Parmi les 12 millions de personnes directement concernées en France par le handicap, 3 millions vivent avec des troubles psychiques sévères. Stigmatisation, préjugés, pénurie d’aidant·e·s, déni pur et simple de leurs troubles, ces pathologies donnent l’impression d’être taboues. Et l’État n’y prête guère attention, malgré le dispositif d’Allocation Adulte Handicapé (AAH). Témoignage.

Comme le signale Marie-Jeanne Richard, présidente de l’Unafam (Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques), lors du baromètre 2022 de cette association, « le sujet des troubles psychiques et de leur prise en charge [reste] très confidentiel ». Et pourtant, ajoute-elle, « la situation des personnes concernées et de leurs aidants s’est dégradée cette année. La psychiatrie est en hypertension, faisant de l’accès et du maintien dans les soins un parcours du combattant » – avec, notamment, de très longues errances médicales, et d’interminables retards de diagnostic. Elle conclut : « Quant au handicap psychique, c’est celui dont on ne prononce pas le nom ! » Et en effet, j’en sais quelque chose : souffrant de trouble borderline, il m’est souvent arrivé de devoir prétexter un autre souci de santé -grippe, gastro, etc-, quand je n’étais pas en capacité de me rendre au travail, par crainte, généralement fondée, de me faire dire que « ça n’est pas une vraie maladie », que « j’aurais pu faire un effort », voire qu’une crise psychotique ou dépressive serait un simple « caprice ».

Comme le rapporte la journaliste Lætitia Delhon dans son article Le handicap, première cause de discrimination1, les handicapé·e·s doivent encore subir, dans nos sociétés, « un traitement médiatique souvent sommaire, partial et paresseux », prenant pour exemple « tel sportif devient ce héros qui a su « dépasser » son handicap, telle action se révèle « magnifique » parce que « inclusive », etc. Mais, dit-elle, rares sont « les analyses de fond sur ce sujet social pourtant majeur, qui interroge la citoyenneté, l’altérité et la solidarité ». Et, pourtant, en juillet 2021, un établissement girondin accueillant des personnes polyhandicapées annonce que trois d’entre elles, d’une trentaine d’années, « sont mortes faute de soins […] elles ont péri par manque de personnel pour s’occuper d’elles ». Elle en conclut : « Quoi de commun entre un individu malvoyant, un autre sourd, une personne atteinte d’un handicap moteur, une autre souffrant de troubles psychiques ou d’autisme ? Rien, en dehors des discriminations structurelles qu’elles subissent ». En effet, les handicapé·e·s sont surreprésenté·e·s parmi les non-diplômés : -29 %, contre 13 %- ou les chômeurs -15 %, contre 8 % ; « Leur niveau de vie est inférieur à celui de l’ensemble de la population [et] selon le rapport annuel du défenseur des droits publié en juillet, le handicap constitue le premier motif de discrimination ».

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Photo de Macko Dràgàn (Montréal)

Une vie à l’AAH

« Toutes ces personnes sont assujetties à un cadre légal empli de centaines de dispositifs créés selon un objectif officiel d’adapter la société aux besoins des personnes », nous dit encore L. Dehlon. Et j’ai justement rencontré Xavier à la terrasse de la librairie des Parleuses. Souffrant d’une pathologie psychique -il est bipolaire-, il est donc allocataire, comme moi et 1,2 million de personnes, de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Le revenu minimum reversé par l’Etat français aux gens reconnus par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) au sein des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) des Maisons de l’autonomie (MDA) -oui, notre pays étant ce qu’il est, il y aura beaucoup de sigles ici.

L’histoire de Xavier avec l’AAH, qu’il touche depuis ses 19 ans, est longue, et son lien avec les souffrances psys également : « A 7 ans, premières pensées morbides, à 12, première tentative de suicide… » Il a donc fort conscience que ce genre de pathologie, « c’est le parent pauvre du handicap, la maladie invisible. Et qu’il faut invisibiliser dans ta vie professionnelle, sinon tu vas te retrouver stigmatisé comme tire-au-flanc ». Il ajoute : « Moi, dans ma bipolarité, je n’ai jamais pu tenir un métier plus de 6, 9 mois… Il y a tout l’aspect, comment dire, d’inadaptation en soi du bipolaire, ou du borderline dans ton cas, à un système capitaliste qui n’est pas du tout conçu pour son absence de linéarité ».

Au moment de la validation du dossier, la Maison de l’autonomie promet pourtant des postes aménagés, ou un accompagnement ; qu’en est-il ? « Mon cul, t’as rien, que dalle, zéro aménagement de poste, zéro accompagnement social, rien. T’es laissé dans le désert ». Un désert où l’on se retrouve seul, et où le reste de la société, minimisant les troubles, ajoute de la souffrance à la souffrance déjà ressentie en affirmant que « les maladies mentales, ça n’existe pas, ça arrive à tout le monde de pas être bien » -mais cela arrive-il à tout le monde de se scarifier lors d’une crise dont on ne garde aucun souvenir ? De vomir de douleur ? De ne pouvoir bouger de son canapé, pleurant sans discontinuer pendant des jours, des semaines ? Mais les gens « n’ont pas conscience de ça. Comme les SEGPA quand on était gosses, t’es le fou du bus, le cassos… »

