L’année dernière paraissait un Livre blanc du travail social. Alors que la Protection de l’Enfance s’est effondrée et que la pénurie de professionnelles explose, les diagnostics de cette étude laissaient enfin entrevoir un début de volonté de reconstruction. Qu’en est-il aujourd’hui ? Spoiler : les 400 000 enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance sont toujours maltraités. Par Bob

Le texte du Livre blanc avait été adopté par l’assemblée plénière du Haut conseil du travail social le 6 septembre 2023, des constats édifiants et des solutions radicales étaient entérinés par ses membres. Il alertait sur l’urgence d’entreprendre une « débureaucratisation du travail social », donner aux professionnelles (8 sur 10 sont des femmes) « plus d’espace et plus de temps pour qu’[elles] puissent prendre des initiatives et exercer leur cœur de métier » explique encore inlassablement Mathieu Klein (président du HCTS et maire de Nancy) qui en est le promoteur depuis près d’un an. Ne plus demander aux salariées de s’acquitter du chronophage travail de reporting (« nous passons plus de temps à rendre compte qu’à faire » pouvait-on lire dans le livre blanc), lutter contre la perte de sens et rendre le métier attractif en améliorant les conditions d’exercice.

Crier dans le vide

Ce Livre blanc du travail social, remis publiquement mais sans grand renfort médiatique, a peut-être été lu par les ministres présents, polis et souriants lors de la cérémonie, mais il n’a entraîné ni discussion, ni réforme. Toutefois, le HCTS a poursuivi ses travaux et a réussi à obtenir une entrevue avec Catherine Vautrin, actuelle Ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités. Grande victoire, sauf qu’elle n’a évidemment pas l’intention d’engager un plan Marshall du travail social comme les syndicats le réclament, mais semble plutôt s’engager sur la voie d’une napalmisation généralisée de ce qui reste.

D’un éternel et indéfectible optimisme, le HCTS continue pourtant de se réunir et d’organiser des sessions de réflexion, s’étant récemment choisi une « feuille de route » pour l’année scolaire en cours. Quatre groupes de travail ont été formés par l’assemblée plénière réunie le 27 juin 2024.

Le premier « aura pour objectif de proposer des solutions pratiques pour alléger la charge administrative qui pèse sur les travailleuses sociales, au profit du temps d’accompagnement » peut-on lire dans leur communiqué de presse. Un autre visera à « identifier des pratiques qui se développent (…) pour recruter et fidéliser les travailleuses ». Le troisième groupe « aura pour mission de construire un plaidoyer en faveur du travail social, afin d’affirmer sa place essentielle dans les politiques de solidarités ». Et le dernier se chargera de « dessiner les grandes évolutions possibles » du travail social sur les deux prochaines décennies.

La commission permanente « éthique et déontologie du travail social » du HCTS doit par ailleurs « élaborer un texte de référence donnant des repères » éthiques, et la cellule « internationale » sera chargée de « recueillir des informations et éléments de débats auprès d’autres pays ». Voilà pour la route, et pour les feuilles, la carte routière n’est pas très précise et tout ce qu’on peut en espérer est, éventuellement, un nouveau livre coloré.

Des groupes de réflexion vont donc encore se pencher sur des sujets mille fois disséqués, traduisant les mêmes constats et préconisant les mêmes propositions. Les membres du Haut conseil ne savent plus comment alerter les élus, ni comment enrayer la démotivation générale des professionnelles, et ils ne savent pas quoi faire d’autre qu’auditionner et retranscrire leurs analyses, dans l’espoir qu’un ministre lise un jour leur prose.

Le Livre blanc est mort-né

« Non, le Livre blanc n’est pas mort » s’écrie Mathieu Klein (« Journées du travail social » des 24 et 25 septembre 2024 à Nancy), défait par les remaniements et la dissolution. « La crise du travail social est toujours plus aiguë » ajoute-t-il, répétant à la tribune que la profession a besoin de revalorisations salariales, amélioration des conditions de travail, financement de la solidarité nationale, équité entre les départements, automatisation de l’accès au droit, lutte contre le non-recours aux aides… « La solidarité nationale apparaît trop souvent comme un facteur de suspicion, de division voire d’opposition, là où elle devrait être le fondement d’un projet de société qui favorise la cohésion » précise la plaquette de l’événement, comme pour répondre aux perroquets de la « fraude sociale » (30% des personnes éligibles à une aide n’y ont pas accès) et aux racistes gouvernementaux. Au programme des « Journées du travail social » : ateliers, conférences, village social, mise en valeur d’initiatives et des actrices de cette solidarité. C’est mieux que rien, mais ça passe relativement inaperçu.

Pourtant, juste avant l’été, le HCTS célébrait un double-succès puisque les partenaires sociaux de la branche associative de l’action sanitaire et sociale ont signé le 18 juin 2024 deux accords de branche, le premier étendant le bénéfice des mesures Ségur (prime de 238€ brut mensuels) à l’ensemble des salariées de la branche (avec effet rétroactif au 1er janvier) et l’autre définissant les modalités de la négociation relative à la construction d’une Convention collective nationale unique étendue (CCNUE) dans le sanitaire, social et le médico-social (validée par Axess, la CFDT, la CGT et même par SUD), cadre censé améliorer l’attractivité des parcours et des carrières. Mais, bien malheureusement, les départements n’appliqueront pas cet accord tant qu’il n’y a pas de compensation intégrale de la part de l’État (RSA, accueil des mineurs non accompagnés… les départements estiment avoir trop de dépenses à leur seule charge).

