Il n’y a pas que la loi asile-immigration. Un peu partout, l’État français pratique de façon systématique une politique brutale d’empêchement d’habiter, à l’encontre des pauvres et des exilés. Du harcèlement quotidien du «zéro point de fixation» à Calais à l’opération «Wuambushu» à Mayotte, le photoreporter Louis Witter a assisté au détail de cette violence raciste. Tentes lacérées, destruction de bidonvilles, vies broyées… Il nous en parle.

Un jour parisien de grisaille, vers 13h30, dans un petit troquet de Basilique à Saint-Denis, en attendant de voir arriver la sympathique bouille de punk pirate de Louis Witter, je retrace sur mon carnet les grandes lignes de présentation de ce photoreporter. Il a couvert pas mal de choses : des manifs d’extrême-droite, du GUD aux coincés anti-mariage pour tous, la ZAD de Sivens, les combattant·e·s du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en Irak, le Hirak, mouvement de protestation à Al Hoceima, au nord du Maroc… Et, donc, à partir de 2016, le camps de migrants près de Calais (1).

Expulsion of the Calais refugees camp. Calais, France, the October 25th 2016.

Expulsion du camp de refugiés de Calais le 25 octobre 2016.

Et à 19h30, à Ménilmontant cette fois-ci, car Louis, talentueux mais distrait, avait oublié notre rendez-vous de midi, je le retrouve enfin devant une bière, à l’abri de la pluie battante, et je lui demande ce que lui évoque ce pourquoi je voulais le rencontrer, à savoir : la notion de gestion coloniale, par l’État français, de l’habitat de populations pauvres racisées, -ou en l’occurrence plutôt de l’empêchement d’habiter.

« En tant que journaliste, ce que j’ai constaté en foutant les pieds pour la première fois à Calais, c’est que « l’habitat » là-bas est tellement insalubre qu’on aurait même du mal à considérer ça comme de l’habitat. Ce qu’on a appelé la « grande jungle », c’était le plus grand bidonville d’Europe, avec avec jusqu’à 10 000 personnes dans le campement ». La « Jungle » sera finalement expulsée en 2016. Mais pendant plus d’un an et demi, « les personnes ont pu construire quelque chose. C’était une ville hors-la-ville, avec des quartiers, le quartier soudanais, le quartier érythréen, des églises, des mosquées, des restaurants selon les ethnies et les langues parlées… » Une cité cosmopolite où les exilé·e·s tentèrent, autant qu’elles et ils le purent, de se récréer un « chez-soi ».

Le harcèlement quotidien des exilé·e·s

Las. Le gouvernement dit « socialiste » (ni oubli ni pardon) de l’époque, en la personne de Bernard Cazeneuve, décide alors la mise en place de la stratégie du « zéro point de fixation », « qui consiste à empêcher par tous les moyens aux personnes de construire un campement, ou même de se poser sur un terrain, avec ne serait-ce qu’une tente ou des bâches. Ça passe donc par un harcèlement constant ». Qui a compris entre autre, sous le mandat de Macron, le lacérage de tentes par les agents de boites privées. Le gouvernement aura beau jurer qu’« il n’y avait pas de commande de l’État » (Darmanin), « Je ne pense pas qu’il y ait un ordre gouvernemental pour lacérer des tentes » (Dupond-Morett), les faits sont là. Après cette polémique, les tentes ne seront plus lacérées, mais jetées aux ordures. Ce qui est beaucoup mieux.

Sur le campement de Loon-Plage près de Grande-Synthe le 23 novembre 2021. Après l’expulsion du campement par les forces de l’ordre le mardi précédent, bon nombre de personnes ont trouvé refuge sous un pont où passe la route nationale. Un père et son fils attendent, près du feu.

Pour ce qui est de la notion de gestion « coloniale », il ne sent pas en mesure d’employer ce terme, « n’étant ni sociologue, ni historien ». « Je le réfute évidemment pas, mais je le maîtrise pas ». En revanche, « c’est très clair que cette gestion est raciste, dans le sens où toi aujourd’hui, tu es blanc, tu installes ta tente dans un des lieux de vie de Calais, tu risques moins de choses que si tu es noir ou arabe. Pareil pour les distributions alimentaires. Pendant un an et demi, tu as eu un arrêté préfectoral, couvert et justifié par Darmanin, qui interdisait les distribution de nourriture dans une trentaine de rues. Cet arrêté-là, dans les faits, si tu nourrissais entre guillemet un « SDF-bien-de-chez-nous », il ne t’arrivais rien. Mais si la distribution se faisait à des personnes racisées, tu voyais direct débarquer le camion de CRS… »

Nous évoquons les termes employé dans cet arrêté, où l’on parle des « nuisances dues aux personnes migrantes », et dans celui pris récemment à Paris (qui a été suspendu), où il était question des « drogués », « même pas des personnes usagères de drogues ou je sais quoi… » Il y voit un « bannissement ».

