L’évolution générationnelle des rapports aux questions LGBTQIA+ et féministes est complexe, notamment en ces heures de « backlash » et de trumpisme triomphant. Nous en avons parlé en octobre dernier à Montréal avec Francis Dupuis-Déri, chercheur politiste franco-canadien et professeur à l’université du Québec, spécialiste des mouvements sociaux, de l’antiféminisme et de l’anarchisme. Par Mačko Dràgàn.

Illustration 1Le terme « backlash » vient de l’ouvrage de la journaliste américaine Susan Faludi, « Backlash. The Undeclared War Against American Women », qui lui a valu le prix Pulitzer en 1991. On peut le traduire en français par “retour de bâton”, et il est le plus généralement utilisé pour désigner la “réaction violente d’une partie de la société face aux progrès des droits des femmes” (1) mais aussi des diverses minorités.

A la terrasse d’un petit café bohème comme il en existe tant à Montréal, dans la fraîcheur de l’hiver qui pointe, après avoir discuté d’une manif’ où je m’étais rendu la veille, un rassemblement de soutien à deux jeunes activistes écolos maintenus en détention et jugés suite à une action pourtant non-violente, nous rentrons dans le vif du sujet.

« Là, il y a un gros backlash sur le féminisme, me dit Francis. Un gros retour en force de la pensée masculiniste partout ». « Ce n’est pas pareil dans tous les pays mais, pour le cas de la France, ce n’est pas nouveau. En 2006, il y avait déjà Éric Zemmour avec Le premier sexe, un brûlot anti-féministe. Il y a eu aussi les groupes de pères divorcés qui avaient escaladé les grues -et qui avaient été aussitôt reçus par des ministres ». Pour rappel, ces pères, inspirés par le mouvement étasunien des Fathers of justice, demandaient « la résidence alternée de plein droit si les deux parents demandent la garde et la déjudiciarisation des conflits familiaux » –soit la mise sous le tapis des violences masculinistes intra-familiales. « Déjà, à ce moment-là, poursuit Francis, c’était croisé avec des mobilisations anti-genre ». Puis il y eut, en 2013, les mobilisations contre le « mariage pour tous », à l’initiative notamment d’associations familiales catholiques, et où la moyenne d’âge, il faut bien le dire, était assez élevée, quoique de jeunes collectifs identitaires soient déjà présents. « Les forces anti-féministes et anti-diversité de genre et sexuelle étaient croisées. Et c’est ce qu’on voit encore aujourd’hui. Par exemple, l’organisation de Zemmour, Reconquête, est alliée aux organisations « Parents vigilants » et « Maman louve ». Tout ça est ouvertement transphobe, homophobe, et anti-féministe. Il y a alliance, et j’ai l’impression que c’est assez récent ».

Comment « recrutent »-ils ? « Ils ont su évoluer, notamment via des influenceuses, des influenceurs, pour adapter leur discours à l’air du temps ». Car il est plus compliqué d’être frontalement sexiste aujourd’hui ? « Oui et non. Je pense qu’il y a les deux. Par exemple, l’extrême droite de parti, ça fait un bon bout de temps qu’elle joue la carte : Si vous laissez passer l’immigration, ça va transformer la France en république islamiste, avec la charia, et les femmes et les minorités de genre vont perdre leurs droits. C’est pour ça, entre autres raisons, qu’il y a des communautés gays qui votent R.N, ainsi que des femmes, en pensant que c’est une protection pour les autres ». Une façon, donc, comme le fait le collectif « féministe identitaire » Némésis, récemment salué par Bruno Retailleau qui a dit « partager leur combat », de détourner les luttes féministes et LGBTQIA+ pour en faire une arme contre les musulmans (principalement).

Mais une autre partie de l’extrême-droite continue d’assumer très frontalement son anti-féminisme. « Entre autres sur le web, des influenceurs qui disent que puisque les hommes sont castrés, efféminés, il faut qu’ils reprennent leur place dans la famille, dans le couple, dans la société, et qui donnent des conseils de séduction, de vie ». « Ils associent la masculinité à des normes conventionnelles comme les armes à feu, la viande, la chasse, et la muscu. Cette tendance-là n’est pas dans un camouflage : ils peuvent attaquer directement les féministes ». Et ils sont très implantés dans les sphères du pouvoir, tel Nick Fuentes, ami de Musk et Trump, qui a salué la réélection de son chef avec une vidéo à destination des femmes -il frappera une féministe quelques jours plus tard- où il affirmait : « Les hommes gagnent de nouveau ! Nous allons vous garder à terre pour toujours. Vous ne contrôlerez jamais vos propres corps ! »

Ont-ils une audience ? « Il y a des influenceurs qui sont de vrais losers, avec quelques centaines ou quelques milliers de personnes qui les suivent, d’autres des dizaines de milliers, voire plus. Il y a une diversité de voix, qui crée une sorte de chorale. Donc là-dedans, il y a des voix qui portent plus que d’autres, évidemment ». Je le questionne sur TiboInShape, qui a récemment pris à Squeezie -qui, soit dit en passant, bien qu’hétéro, assume en public un style totalement queer– le titre de youtubeur le plus suivi de France, et qui, s’il se défend d’être d’extrême-droite malgré son amour de la patrie, de l’armée et du drapeau, témoigne d’un discours fondamentalement viriliste. « Ce sont des personnes très écoutées chez les adolescents. Il y a vraiment un danger dans le fait que ce virilisme larvé -ou pas larvé d’ailleurs-, se répande ».

