Léane Alestra, activiste lesbienne et féministe, a entre autres créé le podcast Les Mécréantes et écrit Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, réflexion au vitriol sur la masculinité hégémonique. Elle revient pour nous sur le procès des violeurs de Mazan, l’instrumentalisation des féminicides en France et les droits LGBT en Israël, et toutes les luttes à venir. Par Mačko Dràgàn. Crédit photo : Marie Rouge
Mačko Dràgàn : Pour commencer, quel regard portes-tu sur la séquence que nous venons de traverser, marquée par le procès des violeurs de Mazan -une cinquantaine d’hommes jugés pour les viols filmés d’une femme, Gisèle Pélicot, sédatée par son mari- et le féminicide de la jeune Philippine, instrumentalisé par l’extrême-droite ?
Léane Alestra : Sur Philippine, l’extrême droite s’était déjà rodée sur ça l’année dernière avec Lola. En gros, le collectif Némésis [groupe d’extrême-droite se revendiquant d’un « féminisme identitaire »], cela fait longtemps qu’il teste plein de choses, et voit ce qui résonne médiatiquement ou pas. Et c’est lui qui a lancé la séquence d’instrumentalisation de ce crime, dont pas grand monde ne parlait auparavant [et on rappelle qu’en France une femme est tuée tous les trois jours, souvent par le compagnon ou ex-, et un viol commis toutes les six minutes, et c’est généralement un proche, NDLR]. Elles sont formées à la communication au sein de l’extrême-droite, notamment à l’Institut de formation politique [que Le Monde décrit comme la « pépinière parisienne de la droite catholique et identitaire », NDLR], et elles sont vraiment en interaction constante avec ce milieu. Ce collectif, les autres groupes identitaires, le RN, ils se connaissent tous, font des soirées ensemble…. Bref. Cette première appropriation, celle de la mort de Lola, a bien marché, mais ils se sont tous dit qu’ils pouvaient faire encore mieux. Et ils ont donc systématisé la méthode, avec pour but d’occuper tout l’espace médiatique.
C’est pour ça que ça me pose question quand nous-mêmes faisons ça, par exemple avec le procès Mazan. Parce que l’on voit bien que c’est une guerre pour garder l’intérêt médiatique pour faire passer ses idées, mais là, en l’occurrence, comme les féministes étaient pas mal monopolisées avec Mazan, il a fallu à l’extrême-droite trouver quelque chose d’autre pour revenir sur le devant de la scène, parce que c’est comme ça que ça marche avec les médias, et c’est une course où le fond passe souvent à la trappe et qu’on n’est vraiment pas sûr·e·s de remporter.
M.D. : Je connais un peu les Némésis, elles s’étaient moquées dans une vidéo de mon « physique de Che Guevara de supermarché » (rires) Et du coup, comment on fait pour répliquer sur le champ médiatique, culturel, politique, face à cette instrumentalisation ? T’as des pistes, des solutions, des idées ?
L.A. : C’est difficile de leur répondre. Notamment c’est parce qu’elles savent instrumentaliser parfaitement les féminicides qui les arrangent. Le truc pour les contrer, c’est donc de rester mobilisé sur tous les féminicides. Déjà, car il n’y a pas le choix. Et aussi, car si tu restes mobilisé sur toutes les violences, ils ne peuvent pas se réapproprier ça puisque on pourra leur répondre en mode « pourquoi vous êtes là à ce moment-là, et pas aux autres ? » Ensuite, eux ils disent que le problème c’est l’OQTF [Obligation de quitter le territoire français – N.D.L.R.] ; à nous de dire non, le problème c’est les violences masculines. Après, j’ai un point de vigilance, qui me fait dire qu’ils ont déjà un peu gagné. C’est qu’on n’arrive même pas à dire attention sur ce point : le suspect qui serait sous OQTF, c’est un suspect présumé. Et on sait que dans l’état actuel de la justice, on va toujours soupçonner d’abord l’étranger plutôt que le bon père de famille, et si ça se trouve c’est son ex ; en fait, clairement, on n’en sait rien. Et ça me préoccupe de voir y compris des féministes reprendre ça, car n’oublions pas ce qu’il s’est passé en Angleterre, quand la police a commencé à accuser un réfugié de crimes horribles, ce qui a créé les émeutes xénophobes… En fait, c’était pas lui. Donc il faut faire hyper gaffe à ça. Et je pense aussi qu’il faut proposer un contre-modèle. Quand elles font leur rassemblement sur Philippine, nous on fait un rassemblement pour les 104 femmes assassinées depuis le début de l’année. Et on s’impose pour les contredire publiquement. Ce qui n’est pas compliqué en envoyant les bonnes personnes -donc des féministes formées, et arrêtez d’envoyer des mecs antifas qu’on doit nous-même coacher avant leur passage- ; moi, perso, je les défonce, et quand tu maîtrises le sujet, c’est facile de les dézinguer, avec leur idéologie qui vise à terroriser les femmes pour qu’elles restent à la maison – et quand c’est Zemmour qui est accusé d’agressions sexuelles, il n’y a évidemment personne à la radio.
