Cet hiver, Lauren Malka recueille pour nous les témoignages de cheffes, chroniqueuses, chercheuses autour de ce phénomène insaisissable, à contre-norme de tous les courants de son époque – misogynie, glottophobie, nouvelle cuisine -et début de conscience écologique…- : la grande Maïté ! Avec ce constat: « Les femmes qui cuisinent sont dangereuses »…
Alessandra Pierini, autrice et chroniqueuse culinaire qui vient de publier “La cuisine des maisons de plaisir italiennes” aux éditions de l’Epure. Crédit photo : @carlopierini
Maïté, la chair et la parole.
Je suis née en Italie, dans un pays où la cuisine est une voix intime avant d’être une performance. Où l’on apprend à faire les gnocchi sur les genoux d’une nonna plus que dans un studio éclairé. Et puis j’ai traversé les Alpes, et depuis 1987, j’habite la France, avec sa langue, sa table, et ses émissions culinaires. C’est ici que j’ai rencontré Maïté.
Elle m’est apparue comme un corps à contre-courant. Une femme massive, autoritaire, qui ne cherchait ni l’élégance, ni la séduction, ni même à être “télévisuelle”. Elle maniait le canard comme on manie un destin, elle tapait les anguilles et claquait les casseroles. Pour l’Italienne que je suis, élevée dans une culture où la mère cuisine mais souvent en silence, sans se montrer, Maïté était une force gourmande et joyeuse, une matriarca gasconne ; elle s’est imposée avec une liberté incroyable dans un cadre qui, a priori, laissait peu de place à l’audace, au désir, et aux corps de femmes hors normes.
Elle m’a rappelé l’Italienne Ave Ninchi, actrice populaire des années 50 à 70, connue pour sa passion pour la cuisine et ses rôles de femmes charnues, drôles et affirmées. Non pas pour son accent du Sud-Ouest ou ses exploits gastronomiques, mais pour cette manière de ne pas s’excuser d’être là. Ave, en Italie, portait son appétit à l’écran comme une revendication. Elle était tendre et gouailleuse, ronde et fine d’esprit, capable de parler de polenta et de poésie dans la même phrase. Maïté, à sa manière, partageait cela : elle faisait de la cuisine un théâtre où les femmes pouvaient jouer un autre rôle que celui de la fée discrète ou de la ménagère soumise.
Elle a incarné la cuisine comme territoire politique. Elle a cuisiné en regardant les gens dans les yeux. Ce n’était pas de la cuisine de magazine, mais une cuisine de terroir fièrement assumée, épaisse de crème et de traditions. Elle ne proposait pas des options, elle affirmait. Il y avait chez elle une absence de doute qui pouvait fasciner autant que déranger.
Mais Maïté n’a pas parlé de nature, ni d’écologie. Son amour de la viande était sincère, mais jamais interrogé. Son lien au vivant passait par la maîtrise, pas par l’écoute. En cela, elle reste pour moi une figure ambiguë : subversive dans son corps, dans sa liberté de ton, dans son autorité féminine inédite à la télévision et pourtant, parfois, réactionnaire dans son attachement à un ordre du monde où l’on cuisine les bêtes sans jamais remettre en cause l’engagement implicite que ce geste suppose.
Je ne sais pas si j’hérite de Maïté. Mais je sais qu’en y repensant, certaines choses me parlent. Son rapport brut au terroir, son refus de simplifier, cette façon d’assumer une cuisine pleine, enracinée, sans fard, tout cela résonne en moi aujourd’hui, même si je ne l’avais pas choisie comme modèle. Peut-être qu’on partage, sans le savoir, un certain attachement à la vérité des choses.
Anne Aït-Touati, paysanne-artiste installée dans une petite vallée mi-alpine mi-provençale, fermenteuse et créatrice de boissons sans alcool, “gourmette” et cuisinière à ses heures perdues.
Je n’avais pas la télévision à la maison. Je la regardais en vacances chez mes grands-parents. C’est là que j’ai découvert Maïté, sur le canapé vert en cuir du salon de mes grands-parents.
Son émission arrivait après les dessins animés. La gamine que j’étais était captivée. Je regardais cette femme qui prenait presque tout l’écran. Je ne zappais pas. Au contraire, j’étais happée par cette voix, cet accent, par le décor, par les gestes.