Un danger qui se manifeste de plusieurs façons. « En premier lieu, et c’est confirmé par des agences institutionnelles, les stéréotypes et les préjugés sexistes et misogynes sont en augmentation chez les jeunes hommes en France ». Et donc, « ce n’est pas juste une question de bataille des idées, de savoir si on débat ou on débat pas : ceux que l’on appelle les influenceurs, ils ont donc une influence réelle dans la vie de certains hommes qui sont en relation avec certaines femmes, et ça peut pourrir la vie de ces femmes directement », car, « s’ils n’en font pas nécessairement l’apologie explicite, tout leur texte sous-tend qu’un vrai homme c’est un homme actif, agressif, compétitif, voire qui use de la force et de la violence ».

Je lui cite le rapport publié en novembre 2023 par l’Observatoire des inégalités : « Entre 2003 et 2023, la proportion de Français déclarant n’être “pas du tout racistes” a été multipliée par deux en 20 ans, passant de 30 % à 60 %. Par ailleurs, il y a trois fois moins de Français qui estiment qu’il y a des “races supérieures” : 5 % aujourd’hui contre 14 % il y a 20 ans » (2) Même chose pour l’acceptation de l’homosexualité. Mais, en apparence paradoxalement, les manifestations de xénophobie violente augmentent, ce qui fait tirer la conclusion d’une frange réactionnaire minoritaire, mais plus active.

« Oui, opine Francis, et c’est tout-à-fait ce que je constate avec d’autres, notamment la sociologue Mélissa Blais [Militante féministe, doctorante en sociologie à l’UQAM, NDLR] avec qui je travaille beaucoup, et des groupes comme le GRIS-Québec [Groupe de recherche et d’intervention sociale de Montréal, NDLR], qui fait des interventions sur la diversité de genre et sexuelle dans les écoles ». « Ils disent que la société n’avance pas comme un bloc homogène. En fait, il y a des éléments qui avancent et d’autres qui reculent, si on pense en termes « progressistes » et « réactionnaires ». Et, tu as tout-à-fait raison, c’est la même chose qui est constatée en atelier : par exemple, chez les jeunes, le GRIS, quand il va dans des écoles, fait remplir un formulaire par rapport à leur préférences sexuelles, ou à leur auto-identification de genre et de préférences. Et, depuis 5-7 ans, on n’a jamais eu autant de filles -les garçons, c’est plus compliqué-, mais de filles ouvertes à la diversité de genre et sexuelle. Soit qu’elles le sont elles-mêmes en disant bi ou homo ou polyamoureuse, soit qu’elles disent qu’elles en connaissent, que ça ne les dérange pas, qu’elles sont contentes d’avoir des amis comme ça ».

Il s’agit donc, ici, d’une progression positive chez les jeunes générations. Mais « le GRIS dit aussi, par ailleurs, que cela fait 3 ans qu’ils n’ont jamais reçu autant de haine au visage pendant les formations, principalement de la part des jeunes hommes, le pire âge étant 15 ans. Ils vont dans des écoles, et disent : on a l’impression qu’on est retournés 30 ans en arrière ». Ce qu’avait d’ailleurs souligné Le Monde dans un article d’avril 2024, titré « Les jeunes femmes sont de plus en plus progressistes, tandis que les hommes du même âge penchent du côté conservateur », et qui commençait ainsi : « La guerre des générations n’est pas celle que l’on croit. Elle n’a pas lieu entre les plus de 50 ans étiquetés « boomeurs » et les moins de 25 ans, mais au sein de la jeunesse elle-même, entre les deux sexes » (3).

Une progression, et un recul. Moins de réactionnaires fanatiques, mais beaucoup plus virulents, car animés d’un sentiment -faussé- de minorité dû aux évolutions sociétales. Mais, tempère Francis, « il ne faut pas oublier que dans les années 80, début des années 90, à peu près tous les groupes de musique rock-pop avaient au moins un membre, y compris les Boys Band, qui était androgyne -souvent le bassiste… Et il y avait Prince, Boy George, David Bowie… Et ça, c’était avant Judith Butler, avant les théories queer ! »

Illustration 2

A nouveau donc, les choses sont plus complexes qu’on ne pourrait le penser. Mais, me dit-il pour conclure, « je pense qu’effectivement, du point de vue de l’Amérique du Nord, c’est sûr que si on est un conservateur et qu’on suit l’actualité, on a reçu Black Lives Matter, les mobilisations des autochtones, les vagues MeToo, le mouvement de la jeunesse pour le climat, les revendications pour la diversité de genre et sexuelle…. Depuis une dizaine d’années, au niveau du front électoral, c’est pas super pour les forces progressistes, mais sur ces fronts de lutte-là, c’est encore vif. Et pour un réac’, ça fait beaucoup ! » Ce qui explique aussi l’agressivité de certains courants réactionnaires, renforcés par une dynamique médiatique reprise des États-Unis, avec pour modèle le FoxNews de la famille Murdoch.

A lire : Francis Dupuis-Déri, Les antiféminismes. Analyse d’un discours réactionnaire, Les éditions du Temue-ménage, 2015

Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Les éditions du Remue-ménage, 2018

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(1) https://www.tilt.fr/articles/le-backlash-cest-quoi-taide-comprendre-ce-terme

(2) https://www.francetvinfo.fr/societe/racisme/discriminations-une-societe-francaise-moins-raciste-moins-sexiste-et-moins-homophobe-mais-toujours-violente-dans-son-intolerance-selon-l-observatoire-des-inegalites_6212925.html

(3) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/04/partout-un-fosse-potentiellement-dramatique-se-creuse-entre-les-jeunes-femmes-et-les-jeunes-hommes_6225866_3232.html