En outre, « Je suis toujours comme un oiseau sur la branche, à ne pas savoir de quoi va être fait le lendemain, à me dire que s’il y a le moindre petit détail dans mon dossier qui ne va plus, qu’ils se rendent compte que j’ai eu un revenu de 5 ans avant, mais que je l’avais pas déclaré, ça y est, on te coupe l’AAH ». Sachant qu’en outre, « t’as pas le droit d’être bien, en fait. En réalité, t’as pas le droit d’avoir des moments dans ta vie où il y a une sorte de rémission dans tes malheurs liés à ta maladie. Il faut toujours montrer que t’es à la limite de la possibilité de la crise ». Le travail à temps plein d’un « malade psy » : être malade psy justement, et quand tu iras mieux, l’État te laissera en rase campagne. Ainsi, l’allocataire psy de l’AAH se retrouve véritablement dans une précarité totale, « victime des aléas de sa maladie au jour le jour », dont une des causes peut être l’insécurité financière, il ne faut pas l’oublier, « une insécurité absolument liée à nos conditions matérielles d’existence -si on ne nous les assure pas, chez nous, ça prend des proportions énormes ». Avec, de plus, un paradoxe : « Si grâce à la relative stabilité matérielle permise par L’AAH -même si c’est sous le seuil de pauvreté-, tu vas mieux, ils décident de te l’enlever. Et effectivement, là, tu redeviens une chair à hospitalisation en HP [Hôpital Psychiatrique]».

Xavier, anarchiste convaincu, inscrit à la CNT, veut participer à la société, cotiser, pour les conquis sociaux, pour la retraite, « histoire de pouvoir gueuler dans la rue quand ils veulent y toucher ». Mais « quand je me mets à travailler, je prends un risque. Quand je déclare des revenus sur trois mois, je prends le risque que les six mois d’après, je n’aie plus rien parce que si mon emploi s’arrête, l’AAH le temps qu’elle soit en route, je risque de me retrouver dans le vide. Mais je prends ce risque parce que je me dis qu’effectivement, l’AAH c’est une chance énorme, mais ça ne peut pas être mon seul moyen de survie ».

« Compenser des besoins », une violence normative

Jimmy Behague, président de la Neurodiversité-France, dans un billet de blog daté du 11 février 2025 (date du 20e anniversaire de cette loi), et titré : « La loi de 2005 sur le handicap, l’illusion de la justice », revient sur ce qui est selon lui la genèse de tous ces dysfonctionnements, en visant une loi « érigée en modèle alors qu’elle demeure une partie du problème ». « Toutes les lois en France concernant le handicap, écrit-il, absolument toutes, reposent sur une philosophie particulière qui est celle de la compensation des besoins. Par philosophie, j’entends ici un ensemble de principes moraux, politiques, culturels articulés en vue d’une même fin. La compensation des besoins serait la ligne directrice pour annihiler les discriminations et permettre aux personnes handicapées de participer à la vie de la Cité de manière autonome ». Ce qui pose problème.

Il affirme ainsi, très justement : « Nous pourrions collectivement nous interroger sur cette notion car, finalement, on ne l’applique qu’à certains publics dont les personnes en situation de handicap. Pourtant des personnes dorment dehors et l’on ne compense pas leur besoin de logement, des familles ne peuvent pas prendre trois repas par jour et on ne compense pas leur besoin de se nourrir, des personnes n’ont pas de travail et on ne compense pas leur besoin d’emploi, et beaucoup de personnes sont pauvres et on ne compense pas leur besoin d’argent ou du moins pas de manière à les empêcher de rester pauvres. Du reste, on ne compense finalement pas non plus les besoins des personnes en situation de handicap, on compense ce qu’on pense être leurs besoins ».

En d’autres termes : pour notre société, s’il n’y a aucun problème à ce qu’un SDF dorme dans la rue ou qu’une famille monoparentale crève la dalle, les handicapé·e·s représentent elles et eux en quelque sorte une anomalie qu’il s’agit de corriger. Et que cela se fasse par le biais d’une compensation financière -bienvenue, il ne s’agit pas de le nier- ne doit pas nous faire oublier que l’immense partie des structures sociales demeurent non-adaptées -et n’ont de toute façon pas vocation à l’être. Jimmy Behague cite le livre « De chair et de fer », de Charlotte Puiseux où elle raconte « à quel point la société voulait remettre droit son corps différent, rectifier au prix de douleurs atroces ce qui était hors normes sans apport quelconque pour sa santé ». L’intégration des personnes handicapées dans notre société capitaliste menée au forceps, ressemble ainsi bien plus à une rééducation, ou à une mise sous tutelle -toujours conditionnelle, et sur la base de critères arbitraires- sous couvert d’inclusivité des personnes n’entrant pas dans une norme psychique et/ou physique tout aussi arbitraire.

Alors, quelles solutions ? Pour Xavier, ça ne fait pas un pli : « Le salaire inconditionnel, évidemment. Dans une société qui produit énormément de richesses comme la nôtre, dans une nation qui est une des plus grosses productrices de richesses, de biens, de services, de tout ce que tu veux, c’est irrémédiable ». « Un salaire inconditionnel qui permette de sortir de la précarité permanente, de l’instabilité financière qui mine l’envie de faire -que ce soit d’ailleurs du bénévolat ou du travail salarié, ou autre ». Et, bien sûr, l’anarchie comme mode de vie pour tous et toutes, inclusif et bienveillant. On a hâte.

Par Mačko Dràgàn

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1 Le Monde Diplomatique, octobre 2022