Lauren Malka est journaliste et autrice. Elle s’intéresse tout particulièrement à la question culinaire, et ses liens avec le féminisme. Amie de Mouais, elle nous a proposé d’analyser des œuvres à travers le prisme de la bouffe, avec l’idée qu’elle en dit beaucoup sur les rapports de genre, de classes… Voici sa première contribution, consacrée à… une femme dans sa cuisine. Qui pète les plombs.
Il n’y a rien de plus affolant (et de plus risible, aussi, coucou Bergson) qu’une mécanique qui se détraque. Et il n’y a rien de plus mécanique, dans l’imaginaire collectif, qu’une femme dans sa cuisine. Qui n’a pas redouté de voir un jour sa mère en train de craquer au beau milieu de sa routine domestique ? Comme un robot mal réglé qui se mettrait à tournoyer sur lui-même avant de devenir imprévisible. Quand j’étais petite, ma mère préparait le repas tous les soirs de façon si millimétrée et répétitive que la moindre irrégularité, sursaut d’impatience arythmique, un rien de rouge sur ses joues, me paniquait. Colette en fait un motif littéraire dans « Claudine ». Un jour, la narratrice voit sa mère mettre du sel dans sa tarte aux fraises. Et elle y voit le signe que tout fout le camp. Elle a sûrement raison. C’est un ordre du monde qui s’effondre. Mais n’est-ce pas précisément à ce moment-là, dans cette micro-perturbation – souvent inconsciente, au départ – de la minuterie ménagère, qu’une femme amorce son émancipation ? C’est, à mon sens, le message explosif – et viscéralement féministe – du premier film de Chantal Akerman, « Saute ma ville ».
Nous sommes en 1968, tout en bas d’une tour résidentielle, à Bruxelles. Une voix de femme commence par chantonner doucement, hors-champ. Et la voilà qui apparaît, en courant. Chantal Akerman a 18 ans. Turbulente, euphorique, azimutée… on ne sait pas bien. Elle porte un bouquet de fleurs dans une main, un paquet de gâteaux dans l’autre. Appuie une quinzaine de fois sur le bouton de l’ascenseur. Pas que ça à faire, elle monte à pied, en criant « pipi !! ». « Tagadac tagadac… », la voix hors-champ continue de chanter, de rigoler, allegro, sur la bande-son, sans reprendre son souffle. Comme une enfant qui serait en train de disloquer la bobine du film de Chantal Akerman pendant qu’on le regarde. Une femme peut-elle s’émanciper quand elle a besoin de pisser ? Ellipse brève, la seule du film. La femme s’assied à table, joue machinalement avec ses clés et les fait tomber sur le sol. Tout commence à se dérégler progressivement. Elle s’enferme dans la cuisine en scotchant la porte d’entrée. Une femme peut-elle s’émanciper en restant confinée au foyer ? Elle prépare à manger, enclenche le minuteur, avale sa plâtrée de pâtes sans respirer. Elle renverse un peu de vin rouge dans son assiette qu’elle n’a pas terminée, lève les épaules dans un gloussement de tant pis, pose l’assiette sur le sol en gamelle pour le chat, vide ses placards, répand la vaisselle sur le sol, se met à nettoyer la cuisine frénétiquement et à récurer ses propres mollets avec du cirage noir. Elle se salit en se nettoyant.
C’est le comble, pour moi. Mais cela ne s’arrête pas là. La jeune femme allume le gaz, attrape le bouquet de fleurs en accessoire funéraire. La voix crie « Bang bang » et tout explose, pendant que la voix continue de chanter. « Du n’importe quoi », un film fait « en toute innocence » dit Chantal Akerman quand on lui demande de commenter – de « ressasser » dit-elle – les motivations de ce premier court métrage de 13 minutes.
Maurice Merleau-Ponty a questionné le corps et la part de liberté qui s’exprime dans le réajustement perpétuel du geste irréfléchi. Michel Foucault a traqué les micro-élans de résistance qu’un être jugé « névrosé » tente d’exprimer face aux névroses de la société. Le romancier Herman Melville en a tiré le personnage de Bartelby, petit employé zélé d’un bureau newyorkais qui devient le prophète inattendu de la dissidence contre l’aliénation capitaliste, en prononçant cette simple phrase : « I would prefer not too ». Et c’est donc en toute innocence que Chantal Akerman fait entrer ces grandes notions de résistance et d’héroïsme non-épique dans la cuisine de la ménagère apprivoisée. C’est dans le génie de son n’importe quoi qu’elle nous glisse, l’air de rien, quelques techniques pirates pour s’émanciper. Détourner les gestes conditionnés en actes résistances contre la dite féminité. Une façon de hacker l’allégorie de la femme au foyer, qui devrait tenir entre ses mains les ressorts magiques de la cosmogonie domestique et qui finit par se détruire elle-même de l’intérieur, jusqu’à tout faire sauter. Sa ville, elle-même. Peut-être même la ville avant elle. Puisque le monde est en elle. Saute, ma ville.