Ma grand-mère s’affairait dans sa cuisine, moi je buvais les paroles de Maïté, assise juste en dessous du fusil de chasse de mon grand-père, sans doute le même que celui accroché au fond du décor du plateau de Maïté. J’avais les odeurs de la cuisine de ma grand-mère en même temps que je regardais Maïté devant ses fourneaux.
Je suis paysanne. A l’époque quand je regardais cette émission je ne pouvais pas me douter que ma vie d’adulte serait dans les champs. Pour autant ce que ma mémoire a imprimé de Maïté, ce ne sont pas les recettes ou les gestes cuisiniers qui étaient le coeur de l’émission. Je suis incapable de citer une recette de Maïté. Quand je regardais l’émission, peu m’importait ce qu’elles étaient en train de préparer. Ma mémoire a enregistré l’ambiance, les couleurs et les formes des légumes, les animaux et la viande qu’ils devenaient. Aujourd’hui je pense qu’elle a semé un petit quelque chose dans mon esprit sur ma conviction qu’on ne peut bien cuisiner qu’avec des produits bruts, tout juste sortis des fermes ou du jardin.
Je ne suis ni cheffe ni cuisinière de métier. Pour autant, la cuisine tient une grande place dans ma vie et c’est par elle que je suis devenue paysanne. Je voulais cultiver moi même ce que je cuisinais.
Maïté présentait des produits bruts. Il y avait une esthétique dans la présentation et l’agencement des produits avant qu’elle ne les cuisine. Je suis sûre que tout cela était sciemment voulu et préparé.
C’est cela pour moi son héritage, oser dans les années 80/90 montrer à la télévision d’où vient notre viande, montrer les légumes bruts. Même si aujourd’hui l’émission de Maïté ne pourrait plus être diffusée sous cette forme – bien être animal en jeu -, elle a marqué mon esprit d’enfant urbaine. Dans ma famille on cuisinait mais à l’époque l’agriculture industrielle s’emballe toujours plus, l’agro alimentaire biberonne ma génération. Il devient de plus en plus difficile de passer à côté des produits transformés. Maïté était sans doute une bulle d’air pour mon esprit vampirisé par les publicités de l’agro industrie. Maïté a participé à me montrer d’où venait ce que je mangeais. Elle a aussi glissé dans mon esprit ce qu’est la cuisine : partir du vivant et créer des odeurs, des saveurs, des textures pour ensuite les offrir aux autres.
Manon Fleury, cheffe étoilée du restaurant Datil à Paris.

D’abord, pour moi Maïté, c’est un souvenir familial. J’ai énormément regardé à la télé avec mes frères à la maison. On regardait aussi «Bon appétit bien sûr», c’était la même période je crois. C’était presque un rituel. Quand les parents étaient de sortie et qu’on se gardait seul.es, on se faisait à manger en regardant ces émissions.
Mais récemment je me suis posé la question. Pourquoi ça nous plaisait autant ? C’était pourtant des recettes qu’on était incapables de reproduire ! C’est vraiment bizarre que cette émission ait tellement plu à des enfants. Elle était plutôt faite pour les personnes âgées, mais tout le monde l’adorait. Je pense que c’était à la fois très lointain et que ça nous ramenait à quelque chose de nos racines peut-être. Ca dit quand même quelque chose de l’attachement des français au terroir. Et puis il y avait du trash aussi. Quand elle tue les anguilles, c’est phénoménal ! Ça paraît complètement impossible de montrer un truc pareil aujourd’hui à la télé.
Ensuite, quand je repense à Maïté, je revois aussi cette image de femme très forte, extraordinaire, unique à l’époque, qui avait de l’embonpoint, certes, mais surtout cette représentation de paysanne très puissante. On ne voyait jamais ça à la télé ! La dame qui était à côté d’elle, Micheline – je crois que c’était sa productrice -, était une représentation plus classique de femme lettrée, polie… Mais dans mon souvenir Maïté n’arrêtait pas de l’engueuler !! « Qu’est-ce que vous avez encore fait Micheline ? ». Maïté, c’était vraiment une représentation de la femme comme on n’en voyait jamais ! Et pour autant, c’est quand même elle aussi qui a fait naître le food porn à la télé ! Le jour où elle déguste un ortolan en lui suçant le derrière, comme elle dit. Fallait oser, ça aussi !