« C’est que je disais de Gisèle Pélicot : ça a pu lui arriver aussi parce qu’elle était isolée avec ce mec pendant 30 ans. Elle aurait été dans un habitat plus partagé, elle aurait été moins vulnérable, et de ceci, on en parle très peu, d’à quel point l’habitat de la structure nucléaire nous rend vulnérable et nous enferme avec des prédateurs »
M.D. : Pour revenir au procès Mazan, au-delà de l’engouement médiatique, beaucoup dû au choix de Gisèle Pélicot de médiatiser pour que « la honte change de camp », ça a montré aussi que tous les gonzes qui passent au banc des accusés, c’est des lambdas, des darons, des pompiers… Ça a ouvert le débat sur le fait que non, le violeur, c’est pas un monstrueux psychopathe, c’est ton boulanger, tu vas le croiser tous les jours.
L.A. : Après, pour nous, c’est difficile de se rendre compte à quel point cette image est encore dans la société. Parce que moi j’ai l’impression que ça fait 15 ans qu’on le répète en boucle et, pour nous c’est acquis, tu vois. Mais effectivement je pense que pour beaucoup de femmes hétéros, il y a eu ce truc de penser : c’est l’amour de sa vie, ça fait 30 ans qu’ils sont ensemble, il y a eu plein de « red flags » [signaux d’alerte] qu’elle n’a pas voulu voir, mais là beaucoup se sont dit « en fait si ça se trouve mon mec il fait des dingz [des conneries] ». Avec ce procès, ce qui a volé en éclats, c’est vraiment le petit rêve de la structure familiale nucléaire. Et aussi de remontrer à quel point en France, on considère encore que les femmes sont la propriété de leur mari. C’est intéressant, l’entretien que j’ai fait avec Mediapart (1) a beaucoup circulé au Maghreb, notamment en Algérie où les mecs étaient sincèrement outrés que ça arrive en France -avec toutes les hypocrisies qu’il y a derrière. Parce que souvent on voit l’inverse, on voit plutôt genre dans tel pays du Sud, telle femme a été brûlée. Et on est là à pousser des cris d’orfraie, alors que ça arrive chez nous aussi.
M.D : J’en viens à ton livre, Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, et notamment une chose qui y est beaucoup abordée : le fait que ce qui est hyper mascu’ est souvent crypto-gay ; tu pars du principe que ça veut dire beaucoup sur où on en est en termes d’hétérosexualité masculine dans notre société, -que tu construis comme étant une classe sociale différenciée et construite. Peux-tu expliquer ce que tu as voulu faire dans cet ouvrage ?
L.A. : En fait c’était vraiment cette idée de comprendre la construction de la masculinité hégémonique. Et celle-ci se construit un peu sur un château de cartes : une fois que tu as appris à distancier et à mépriser les femmes en tant que petit garçon, on te demande pour être un homme de prouver que tu peux relationner avec ce que tu as appris à mépriser. On t’impose aussi une énorme solidarité masculine, tout en faisant attention à ne pas paraître gay… C’est une sorte de triple injonction contradictoire qui naît, qui pour moi est source de tension et potentiellement de violence, car cela repose sur quelque chose d’insoluble quoi.
Dans ce cadre, l’homophobie n’est pas née de n’importe quoi, elle est née d’un besoin de construire une masculinité blanche supérieure au peuple colonisé, qu’on féminisait pour rendre inférieurs. L’Occident a donc imposé ce modèle partout, mais maintenant c’est un peu le contraire qui commence à se passer, quand ça arrange de dire « nous on est supérieurs aux autres peuples parce qu’on est très ouvert pour les gays », -alors que ça n’est pas vrai.
M.D. : Mais cette masculinité évolue beaucoup, et tend aujourd’hui beaucoup vers le queer, avec par exemple des figures comme Squeezie ou Timothée Chalamet, qui assument un style totalement hors des cadres de la virilité traditionnelle…
L.A. : Oui, ça change considérablement d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre… C’est pour ça aussi que c’est compliqué à analyser, car c’est en mutation constante. Aujourd’hui, la masculinité hégémonique, c’est être un cadre supérieur avec sa trottinette électrique, et ce côté un peu « bobo », jeune, actif, dynamique, qui met pas de cravate, tu vois. Et les exemples que tu donnes, cela reste des gars qui se tiennent dans cette masculinité hégémonique, mais qui la renouvellent. C’est le même processus que la gentrification : aller choper des codes marginalisés pour réenchanter et réactualiser la masculinité hégémonique. Et Timothée Chalamet, de son côté, s’inscrit aussi dans une masculinité juive bien spécifique, qui a toute une histoire passionnante, mais n’oublions pas qu’il est nepo-baby [fils de, NDLR], pété de thunes, il sort avec les plus grandes stars… Il a vraiment tous les attributs du pouvoir hétérosexuel.