Vous reprendrez bien un peu de consternation ?

Comme le tableau n’est pas encore assez noir pour nos dirigeants, voilà qu’en cette rentrée nous ont été annoncées de nouvelles coupes budgétaires dans l’éducation et le travail social. Le président de la Commission des finances de l’Assemblée, Eric Coquerel, a par exemple révélé la suppression d’un millier de postes d’assistants d’éducation (AED) dans l’Éducation nationale. Moins d’AED, c’est moins d’adultes dans les établissements, moins d’attention portée aux élèves en difficultés, moins de lutte contre le harcèlement scolaire. Et plus de décrocheurs, de déscolarisation, plus de jeunes en errance.

De plus, le 31 juillet dernier, la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a annoncé qu’elle se débarrasse de 500 contractuels, au motif qu’il n’y a plus d’argent. La PJJ œuvre à la réhabilitation des mineurs délinquants, en mettant en place des mesures éducatives avec des sanctions adaptées à leur âge et à leur situation, mais bon, il n’y a plus de sous. Il semblerait queles primes des Jeux olympiques, non prévues dans le budget, accordées aux agents d’Île-de-France restés au travail pendant la période sportive, aient entraîné de trop fortes dépenses. Et puis, l’ancien ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a également raboté le budget de la PJJ de près de 880 000€ en février dernier. De plus, toujours dans la PJJ, 500 000€ d’économies supplémentaires doivent être trouvées cette année, ce qui menace entre 300 et 500 emplois (principalement des contractuels). Pendant ce temps, le Sénat ironise en soulignant la nécessité d’améliorer l’attractivité des métiers de la PJJ en renforçant les recrutements.

Les éducatrices de la PJJ, qui s’appuient sur des réseaux de partenariats avec les acteurs locaux pour favoriser l’insertion sociale, scolaire et professionnelle des jeunes, vont voir doubler le nombre de mesures qui leur sera attribuées (de 24 à plus de 40 par professionnelle), et ne pourront donc plus accompagner convenablement les usagers, elles opéreront désormais dans le contrôle social des pauvres.

Silence médiatique

Près de 400 000 enfants sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) au titre de l’enfance en danger, ils sont issus des catégories populaires les plus précarisées, la moitié d’entre eux ne passera aucun diplôme, à l’âge adulte 1 sur 5 ne s’en sortira pas, la moitié sera sans emploi, 40% des jeunes sans domicile fixe sortent de l’ASE et environ 20 000 jeunes placés ou anciennement placés en foyers se prostituent (sur 44 000 personnes en situation de prostitution, 85% de femmes). Les enfants, tout comme les salariées, sont maltraités par les institutions et par l’État, mais l’opinion publique n’en a cure, les professionnelles se découragent et les jeunes étudiantes en travail social fuient souvent le métier dès leur premier stage.

Le personnel vient à manquer, donc l’État a recours à des familles d’accueil sans agrément ; le manque d’accompagnement et de contrôle (familles d’accueil, foyers) amène parfois à des violences, humiliations, travail forcé, voire esclavagisme des jeunes, ce sont seulement ces faits divers atroces que vous retrouvez dans vos journaux. Les salariées de la protection de l’enfance ont beau défiler un peu seules dans la rue (comme ce 25 septembre à Paris, sous la pluie et sans couverture médiatique), le délabrement auquel elles assistent ne cesse de s’accélérer.

Une nouvelle résistance ?

Toutefois, ici et là, des collectifs se créent pour mieux se faire entendre, tel ce nouveau « Les 400 000 » (en référence au nombre de jeunes concernés par une prise en charge) qui, avec 70 autres organisations, vient de rejoindre la Convention nationale des acteurs de la protection de l’enfance (Cnape) : « Nous partageons tous un diagnostic commun, celui que nous ne sommes plus en mesure de répondre aux besoins croissants des enfants suivis en protection de l’enfance » déclare Pierre-Alain Sarthou, le directeur général de la Cnape. Et d’évoquer à son tour « la pénurie de professionnel[le]s », la non exécution de mesure judiciaires (« les juges des enfants sont chargés chacun de 350 à 400 dossiers »), la non application de lois touchant les jeunes majeurs, la bureaucratisation du travail social, la terrible dégradation de la psychiatrie…

Faire de la protection de l’enfance une priorité nationale ne semble donc pas aller de soi, les libéraux autoritaires acceptent finalement que certains tombent et restent dans le caniveau, il ne s’agit pour eux que de dommages collatéraux qui n’entachent pas les bienfaits et le bien-fondé du capitalisme. Pourtant, une société qui abandonne ses enfants, les individus les plus fragiles, est une société dégénérée qui assombrit son futur, consciemment, méthodiquement, avec un pseudo-calcul des risques raisonné. C’est-à-dire, un calcul pervers.

Par Bob

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Relire : https://mouais.org/la-protection-de-lenfance-sest-litteralement-effondree/