Heureux propriétaire depuis 20 ans d’une grange isolée dans les Alpes à 1800m d’altitude,  j’ai constaté ces dernières années que les hameaux et habitats isolés du coin, abandonnés depuis les années 1950 ou 1960, sont récemment achetés par des familles fortunées.

Un article initialement paru chez nos camarades de la revue en ligne Le Sauvage.

La plupart de ces nouveaux propriétaires semblent tout à fait respecter l’environnement montagnard. Ils restaurent correctement les bâtiments dans les styles montagnards traditionnels, souvent à grands frais, car les travaux en montagne sont très coûteux, aussi bien par les prestations que par les matériaux. C’est un vrai plaisir de revoir des bardeaux de mélèze sur les toits à la place des tôles ondulées, de voir des restanques restaurées en pierre sèche, de nouveaux arbres plantés, des chemins entretenus. Il y a toujours, bien sûr, l’inévitable beauf qui se met à bétonner son bâtiment tri-centenaire pour abriter son affreux SUV dernier cri et son détestable quad, sans parler de ceux qui voudraient construire des piscines, mais cela est encore rare sur les terrains d’altitude.

Un bulldozer n’est jamais loin.

Il n’y aurait à priori que peu à dire sur cette évolution, sinon qu’un contraste économique et social est en train de se creuser entre les villages, généralement implantés en vallée, qui ne se relèvent toujours pas de plus de 60 ans de décrépitude économique liés à la déprise agricole, et ces maisons, granges ou chalets plus isolés, désormais habités en été ou même à l’année par des populations urbaines aisées: les prix de l’immobilier de montagne sont en train d’exploser, une tendance qui avait commencé avec le Covid et qui s’amplifie avec le réchauffement climatique.

Les perspectives de canicules graves et récurrentes provoquent un afflux de demandes pour tout bien proche de la nature et de la fraîcheur. On assiste à une gentrification de la montagne, identique à celle qui ravage certains quartiers dans des grandes villes, avec les mêmes conséquences économiques et sociales: les habitants locaux ne sont plus en mesure d’acheter des biens qui font partie de leur patrimoine environnemental et culturel depuis toujours. Dans le même processus qu’en ville, il n’y a que peu de contacts entre ces nouveaux habitants et les populations locales, hormis dans quelques commerces proches, quand il y en a…

Les habitats ainsi réinvestis sont pour l’instant majoritairement occupés en résidences secondaires, mais on voit avec l’évolution du climat et de la société qu’ils seront bientôt occupés de manière plus fréquente. Si le réchauffement européen se poursuit (c’est-à-dire, si l’AMOC ne fait pas des siennes), avec des extrema annoncés à plus de 50° partout en Europe, Alpes et Pyrénées deviendront d’ici vingt ans un refuge obligatoire entre mai et octobre pour des millions d’Européens. Dans cette perspective, il est certain que les enjeux immobiliers et les enjeux de développement liés vont totalement échapper aux populations locales des petits villages, actuellement âgées et à faible revenu.

Il faut également évoquer que la montagne souffre particulièrement du réchauffement climatique, entre déstabilisations géologiques, pertes importantes de biodiversité, perte des aquifères traditionnels en raison du manque de neige, invasion de parasites sylvestres, fin de l’économie de l’or blanc, et divers autres effets qui augmentent sa fragilité.

Dans ces communes d’altitude, la plupart des élus locaux « à l’ancienne » n’anticipent pas, ou anticipent mal, les conséquences de cette évolution. Ils y voient des opportunités sans en voir les dangers. Certains élus affairistes qui comprennent la mutation en cours, commencent à prendre des décisions nocives pour leur administrés et leur territoire, en ne visant que leur seuls intérêts.
On voit ainsi des maires de toute petites communes, ne facilitant pas des projets d’implantation ou de développement autochtone, parfois agricole, pour privilégier de juteux projets immobiliers exogènes. On voit des maires sacrifiant des terres cultivables à proximité des villages, pour les rendre constructibles. On voit même, comme dans une commune de l’ouest du Mercantour dotée d’une grande station de ski, un maire affairiste rachetant pour lui-même tout bien se libérant, afin de spéculer avec de nouveaux arrivants d’ici quelques années.

Les dangers de la gentrification de la montagne ne sont pas seulement ceux de l’expulsion d’une population par une autre. L’afflux d’urbains fortunés peut faire surgir des demandes ne prenant pas en compte la fragilité des espaces montagnards, la fragilité des ressources montagnardes. L’autarcie traditionnelle des montagnes était basée sur une gestion extrêmement précise et extrêmement règlementée des ressources et de leur flux: eau, terre, bois, animaux, paysage, ou bâti technique communal (fours à pain/chaux/plâtre, moulins, foulons, etc).

La montagne ne peut pas offrir, ni plus, ni autre chose, que ce qu’elle a.

Avec l’afflux de populations aisées, les problématiques d’aménagement, d’eau, d’assainissement, d’énergie, de transport, d’équipement, celles qui ont pourri la vie et l’environnement des petites communes adossées aux stations de ski naissant dans les années 60, pourraient se généraliser dans la totalité des communes d’altitude, même les plus petites, avec leur lot de désastres écologiques et sociaux irréversibles, sans parler de conflits majeurs autour de l’usage de l’eau, des voies de communication ou des terres.

L’abomination des quads en montagne: bruit atroce, érosion maximale, destructions de chemins et de prairies fragiles, pollution soutenue, mépris et gêne des randonneurs, de la biodiversité et des troupeaux. A interdire d’urgence sur les usages de loisir.

