Les propos de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, fin septembre dans le JDD, journal d’extrême droite racheté par Vincent Bolloré ont fait couler de l’encre : « L’Etat de droit n’est pas intangible ni sacré ». Des paroles incandescentes qui ont provoqué une levée de boucliers chez les magistrats, avocats, défenseurs des droits humains et politiques jusque dans les rangs de la Macronie. Pourtant, aussi loin que Mouais se souvienne, l’Etat de droit s’apparente plus à une abstraction, un idéal auquel nous ne goûtons guère. Tentative d’analyse. Par Edwin Malboeuf

Dans Etat de droit, il y a deux choses que les anarchistes aiment peu. L’Etat et le droit. Pourtant combiné dans une même formule, l’Etat de droit protège autant qu’il asservit. Il repose sur plusieurs principes, à la fois philosophiques, politiques et juridiques. Il postule une certaine primauté du dernier sur le second. Ses piliers sont : respect de la hierarchie des normes, égalité devant la loi des citoyens, mise en place de la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. L’Etat de droit postule que l’Etat doit lui aussi obéir à ses propres règles. Hors, l’Etat français est régulièrement condamné par les instances européennes pour son racisme d’Etat, ses violences policières, les conditions inhumaines de détention, s’agissant des prisonniers aussi bien que des exilés. (1) La justice ne garantit pas un égal traitement selon la classe sociale. La délinquance en col blanc est très peu réprimandée quand celle de caniveau est jugée bien plus sévérèment. A chaque situation exceptionnelle, et elles sont si nombreuses qu’on ne peut plus parler d’exception, les institutions étatiques n’hésitent pas à sortir des sentiers battus. Conseil de surveillance pour la gestion du Covid, état d’urgence permanent, justice de classe. L’Etat de droit demeure pour l’instant une abstraction pour temps de paix.

Etat d’urgence permanent

C’était il y a 7 ans, mais à la prise de pouvoir d’Emmanuel Macron, la discussion dans le débat public se concentrait sur comment sortir de l’état d’urgence, en place depuis les attaques du 13 novembre 2015. Facile : faire rentrer les dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. La loi sur la Sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi SILT) du 30 octobre 2017 met, de fait, fin à l’état d’urgence, en intégrant au droit commun la possibilité pour les préfets de délimiter des « périmètres de protection » dans lequel le préfet peut réglementer l’accès, la circulation et le stationnement des personnes, afin de pouvoir organiser, de manière très pratique, le filtrage des accès » déléguant ainsi souvent le pouvoir de police à des entreprises privées et réduisant chaque manifestation culturelle à une cage hypersécurisée. Dès lors, nous nous sommes habitués à se faire fouiller à chaque événement, à ce que des lieux publics et de savoir possèdent des filtres dans les universités et les bibliothèques ; les écoles se sont barricadés, des militaires se baladent dans nos rues depuis bientôt dix ans.

Parmi les dispositions exorbitantes de l’état d’urgence transposées dans le droit commun, on trouve également la possibilité pour les préfets de fermer des lieux de culte, d’assigner à résidence des individus sur lesquels pèsent des soupçons de menace pour la sécurité publique, et d’ordonner des perquisitions sur une simple « note blanche » des renseignements (renommées, sans rire, « visites domiciliaires » dans la loi), avec autorisation malgré tout du juge des libertés et détention. En transférant ainsi un certain nombre de pouvoir du juge judiciaire aux préfets, on a donc assisté à une étatisation du pouvoir judiciaire. Pour être précis, ce n’est ni plus ni moins que la mise en place d’une police politique. Exit l’Etat de droit avec une justice indépendante, puisque les préfets sont nommés par l’exécutif. Et lorsqu’un préfet se veut trop zélé, il dégage. Pour exemple, Marie Lajus, préfète d’Indre-et-Loire, a été limogé de son poste pour s’être opposé à un projet d’incubateur de sociétés high-tech de Vinci sur un terrain non constructible et boisé. « Pour avoir voulu faire respecter la loi », écrit Reporterre en 2022 (2).

Covid : flash totalitaire

L’amnésie politique est un grand mal. Pendant deux ans, nous avons vécu sous Etat totalitaire. A la faveur de la pandémie de Covid, les libertés collectives (droit de manifester, de se réunir) et individuelles (droit de se déplacer, secret médical) ont été suspendues. C’est le propre d’une dystopie. Pour votre bonheur, vous renoncerez à toute forme de liberté. On ne dira jamais à quel point notre génération a goûté au totalitarisme pendant la pandémie. Et si vous pensiez que tout ceci n’était que temporaire, il s’est en vérité agi d’une phase d’expérimentation, comme à chaque événement d’importance. Non pas qu’un grand plan se dessine par-delà ce qui est. Néanmoins, nous avons vu surgir un arsenal technologique et politique des plus terrifiants, qui n’a pas disparu par la suite. Traque policière, hélicoptères, drones, haut-parleurs diffusant des messages de sécurité sanitaire, et désormais suite aux Jeux olympiques, vidéosurveillance algorithmique, reconnaissance faciale… N’ayez crainte, c’est pour votre bien.