Son look lui a permis de se différencier dans une compétition, de poser un style en piquant des trucs de la marginalité, mais sans en subir le tribut, -donc en en tirant tous les bénéfices quoi. On a eu la même chose avec Attal qui, avec un look au final très hétéro, a mis son image LGBT au service de la modernisation de la virilité macroniste hégémonique.
« Il faut le rappeler : l’homonationalisme ou le féminationalisme, c’est de l’homophobie et c’est du sexisme, en fait. C’est une protection illusoire »
M.D. : Cette instrumentalisation des thématiques LGBT, on la voit beaucoup actuellement avec ce qui se passe en Palestine. Je me rappelle cette image terrifiante de soldats israéliens en train de brandir un drapeau LGBT sur le charnier de Gaza… Il y a vraiment cette idée de « les Palestiniens sont d’horribles Arabes masculinistes et homophobes, et nous l’Occident éclairé, tolérant, avec notre extension qu’est Israël ».
L.A. : Oui… Et ils sont très forts aussi sur le nationalisme ; là par exemple, en 2025, ils vont ouvrir une unité féminine d’élite dans l’armée, la première mondiale. Ils vont inaugurer ça en grande pompe pour montrer à quel point ils sont avant-gardistes, -alors que c’est juste le même vieux modèle de la femme coloniale, qui doit porter des armes, être capable de défendre sa nation et d’enfanter parce qu’elle reste toujours obligée d’avoir des gosses, le tout sur fond d’ultra érotisation des meufs, très prégnante dans toute la propagande d’Israël.
Et derrière, les services de renseignements israéliens font des trucs horribles, comme aller sur les appli’ de rencontres gays, et quand ils y voient des Palestiniens, ils leur font envoyer des photos, puis ils les font chanter au coming out en échange d’informations, distillant dans la société palestinienne l’idée que les homos sont des traîtres. Il faut le rappeler : l’homonationalisme ou le féminationalisme, c’est de l’homophobie et c’est du sexisme, en fait. C’est une protection illusoire. Un film récemment sorti, La Belle de Gaza, illustre hélas tristement ça. C’est l’histoire d’une femme Palestinienne qui part à pied pour transitionner en Israël, avec vraiment que notre modèle de société est le seul à pouvoir émanciper ; c’est une pensée fondamentalement raciste, hyper compatible avec l’extrême droite – et on en revient au collectif Némésis.
M.D. : Et comment on s’en sort de ça, de cette capacité qu’ont le capitalisme et le nationalisme à récupérer toutes les luttes minoritaires ?
L.A. : L’important c’est de proposer des contre-modèles forts, avec des idées, des modèles de vie qu’on défend ardemment et qui sont en opposition frontale au côté intégrationniste. Ce qui est irrécupérable, c’est le côté anticapitaliste et l’organisation autogérée, et c’est ça qu’on doit mettre en place pour moi avant la question des identités. Des circuits de solidarité et de militance forts dans lesquels on arrive à potentiellement petit à petit s’émanciper du joug de l’État -quitte à l’utiliser pour une subvention, mais sans devenir dépendants.
On a vu récemment des ados sur TikTok, s’emparer du fait que les garçons les appellent « Tana » -les putes. Du coup, elles ont créé « Tana Land » où elles sont en mode « on va vivre que entre nous ». C’est marrant et intéressant, ce truc d’affirmer la volonté de se créer une culture autre, une culture en-dehors de ce schéma de la famille nucléaire et du patriarcat. Mais je sais pas à quel point ça va mettre un coup dans le cercueil -ou pas. Il y a beaucoup à faire encore, même sur nous, nos discours. Je trouve que des fois ça se limite trop à « all men » etc. : oui, bon ça, on a compris. Mais je pense qu’il faut vraiment parler de la structure, du modèle de société, encouragé par les impôts, par l’habitat, par… par tout. En fait, tout est à repenser. L’habitat est à repenser, l’urbanisme est à repenser. C’est beaucoup plus profond. Et tant qu’on fera pas péter cette structure de la famille nucléaire où les femmes sont isolées, on n’arrivera à rien, parce que c’est ça qui est important. C’est que je disais de Gisèle Pélicot : Ça a pu lui arriver aussi parce qu’elle était isolée avec ce mec pendant 30 ans. Elle aurait été dans un habitat plus partagé, elle aurait été moins vulnérable, et de ceci, on en parle très peu, de à quel point l’habitat de la structure nucléaire nous rend vulnérable et nous enferme avec des prédateurs.