « car les femmes et autres personnes des minorités de genre ne se sentaient pas à l’aise dans les groupes zet mixtes », en sait quelque chose : « Cette insécurité dans les groupes zets est un problème récurrent pour toutes les personnes minorisées …. Il y a un entre soi très fort … Ce sont eux qui ont la visibilité qui disent le vrai et le faux, qui indiquent qui sont les méchants et les gentils, les vrais sceptiques et les pas sérieux ».

Cet entre-soi n’est pas sans lien avec les dérives droitières. L’extrême-droite nationaliste prospère désormais sur les plateformes. Comme nous l’affirme Samia*, créatrice de contenus sceptiques, « l’extrême-droite, ça marche bien sur Youtube. C’est comme ça qu’on peut intercepter le glissement d’Astronogeek par exemple : des liens se tissent avec des influenceurs d’extrême-droite, et de son côté sa communauté le félicite, le renforce dans cette voie. Être d’extrême-droite sur Youtube, ça ramène des vues, des followers, il y a toute une dynamique, et un intérêt possiblement purement financier à glisser comme ça.»

Connaissant la vitalité de l’extrême-droite ces temps-ci, tout ceci a de quoi inquiéter.

Une enquête de Mačko Dràgàn

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*le nom a été changé

(1) Facebook de la Tronche en biais, 05/10/18

(1) Tomas C. Durand (Acermendax)

(2) Notamment Clément Freze

(3) Ghais, dit « Geek n’fit »

(4) Sam Buisseret, dit « Mr Sam »

(5) Penseur Sauvage

(7) Association pour la science et la transmission de l’esprit critique, qui porte la chaîne la Tronche en biais