Sur la question du rapport à l’animal, je suis partagée. Évidemment, aujourd’hui, on n’envisagerait plus de tuer les animaux à la télé et c’est tant mieux !! Mais d’une certaine façon, on s’est aussi coupé.es d’un rapport au vivant que Maïté a essayé de rendre plus réel. Elle a été la seule à faire ça. A Top Chef, tu ne vois jamais de candidat en train de vider un poulet. Or, c’est la réalité de notre travail de cuisinier.e, ce rapport à l’animal mort et de façon plus générale, à des choses pas ragoûtantes de la cuisine. Je trouve dommage que la télé d’aujourd’hui montre des mises en scène complètement artificielle de la nourriture, qui n’existent nulle part dans la réalité.
Donc, pour conclure, ce que je garderais de Maïté, c’est son authenticité, sa façon de cuisiner vraiment, sans sublimer les choses pour la télé. Ce que je garderai peut-être moins, c’est son rapport à l’animal et au folklore… même si je dois bien dire que la voir tuer des anguilles avec un rouleau à pâtisserie me fait toujours beaucoup rire!
Emilie Laystary, Journaliste société pour LIbération, créatrice du podcast “Bouffons” chez Nouvelles écoutes et autrice du “Petit traité de la bouffe. Ce que nos assiettes révèlent de nous” chez Marabout
Sa bonhomie naturelle. Sa voix ronde et moelleuse comme une brioche tout juste sortie du four. Qu’importe la saison ou les remous de l’actualité, Maïté était toujours égale à elle-même : joviale, taquine, pleine d’un imperturbable entrain. Une véritable icône de la télé. Mais pour l’enfant que j’étais, une icône de la télé, ça voulait surtout dire un personnage enfermé dans un petit écran. Une présence vaguement familière dans le salon, qui, en plus de ses émissions de cuisine, peuplait aussi les pages de publicité (pour la lessive Bonux et son « Y’a pas écrit bécasse, ici ! » devenu culte, les plats préparés William Saurin ou encore la marque de fromage Rondelé). Disons-le, c’est seulement en grandissant que m’est apparu plus clairement la puissance de cette dame au savoureux franc-parler, son empreinte laissé dans le PAF. D’icône de la télé, Maïté avait fini par devenir… réellement iconique.
Et même, à sa manière, subversive : car Maïté n’était pas seulement une mère nourricière pour toute une génération, elle était aussi une bonne vivante, une mangeuse, par et pour elle-même. Comme lors de cette dégustation d’ortolan, incroyable moment télévisuel chargé d’une cocasse sensualité, dans lequel on la découvrait en pleine extase culinaire. Comment ne pas inscrire aujourd’hui Maïté au Panthéon des femmes qui mangent et font manger ? Dans un monde où la culture culinaire légitime est largement dominée par des chefs ultra médiatiques, la grande gastronomie tirée à quatre épingles et des discours culpabilisants sur ce que veut dire bien manger, la figure aimante de Maïté incarne une cuisine populaire, familiale et généreuse doublée d’un sincère amour des terroirs. Et c’est en réalisant qu’elle n’a pas d’équivalent aujourd’hui qu’on comprend comme Maïté a marqué une époque.
Bérangère Fagart, Cheffe du restaurant Sélune, à Paris et co-présidente de la Communauté Ecotable. Crédit photo : Mika Cotellon
Quand Maïté animait ses émissions, j’avais moins de 10 ans. A l’époque, mes parents ne me laissaient pas regarder la télé, donc je l’ai découverte plus tard. Pour moi, elle a toujours incarné un drôle de mélange entre une forme d’avant-gardisme et d’ancienneté. D’un côté, la cuisine traditionnelle de grand-mère, généreuse, bien grasse, un art de régaler la tablée avec le sourire et la bonne humeur. Et d’un autre côté, des recettes peu ordinaires pour l’époque. Je ne suis pas sûre que tant de gens, dans les années 1980 et 1990, mangeaient des ortolans et des anguilles, donc il y a une certaine dose de provoc’ ou au moins un désir de se démarquer. Et puis, elle avait ce caractère hors-norme, ce langage peu catholique, cet humour complètement fantasque qui détonnaient.
L’aspect de Maïté dans lequel je me retrouve le plus, c’est sûrement son côté populaire! L’idée de cuisiner pour faire plaisir, passer un bon moment, quitte à y mettre du gras, de la liberté et de l’humour. Aujourd’hui, je trouve que les émissions culinaires à la télévision sont très éloignées de cela. On ne montre que la technique, l’excellence gastronomique, la compétition en proposant des recettes inatteignables pour les gens. On a totalement oublié les notions de goûts, d’émotion et de plaisir.
