S’il semble se dégager une majorité dans la population favorable au projet de loi sur la fin de vie (92% pour selon un sondage Ifop pour l’ADMD de mai 2024), il existe également des oppositions, notamment de collectifs pour les droits des handicapés, ainsi que de médecins. Nous avons interrogé Charles-Henry Canova, cancérologue ainsi que Elisa Rojas, avocate et militante handi.

Par Edwin Malboeuf

Validiste et eugéniste (lire plus bas). C’est ainsi qu’ Elisa Rojas, avocate et militante pour les droits des personnes handicapées, a qualifié le projet de loi sur la fin de vie. Dans une tribune parue dans Le Monde le 13 février 2025, elle s’est prononcée contre. Pourquoi ? «  Il est clair que le texte de loi sur la fin de vie relève d’une logique validiste et eugéniste dans le sens où tous les raisonnements faits pour le justifier s’appuient sur le postulat que toutes les vies ne se valent pas, qu’il est logique que les personnes malades et/ou handicapées veuillent mourir et qu’il n’y a pas, comme on le ferait pour des personnes valides, à interroger leur environnement, à questionner les véritables causes de leur désir de mort, ni à les dissuader de recourir au suicide mais qu’il faut, au contraire, leur faciliter le passage à l’acte. Sans le dire expressément, il y a aussi l’idée sous-jacente qu’au fond les personnes malades et/ou handicapées étant des poids pour la société, leur mort ne serait pas un drame mais une libération pour elles-mêmes et surtout l’ensemble de la collectivité ».

Pourtant, les partisans du projet de loi insistent sur le dernier mot laissé au patient, pour ne pas craindre d’incitation à la mort pour des patients en soins palliatifs. « Cette présentation est très hypocrite. Il y a une multitude de pressions qui pourront s’exercer sur les patients en cause, notamment sociales, familiales et médicales. Comme je l’ai dit, nous vivons dans une société qui hiérarchisent les vies et considèrent les personnes malades comme des fardeaux pour leurs proches et l’ensemble de la collectivité. Il est évident que le texte lui-même constituera une pression supplémentaire et une incitation au suicide pour les personnes malades et handicapées, notamment les plus fragilisées », détaille Elisa Rojas. Pour l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (lire précédemment) il faut à la fois mieux prendre en charge ces soins palliatifs et également pouvoir choisir librement sa mort. « Le fait de lier suicide assisté/euthanasie et soins palliatifs en affirmant qu’ils peuvent coexister, et que l’un est le prolongement de l’autre, est une manipulation grossière de la part de cette association. Provoquer la mort n’est pas un soin, puisque le soin vise, au contraire, à améliorer, maintenir et protéger la santé physique ou mentale. Mélanger les deux sujets dans le texte de loi visait, en outre, à empêcher ceux qui ont des doutes sur l’opportunité de légaliser « l’aide active à mourir » de voter contre sans risquer de mettre en péril le financement des soins palliatifs. Il s’agissait ni plus ni moins d’un chantage. En réalité, ce qui est constaté dans les pays qui ont légalisé ce type de dispositif, comme le Canada, c’est que parallèlement à cette légalisation la qualité des soins palliatifs s’est dégradée. Or, la qualité des soins palliatifs et leur financement à hauteur des besoins, comme tout ce qui contribue à soulager la douleur, devrait être la priorité pour les malades en fin de vie. D’ailleurs, lorsque ces derniers sont bien pris en charge, ils ne demandent plus à mourir, comme l’a confirmé la mission d’évaluation des lois Claeys-Leonetti de 2023 ». 

Elisa Rojas estime également que le but de la convention citoyenne créée pour l’élaboration du projet de loi « était clairement de donner un semblant de légitimité à un texte qui en réalité ne répond à aucune urgence, ni même à aucun besoin. Or, les conclusions de cette Convention, selon lesquelles 75,6 % des participants se sont déclarés favorables à une évolution du droit vers une « aide active à mourir » sont des plus contestables ». Elle relève « qu’il a été demandé à des personnes majoritairement valides de se prononcer en se projetant de façon fictive dans des réalités (la maladie, la dépendance, le handicap, la souffrance physique et morale, la proximité de la mort) qu’elles ne vivent pas mais craignent sans les connaître, tandis que la voix de celles et ceux qui font déjà l’expérience concrète de ces réalités, et dont la vie sera possiblement écourtée par la réforme, a été opportunément écartée ou minorée, tant dans le choix des participants que lors des tables rondes organisées. »

L’euthanasie : un progrès ?