Ce n’est pas l’aménagement qui est nocif en soi, mais la logique de cet aménagement, qu’il faut sortir du règne de la croissance, du béton, de la technologie et des énergies fossiles. Les élus actuels n’y sont pas formés. Si l’on veut reconstruire un vrai biotope environnemental et humain de montagne, en cohérence avec les ressources locales et l’effondrement en cours, il faut avoir non seulement une approche systémique, mais également une approche démocratique plus horizontale, à l’inverse des décisions prises pour les montagnes par les technocrates urbains des régions ou des départements.

Certains maires et certains collectifs ont cependant compris le danger, compris la nécessité d’avoir une approche globale et concertée, dans le cadre d’une vraie transition de modèle. Certains ont également intégré l’effondrement multiforme en cours, issu des ressources et du climat, et visent désormais des stratégies d’adaptation et d’autonomisation poussées, pressentant devenir « des zones refuges, tant pour les espèces animales et végétales que pour les humains », comme le dit le rapport sur le changement climatique de 2019 que publie l’association qui protège les 3500 km2 de l’Espace Mont Blanc depuis 1996. [Rapport Climat EMB 2019-PDF]

Dans ces communes préoccupées par l’autonomie et la préservation du territoire, des préoccupations émergent en priorité: l’eau et l’alimentation, suivies par l’énergie et les transports, puis la santé et tous les services permettant de vivre au quotidien en montagne.

La gestion de l’eau est déjà un dossier prioritaire dans de nombreux villages se trouvant en pénurie ou à la limite de la pénurie. Par ailleurs, on assiste à une reprise en main de cette gestion par les communes elle-mêmes, lassées des comportements prédateurs ou méprisants des grands groupes français de l’eau.

Régies Municipales d’Eau, Gaz, Électricité et Assainissement de Sallanches (74)

Pour les denrées alimentaires, la nécessité de sanctuariser les terres agricoles, en exploitation ou bien abandonnées, est une priorité: «Plus aucun hectare d’alpage de Haute Savoie ne doit être retiré du domaine de l’activité agropastorale »  lit-on depuis 2001 dans la déclaration de la Société d’Économie Alpestre de Haute Savoie (Lien SEA 74).

En plus de sanctuariser des terres, il faut réinstaller de nouveaux agriculteurs ou éleveurs, remplacer les anciens, même en y faisant venir « des jeunes qui ne sont pas du pays ». C’est une énorme difficulté en montagne, car le bâti agricole est généralement un bâti familial intégré, que les familles ne veulent pas lâcher. Il faut alors trouver du foncier disponible et de gros moyens, pour recréer des bâtiments agricoles et des logements. Aucun jeune agriculteur ou éleveur débutant ne peut porter ces investissements. La solution réside dans l’achat communal ou associatif, comme le fait Terre de Liens par exemple, puis dans les subventions d’équipement, un parcours long et difficile pour les communes et les associations, au lieu duquel il faudrait une vraie politique de réappropriation agricole publique qui facilite tous les processus et finance les investissements.

Certaines communes ont également subi avec douleur les augmentations récentes de l’énergie issues des crises du Covid et de l’Ukraine. Que se passera-t’il en montagne lorsque l’on s’apercevra que la politique énergétique française est en pleine déroute et se révèle incapable de suivre les évolutions climatiques et géo-politiques en cours ? Les transports sont également un dossier prioritaire. Aucune vie quotidienne de montagne n’est possible sans un coût de transport faible. La montagne est, plus que tout autre territoire, dépendante du pétrole. Mais il y a des alternatives. Une solution pour les transports en commun de montagne, réside dans les véhicules électriques sans batteries, voir notre article de Mai 2023.

Navette inter-villages de montagne en Suisse, avec la remorque à vélos, permettant aux utilisateurs de couvrir “le dernier kilomètre” pour rejoindre leur domicile alpin.

Il est impossible de lister ici toutes les problématiques liées à la fin de certaines de ressources et au réchauffement climatique en montagne. Chaque village, chaque territoire possède ses propres caractéristiques et ses contraintes.

Mais il est temps de lancer les informations, les débats et les concertations nécessaires pour construire une transition écologique et sociale cohérente avec la fragilité des milieux naturels et sociaux de la montagne, avant que des erreurs irrémédiables ne soient menées par des élus nocifs, incompétents ou inconscients du problème, aveuglés par le nouvel intérêt immobilier pour les montagnes.

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La problématique globale de la montagne et du changement climatique est depuis une dizaine d’années l’objet de recherches, d’études, de conférences, de publications, notamment dans le domaine de l’environnement, du climat ou du seul dossier économique des stations de ski. Les pays montagnards comme la Suisse ou l’Autriche développent des approches tout-à-fait intéressantes. En France, il n’y a pour l’instant que des initiatives locales, dont certaines de très grande qualité comme celle par exemple de L’Espace Mont Blanc, qui fait un énorme effort de vulgarisation et d’éducation, première étape d’une transition réussie.
Une étude très poussée du Shift Project, publiée en 2022, à destination des élus, donne également de nombreuses pistes et méthodes dans la bonne direction, le rapport se télécharge ici [ comment transformer nos territoires: Montagnes PDF- 2022]. Mais il faudra aller bien plus loin pour réaliser des biorégions de montagne résilientes et accueillantes.

Jean-Noël Montagné