Au départ, Maïté n’était pas cuisinière. Elle vient d’un tout autre milieu professionnel. Et peut-être que cet aspect-là aussi m’a inspirée. Personnellement, je n’ai pas fait d’école de cuisine. La bouffe, c’est mon grand kiff. Me mettre à table a toujours été l’un des plus grands plaisirs de ma vie. J’ai toujours adoré traîner dans les cuisines, faire les fonds de casseroles, rester déjeuner des heures avec les proches pour se parler, se retrouver. Et je n’avais pas tant d’autres exemples que cela de femmes en cuisine n’ayant pas de base académique. C’est ce qui explique aussi l’indépendance de Maïté et son humour. Dans mon souvenir, elle clashait tout le monde, en envoyant des pics et elle parlait à ses aliments. Je suis totalement de ce côté-là. Pour moi, la cuisine, ça passe par l’humour, la joie, la pression peut-être, mais uniquement positive. Dans mon équipe, on s’amuse beaucoup et je pense que cela se ressent dans les assiettes. Comme je n’ai pas fait d’école, je ne ressens pas d’interdit. Ça me permet d’oser des trucs marrants en termes d’associations.
Par exemple, ma première carte proposait un maquereau à la flamme avec une sauce au stilton, qui est un fromage bleu anglais. J’avais fait goûter cette recette à un mec qui travaillait chez Ducasse et il m’avait lancé « c’est impossible, on ne met pas de fromage avec du poisson ». J’ai entendu cela plusieurs fois après ce jour, donc apparemment, c’est un truc qui se sait en cuisine. C’est pour ça qu’en France, on ne fait pas de risotto au poisson. J’ai répondu « mais qui a énoncé ce dicton ? On fait ce qu’on veut non ? ». Le type de Ducasse a goûté, et il a aimé. Il a fini par me dire : « Je n’aurais jamais osé faire ça, mais ça fonctionne ! »
Pour revenir à l’héritage de Maïté, je me retrouve donc dans cette liberté, ce côté « dans son jus », ce caractère indépendant et son humour. Mais beaucoup moins dans son rapport aux animaux. Je cuisine de la viande et du poisson chez Sélune. Et je ne suis pas choquée à l’idée qu’on puisse rester flexitarien. En revanche, pour moi, les vidéos où on voit Maïté exploser la tête de l’anguille, c’est carton rouge !
Esterelle Payany, journaliste, cuisinière, critique gastronomique pour Télérama, autrice de nombreux livres dont « Lidi moins cher. Guide du déjeuner malin à Paris ». Chez Alternatives. Et doctorante en science info comm sur le matrimoine culinaire. Crédit photo : Zazie Tavitian
Alors que j’étais supposée réviser mon bac, un zapping glandeur me fit tomber sur Micheline et Maïté pour la première fois au début des années 90. Je m’attendais à ce qu’elles soient interrompues par un énergumène traversant la cuisine, bim-bam badaboum, un incendie spectaculaire, une grande dame donneuse d’ordre, un débarquement de martiens. Car la scène forcément triviale qui se déroulait à l’écran ne pouvait être qu’une péripétie négligeable d’un téléfilm dont elles ne sauraient être les héroïnes. Deux femmes en cuisine, qui parlaient d’autre chose que d’hommes, et qui démontraient une expertise technique, ça n’existait tout simplement pas dans mon imaginaire, ni dans celui des téléspectateurs. L’émission passait haut la main le test de Bechdel… Si Maïté semblait une force de la nature et Micheline une fausse candide, leur duo sortait du cadre fixé par Raymond Olivier et Catherine Langeais.
Loin du chef sachant et l’humble ménagère, ces duettistes racontaient la transmission féminine du culinaire, associée à la tradition campagnarde. Une histoire si ordinaire qu’il a fallu la rendre débordante, exagérée, dégoulinante, spectaculaire, bref, télévisuelle et fictionnelle, Maïté incarnant à la fois la cuisinière et l’ogre, maniant lardoir à découper et fourchette de dégustation. M’inspirant le frisson enfantin de finir dans son four, comme Gretel dans celui de la sorcière… On le sait désormais : les femmes qui cuisinent sont dangereuses.