Le droit de choisir sa mort ne représente-t-il pas un progrès ? « Je m’étonne que le droit de choisir sa mort ne soit revendiqué que pour les personne malades et handicapées mais jamais pour justifier le suicide des personnes valides et « bien portantes. » Je m’étonne également que les défenseurs du texte qui, pour la plupart, ne s’offusquent jamais du fait que la plupart des personnes malades et handicapées vivent actuellement privées du droit de choisir leurs conditions de vie (par exemple, l’endroit où ils vivent, avec qui, leurs activités, leurs repas), soient soudainement préoccupées par le fait de donner d’urgence à ces mêmes personnes le droit de choisir leur mort. Le suicide est déjà une liberté pour tout un chacun et il existe, par ailleurs, les lois Claeys-Leonetti (2005 et 2016) pour répondre de façon raisonnable aux besoins des malades en fin de vie, avec le refus de l’acharnement thérapeutique, le droit à la sédation profonde jusqu’au décès et la possibilité de directives anticipées. »

L’avocate et militante pour les droits des personnes handicapées s’interroge sur la notion de progrès. « Pour ce qui est de savoir si légaliser le suicide assisté et l’euthanasie est un progrès, tout dépend de la définition que vous avez du progrès. Pour ma part, je ne pense pas que le progrès se mesure uniquement au regard des libertés individuelles et de leurs avancées, il faut aussi tenir compte d’autres paramètres comme celui de l’égalité et de la solidarité. En ce sens, en termes d’égalité et de solidarité ce projet de loi ne constitue pas un progrès. Au contraire, il ne constitue rien d’autre que le parachèvement d’une politique capitaliste et néolibérale mortifère qui détruit d’abord les droits des personnes malades et handicapées, détériore leurs conditions de vie, d’accès aux aides et aux soins, les abandonne à leur sort, pour ensuite leur proposer – presque cyniquement – la mort comme solution à leurs difficultés ».

Un risque d’élargissement à craindre

Même avec des garanties et des critères très restrictifs, Elisa Rojas se prononce contre le projet de loi. « Aucune garantie n’est de nature à contenir les dérives et à faire échec aux risques considérables qu’il représente pour les personnes malades et handicapées. L’extension du dispositif au-delà des personnes malades au pronostic vital engagé à court terme est inévitable. Il est même consubstantiel au texte dans la mesure où il s’agit de créer un nouveau droit, dont l’un des critères d’attribution est la souffrance, il y aura toujours des gens en grande souffrance pour dénoncer le fait qu’ils sont injustement exclus de ce droit d’accès au suicide médicalisé et pour revendiquer son application à leur situation. C’est ce qu’il s’est passé au Canada et la raison pour laquelle, rien n’a pu empêcher l’élargissement rapide de la liste des « bénéficiaires. »

Observe-t-on dans les pays où l’euthanasie est légalisée une hausse des morts de personne en situation de handicap ? « Le simple fait que des personnes handicapées puissent demander à mourir via ce dispositif non pas par souhait de mettre fin à leurs jours, mais à défaut de pouvoir vivre et se soigner dans de bonnes conditions est totalement inacceptable. On sait que de telles demandes ont été faites et ont été validé dans les pays qui ont légalisé le suicide assisté et l’euthanasie. Qu’elles soient majoritaires ou pas n’est même pas la question. Ceux qui défendent le projet de loi semblent considérer que les morts qui ont été provoquées dans ces circonstances sont un moindre mal, qu’il ne s’agit que de simples « dommages collatéraux », ce n’est pas mon cas. La vie des personnes malades et handicapées compte et il me semble tragique qu’une société soit inhumaine au point de suggérer l’inverse. »

Garantir d’abord l’accès aux soins palliatifs

Charles-Henry Canova, cancérologue, se veut plus mesuré dans son approche du projet de loi. « Il n’y a pas de pour ou de contre. C’est plus compliqué que cela ». Que pense-t-il du projet de loi en cours ? « Je pense qu’il faut le scinder en deux [comme proposé par François Bayrou – N.D.L.R.]. Car il y a deux sujets différents. Déjà, l’accès aux soins palliatifs n’est pas garantie équitablement sur le territoire. Idéalement, la meilleure façon de mourir est à son domicile avec ses proches et pas dans un endroit institutionnalisé qui t’est étranger. Il faudrait proposer un accompagnement à domicile avec la structure qu’il faut. Le problème est qu’il n’y a plus beaucoup d’infirmières et de médecins qui se déplacent à domicile. Aujourd’hui, ce n’est pas applicable. Il faudrait déjà que chaque département puisse bénéficier de soins palliatifs et qu’ils soient accessibles. Ce sont des services qui ne sont pas rentables et on ne devrait pas y chercher de la rentabilité. Il faut beaucoup de personnel soignant pour peu de patients ».