Tous suspects, tous surveillés

La question n’est pas de savoir si l’on « a quelque chose à se reprocher » comme le veut ce lieu commun si insupportable à entendre, mais bien de savoir jusqu’où l’amas d’interdit vous pose en situation d’illégalité. Qui, lors de la pandémie, n’a pas été au moins une fois en irrégularité au vue des restrictions démentielles posées par le pouvoir ? C’est cela un Etat totalitaire : tous suspects, tous coupables. En février dernier, l’auteur de ces lignes se rendait au Centre de supervision urbain de Nice. Autrement dit, le lieu de surveillance de la Commune. Au programme : une heure et demie de propagande sécuritaire et la poignée de citoyens présents « rassurés » par tous ces dispositifs de vidéosurveillance. Et l’agent de police de nous confirmer : « On attend seulement que la législation se mette en place. Mais nous sommes prêts pour la reconnaissance faciale, la police prédictive ». Législation qui ne devrait plus tarder, au regard des dernières déclarations sur l’usage de la vidéosurveillance algorithmique testé pendant les J.O. Le policier nous explique que les caméras sont réglés selon des paramètres. Exemple : réunion de plus de cinq personnes sur la place Masséna, place centrale de la ville. Il parle également de comportement suspect reposant sur le fameux bon sens : « Un gars en doudoune en été, quelqu’un qui prend en photo des policiers, qui regarde dans une direction opposée à la foule ». Voilà l’arbitraire. Au revoir l’Etat de droit. Un jugement qui repose sur du bon sens est un jugement socialement situé, hors de l’expertise scientifique. Et l’on connaît suffisamment le positionnement raciste et sexiste des flics. Puisque le paramétrage de la patrouille virtuelle est assuré par les agents eux-mêmes, il apparaît logique que la neutralité illusoire de l’algorithme suivra celle de la déontologie inexistante des flics. On était rentré apeuré pour cette visite. On est sorti terrifié.

Egalité devant la loi ? Oui mais non

L’un des piliers de l’Etat de droit repose sur l’égalité des citoyens devant la loi. A-t-on vraiment besoin de démonter ce point, tant il apparaît évident que la justice fonctionne à plusieurs vitesses. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », écrivait déjà La Fontaine en 1678. Du fabuliste jusqu’à la révolte urbaine post-meutre de Nahel où un gamin a écopé de dix mois de prison ferme pour avoir volé une canette de RebBull (faisant sauter son sursis), rien n’a changé. Pendant ce temps, les Fillon, Balkany, Sarkozy, Le Pen, se trimballe toujours en toute quiétude dans nos rues. Car dans notre Etat de droit, la justice n’est pas indépendante. Elle n’est pas un pouvoir à part entière comme dans d’autres pays, mais une autorité soumise au pouvoir politique. Les procureurs de la République sont nommés par le chef de l’Etat, et représente l’Etat à la barre, la justice est sous tutelle du ministère du même nom. Au Conseil supérieur de la magistrature siègent des personnalités nommées par le pouvoir politique. Autant d’immixtion du pouvoir exécutif dans l’autorité judiciaire montrent à quel point la justice est loin de l’indépendance.

Au moment des révoltes de juin 2023, Eric Dupont Moretti, le garde des Sceaux avait alors pondu une circulaire exprimant le souhait de réprimer avec la plus grande sévérité la révolte en cours. Message reçu des juges avec 350 incarcérations prononcées, malgré des casiers vierges pour la plupart des (très) jeunes manifestants. Lors de sa première allocution publique, le ministre de la Justice déclarait pourtant : « « Je veux avancer sur un projet qui me tient à cœur : l’indépendance de la justice. Je souhaite être le garde des Sceaux qui portera enfin lors d’un congrès la réforme du parquet tant attendue ». On attend toujours. L’Union du syndicat de la magistrature défend depuis sa création une telle réforme.

L’Etat de droit c’est aussi la censure potentielle a posteriori des dérives fascistes du pouvoir politique. En France les juridictions suprêmes que représentent le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat ont rarement été aussi promptes à retoquer des décisions politiques que sous le pouvoir macroniste. En 2020 la loi Avia sur les contenus haineux en ligne qui est censurée en grande partie, car portant une trop grande atteinte à la liberté d’expression. En 2021, c’est la loi Sécurité globale et son fameux article 24 qui devait empêcher de filmer des policiers qui est censuré. En 2023, ce même Conseil avait censuré 35 articles de la loi immigration sur 86. Lors de la pandémie, le Conseil d’Etat a interdit l’utilisation de drones par la police en l’absence de cadre légal défini.

Finalement, et c’est étrange de le dire, ces deux cours représentent les derniers contre-pouvoirs contre la folie fascisante de Macron et sa clique. Il protège, mais peut aussi aller contre la volonté populaire. L’an passé, le Conseil constitutionnel n’avait rien eu à redire contre l’infâme réforme des retraites. Et il suffit de lever la tête vers les instances européennes pour se rappeler qu’il « ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens » selon les mots de l’ex-président de la Commission européenne Jean Claude Juncker en 2015 après l’accession de Syriza au pouvoir en Grèce. Lesquels traités favorisent le libre-échange, malgré l’avis des peuples, et notamment celui des Français et Néerlandais en 2005 contre le Traité constitutionnel européen.

Pour conclure, on peut dire que l’Etat de droit représente un idéal politique qui protège de l’arbitraire du pouvoir politique et de la tyrannie. Dans les faits, s’il s’agit parfois de moments temporaires, la lente dérive vers un pouvoir de plus en plus autoritaire dès que la contestation sociale se fait trop forte, ou qu’une situation exceptionnelle se présente, devrait nous inquiéter au plus haut point. Et se dire que cette truffe de Bruno Retailleau avait raison malgré lui. L’Etat de droit est une fiction, mais un idéal à viser. C’est l’Etat de droite qui prévaut aujourd’hui. Dans un Etat de droit, le vainqueur des élections législatives forment un gouvernement. Pas le parti qui a fait 5%, sous l’œil bienveillant de l’extrême droite.

Notes :

1. Voir arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

2. Justin Carrette, « La préfète protège les bois ? L’État la vire », Reporterre, 29 décembre 2022