Clémentine Hugol-Gential, professeure des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Bourgogne – Laboratoire CIMEOS
Maïté : icône du terroir et miroir de nos contradictions alimentaires
Maïté, figure emblématique de la cuisine du terroir français, s’est éteinte, laissant derrière elle un héritage médiatique et culinaire inédit. Contrairement aux chefs étoilés qui incarnent la gastronomie au sens noble, Maïté représentait une autre voie : celle de la cuisine populaire et familiale. Issue de l’émission La Cuisine des Mousquetaires, diffusée dans les années 1980-1990, elle proposait des recettes ancrées dans les traditions régionales du Sud-Ouest. Son image de “matrone du terroir” lui a permis de s’imposer dans le paysage audiovisuel sans menacer la domination masculine des grandes tables gastronomiques. Cette image de matrone, Maïté l’incarnait aussi physiquement. Vêtue d’un simple tablier, elle n’adoptait ni la blouse immaculée ni la toque du chef de cuisine traditionnel et encore moins les codes féminins attendus des présentatrices de télévision. Avec ses larges hanches, son accent du sud-ouest et son franc-parler, elle s’éloignait des injonctions normatives de féminité. Cette authenticité, à la fois corporelle et culinaire, renforçait son image de cuisinière authentique: elle cuisinait sans artifice ni posture savante.
L’une des scènes les plus célèbres — et souvent montrée dans mes cours — est celle où Maïté étourdit et tue une anguille en direct. Cette vidéo provoque toujours un malaise palpable chez mes étudiants, peu habitués à être confrontés de façon aussi crue à l’origine animale des protéines qu’ils peuvent consommer. Le fossé entre les générations est manifeste : les jeunes d’aujourd’hui sont souvent plus sensibles aux enjeux du bien-être animal, portés par un contexte culturel, social mais aussi législatif qui reconnaît désormais l’animal comme un être sensible.
Pourtant, les vidéos de Maïté continuent de circuler sur les réseaux sociaux, oscillant entre fascination et dégoût. Son personnage est devenu un objet de pop culture à part entière, comme Jacques Chirac et sa tête de veau emblématique ! On en rit, on s’en moque parfois, mais on y revient toujours. Et finalement, on s’interroge. Maïté est-elle une figure du passé ou l’incarnation parfaite des tensions qui traversent aujourd’hui notre rapport à l’alimentation ? Ses plats réconfortants, riches et parfois à contre-courant des normes de santé actuelles, résonnent avec des dilemmes contemporains : entre le gras assumé et la recherche de légèreté, entre la reconnaissance du bien-être animal et la revendication identitaire des « viandards », entre la valorisation du terroir et le repli sur une forme d’authenticité perçue comme refuge face à la mondialisation mais aussi repli identitaire qui pense l’alimentation dans sa dimension excluante.
Maïté ne laisse donc pas seulement des souvenirs épicuriens et gourmands. Elle est devenue, sûrement malgré elle, un miroir des transformations et antagonismes qui traversent nos assiettes aujourd’hui. Une icône à la fois d’un passé que l’on contemple avec nostalgie et d’un présent en quête de sens.
Gala Colette, artiste et autrice franco-belge. Elle a publié “Ça ne gâche rien”, un recueil de transcriptions de 12 épisodes de l’émission “La Cuisine des Mousquetaires” aux Éditions de l’Épure. Crédit photo : merci à l’éditeur Paul Lehr
C’est par la langue que j’ai découvert le binôme que formaient Maïté et Micheline dans leur émission La Cuisine des Mousquetaires. Pas la langue de bœuf, la langue française. Si j’ai le souvenir d’avoir entraperçu les deux femmes à la télé quand j’étais enfant, ce n’était jamais pour plus que quelques secondes, n’étant pas friande de découpe de lapin en gros plan. Il y a quelques années, alors que je débutais mon travail d’écriture, j’ai pris l’habitude de transcrire des documents vidéos et audios sur le site de l’INA, afin d’utiliser ces transcriptions comme matière première. De lien en lien, je suis tombée sur une archive de la Cuisine des Mousquetaires. J’ai été immédiatement séduite par les dialogues entre Maïté et Micheline. J’ai transcrit un épisode, puis un autre, puis une bonne vingtaine. Certaines images étant à la limite de l’insoutenable (massacre d’escargots de Bourgogne, tranchage de tête de porc, dépeçage de ragondin), je n’ai pas vraiment regardé les émissions, mais les ai écoutées et réécoutées pour n’en perdre aucune miette, au point qu’aujourd’hui je pense être capable de les rejouer en playback. Maïté et Micheline savaient mieux que quiconque mettre les mots sur leurs gestes.