Que recouvre l’appellation soins palliatifs qui devrait faire l’objet d’un texte séparé de celui sur l’aide active à mourir en mai 2025 à l’Assemblée nationale ? « On utilise beaucoup le terme de soins de confort, plus générique et plus global, explique Charles-Henry Canova. On est dans l’ère de l’accompagnement du patient, de lutte contre la douleur, du soutien psychologique. Un accompagnement global du corps et de l’esprit, des soins de confort en parallèle de la prise en charge médicale. Par exemple, en plus de la chimiothérapie, un accompagnement nutritionnel, social, psychologique et physiologique, des proches. Très peu d’endroits sont structurés pour garantir tout cela. Pourtant, de nombreuses études ont montré une amélioration de la survie lorsqu’il y a des soins de confort en plus de la chimiothérapie. » Pour le médecin, « ce qui est effrayant pour l’aide à mourir dans le cas des personnes atteintes de cancer, c’est qu’on peut se trouver parfois dans des situations d’urgence où il s’agit simplement d’un cap aigu à passer et d’aider le patient à partir. J’ai des patients toujours en vie trois ans après des soins palliatifs. C’est un vrai danger de simplifier des process. Quel humain en 2025 et plus tard pourra dire : ce patient-là, c’est fini, il faut abréger ses souffrances. »

Le docteur Canova porte aussi l’attention sur un facteur négligé selon lui dans le cas d’une fin de vie. « La dépression est très fréquente chez les personnes atteintes de cancer, ce qui aggrave le pronostic. Lorsqu’on est dépressif, on peut manifester plus vivement l’envie de mourir. Le niveau de la psychiatrie en France se dégrade, car ce n’est pas très rentable. Il faudra une évaluation psychiatrique pour les patients souhaitant mourir, car certains sont brisés et leur situation peut s’améliorer avec une psychothérapie et des antidépresseurs. On néglige trop cet aspect. » Selon lui, il faut prioriser le soin et les structures d’abord. « Avant d’aider les patients à mourir, il faut pouvoir diagnostiquer et dépister précocement, traiter des dépressions, encadrer psychologiquement les patients. Il faut instaurer des parcours de soins pour toutes les pathologies, avec des intervenants identifiés et disponibles. Faire cette loi sans les ressources humaines nécessaires n’a pas de sens. » Il réfute également l’argument de l’alignement sur les voisins européens pratiquant déjà l’euthanasie. « Le fait que l’euthanasie existe chez nos voisins ne veut pas dire qu’il faut s’aligner. On se demande comment aider les gens dans ces situations, et aucun médecin n’a la réponse idéale. Il est sûr que cela peut rassurer lorsqu’on connaît son futur très péjoratif de savoir qu’on peut ne pas aller jusqu’à ce point de souffrance. Il faut faire attention à ce que ce ne soit pas élargi à des pathologies qui n’engagent pas le pronostic vital, comme des dépressions résistantes par exemple ».

Les partisans du projet de loi sont pour que deux critères importants préviennent de ces dérives : le consentement libre et éclairé du patient, ainsi que l’établissement d’un pronostic vital engagé à court ou moyen terme. « Pour moi, moyen terme ne veut pas dire grand-chose. Il faut être précis. Moyen terme peut être long. Est-ce trois ou quatre ans avant la date du décès ? Le consentement libre et éclairé existe-t-il chez des patients dépressifs, pas bien entourés ? On veut écrire un texte générique pour des milliers de situation différente. C’est très difficile d’en évaluer la pertinence. Et il faut des moyens humains et financiers avant les textes. Est-ce que parce qu’on manque de soins palliatifs on va aider les gens à mourir plus facilement ? » Pour conclure, Charles-Henry Canova réitère son souhait de voir les soins palliatifs en ligne de mire avant le reste. « Le plus grand progrès sera l’accompagnement. S’il y avait des soins palliatifs partout et accessible, je ne sais pas si on se poserait la question de l’aide à mourir ».

Validisme et eugénisme, c’est quoi ?

Elisa Rojas définit ainsi ces deux termes : « Le validisme est le système d’oppression mis en place par les personnes valides qui infériorise et déshumanise les personnes handicapées. C’est une structure de différenciation et de hiérarchisation sociale qui repose sur le principe que les personnes valides sont la norme ou l’idéal à atteindre et que toute personne qui ne correspond pas à cette norme se trouve dans une position inférieure qui justifie sa mise à l’écart et sa marginalisation de la société. Quant à l’eugénisme, c’est l’ensemble des méthodes et pratiques qui vise à sélectionner les individus pour améliorer l’espèce humaine. Il conduit à ne retenir que ceux dont les caractéristiques, par exemple le patrimoine génétique ou la santé, sont considérées comme les meilleures et à écarter les autres, en empêchant leur venu au monde ou en les éliminant par exemple ».