Les passer à l’écrit en souligne la drôlerie, la poésie parfois. La composition des épisodes était assez systématique. On commence toujours par une question absurde de Micheline : Maïté, qu’est-ce que nous avons devant nous ? Ce sont des escargots, non ? (Alors que bavent une cinquantaine d’escargots devant leurs yeux) Ou bien : Maïté, ce que nous avons devant-nous ça me laisse un peu perplexe, qu’est-ce que c’est ? (Eh bien, c’est une tête de porc sanguinolente), ou plus simplement : Maïté, quel est le menu du festin aujourd’hui ? Suivie par la réponse de Maïté, l’intitulé de la recette. S’ensuit l’énumération des ingrédients nécessaires à sa préparation, débutant irrémédiablement – quel que soit le produit fini — par de l’armagnac. La liste de course pour un repas de St Valentin ? De l’armagnac, du champagne, du porto et une poire (le fruit, précisent-elles pour éviter tout malentendu. N’allez pas vous charger l’estomac, les amoureux !). Leurs rôles respectifs bien rôdés elles vont, 12 minutes durant, cuisiner et commenter chacune de leurs actions, sans lésiner sur les tournures de phrases alambiquées et les comparaisons équivoques, quasi salaces par moment. Fascinée par leurs dialogues, je me suis immergée dans leur langue, dont je connais désormais chaque recoin, chaque tic, chaque saillie. Et c’est du vrai théâtre. J’en ai d’ailleurs fait une lecture à la Maison de la Poésie. Une façon de les entendre à nouveau, ce qui, comme l’aurait dit Maïté, ne gâche rien.
Maïté, la reine des petits bacs. Par Marcelle Ratafia
Marcelle Ratafia est autrice, critique gastronomique et journaliste culinaire, notamment pour le Fooding, Time Out et « C’est meilleur quand c’est bon ». Elle a récemment publié « Culture street food, histoires et recettes des cuisines de rue » (Marabout, 2024). Crédit photo : Guillaume Blot.
Quand j’étais môme, je pouvais passer des jours et des heures scotchées devant les livres de recettes Elle A table. Rescapés des seventies, avec leur mayo en gelée et leur couverture jaunie, ces opus ainsi que les bouquins riches en iconos gourmande et les découvertes Gallimard faisaient ma joie. J’avoue que je n’avais cure de compulser le gros Ginette Mathiot.
Quand on était mômes, ma frangine et moi-même avions la rageuse envie de regarder la télé, un droit qui nous était accordé avec une extrême parcimonie.1h d’inattention parentale et c’était la furie côté zapette ! Parmi les programmes que nous regrettions de ne pas boulotter quotidiennement : Beverly Hills, Video Gay et Albert le 5e mousquetaire.
Dans le registre “bretteurs aux bottes en entonnoir et perruque frisée”, on comptait aussi une certaine franchise d’hypermarchés. Mais surtout: une cuisinière à la faconde gasconne et aux manières de forban! Maïté, sa palefrenière Micheline et sa cuisine des Mousquetaires.
Figure plus que connue, elle était la star des petits bacs lorsqu’on cherchait une personnalité dont le nom commençait par un M.Le pendant feminin et autoritaire à un autre gros bien plus débonnaire qui, lui, squattait la ligne C: Carlos.
Grande est la honte d’avouer ceci aujourd’hui. Quand je me souviens de Maïté, c’est pour me rappeler à quel point ce petit nom basque était synonyme de “mocheté”, d’embonpoint redouté et de repoussance achevée. “Haha, tu ressembles à Maïté était l’insulte suprême, toute grossophobie bue.
Mais pourquoi tant de bêtise haineuse ? In petto, j’appréciais pourtant la présence cathodique de cette femme à la voix de gorge, l’oeil sombre et bravache, les mains balèzes malaxant, empoignant et fourrant créatures à plumes et à poils sans se soucier d’une hypothétique manucure.
Il me semble la revoir en blouse fleurie de bobonne sous son tablier blanc, aussi brun et tankée que Micheline paraissait frêle et suiviste, avec sa pâle mise en plis et ses perles de notable.La télé avait vu juste : elles étaient deux mais c’était pour mieux célébrer Maïté, sa carrure de déménageuse et ses saillies de braconnière experte.
Pour m’avoir donné la force de faire partie de cette minuscule portion de femmes qui se targuent d’être des outremangeuses, avoir amené un peu d’esprit des Landes dans un paysage audiovisuel robuchonné, il me vient ce mot volé à Rostand :”regardez mes amies, c’est toute la Gascogne ( que cette pépée de Maïté)”.