Sur Calais aujourd’hui, les expulsion ont lieu toutes les 48 heures. Enfin, « ça n’est jamais assumé par les préfectures, mais ce qu’on observe sur le terrain c’est entre 24, 36 et 48 heures ». Comment ça se passe ? « Un groupe de CRS arrive sur les campement, demande de quitter le terrain, tout le monde s’en va. Une fois que les CRS ont tourné les talons, les personnes reviennent. Il n’y a donc aucune logique, disons utilitariste, encore moins de proposition de mise à l’abri. C’est juste du harcèlement, pour les décourager d’être là ». Et ce qu’on voit à Calais, on le voit aussi à Paris, avec les grilles autour de Stalingrad, la Chapelle…

Migrants and refugees are protesting against the expulsion of the Calais camp. Calais, France, the October 1st 2016.

Des réfugiés manifestent dans la jungle de Calais le 1er octobre 2016.

Le but est clair : « épuiser physiquement et mentalement ». Ces situations mènent donc « à des drames humains, avec des personnes qui se suicident, développent des troubles psychologiques qu’elles avaient peut-être déjà avant, que la plupart des exilés souffrent déjà de post-trauma, ayant subi des violences sexuelles, de la traite… » On a vu à Calais que des personnes « qui sont déjà avec un toit sur la tête, aussi précaire soit-il, une cabane, un endroit au sec, peuvent davantage prendre le temps d’être orientées vers ce qu’elles veulent -par exemple, faire une demande d’asile. Là, on leur supprime totalement cette possibilité là ». Et donc, certains pètent les plombs. Mettre des gens déjà en post-trauma, potentiellement atteints de troubles psys, à la rue, en les harcelant quotidiennement, c’est le meilleur moyen d’obtenir d’horribles faits divers -dont la droite extrême et l’extrême-droite vont évidemment se repaître. Ce qui n’empêche pas la Macronie de poursuivre cette aberration mortifère, notamment en remettant en question l’Aide Médicale d’État pour les exilé·e·s. « Tous les médecins disent que c’est une connerie. Pour que tout se passe bien, il faut que tout le monde aille bien ».

Violence coloniale à l’encontre des habitant·e·s des bidonvilles de Mayotte

Mais il n’y a pas que sur son territoire métropolitain que l’État pratique cette politique sinistre. Louis connaît bien Mayotte, archipel français de l’océan Indien, où il s’est rendu pour la première fois en 2019, pour aller voir un ami qui y vit. Et il y est retourné récemment, deux semaines avant le début de l’opération « Wuambushu », en mai 2023. Une opération « unilatéralement décidée par Darmanin, qui devait être la plus discrète possible, et qui consistait en la destruction des habitats indignes de Mayotte, avec expulsion des sans-papiers ». Un local de rétention administrative avait été ouvert dans la foulée à M’Tsapéré, près de la capitale Mamoudzou. Où des violations manifestes du droit européen ont été observées.

« Ce qu’il a d’exceptionnel là-dedans, c’est le lien assumé qui a été fait entre délinquance, immigration clandestine et habitat insalubre. En gros, pour Darmanin, on était dans un triangle très simple qui consistait à dire : si on détruit les bidonvilles on va en chasser les délinquants et vu que les délinquants sont sans-papiers on va aussi chasser les sans-papiers ». On est donc en plein dans ma thématique de l’empêchement colonial d’habiter.

Dans le quartier d’habitats informels de Majicavo à Mayotte, le 22 avril 2023. Plusieurs familles craignent la destruction de leurs maison et leur expulsion vers les Comores.

« Wuambushu » fut un échec total, car dès le premier jours, le gouvernement Comorien a dit ne pas vouloir de ses « ressortissants » exilés en France. Mais le mal été fait : « Des quartiers entiers on été détruits, où parfois certaines personnes vivaient depuis plus de vingt ans. Avec pas mal de bangas (2) en tôles, mais aussi des maisons en dur, que les gens avaient construite sur leurs terrains, avec un étage, une terrasse, un petit jardin… »

Tout un intime nié, piétiné, bulldozérisé. Bien sûr, comme le droit oblige -encore- à le faire, des propositions de relogement avait été faites en amont. Sans prendre en compte l’ignominie qu’il y a à demander des lieux où ils vivent depuis longtemps, parfois depuis toujours – sans compter que certaines des propositions était, inadaptées, avec des logement au 1er étage sans ascenseur pour des personnes handicapées… Il donne l’exemple d’un bidonville où « les familles ont été dispatchées aux quatre coins de l’île », ce qui a évidemment été très mal vécu. Cela détruit toute la construction sociale d’un quartier, avec ses solidarités, ses relations de voisinage…

Beaucoup de familles avaient cependant accepté les relogements, et, dans le quartier où était Louis au moment de l’opération, « sur les 200 personnes ce jour là il ne serait qu’une dizaine de familles, notamment celles qui avaient des logements en dur, qui n’entendais pas partir ». Les gendarmes sont arrivés au petit matin. « On a dormi sur place, on s’est fait tej’ très vite. Un peu comme à Calais, tu as un périmètre de sécurité qui est mis en place, et c’est « vous inquiétez pas d’ici une heure le préfet va arriver vous pourrez faire un tour avec lui ». Sauf que moi je ne suis pas là pour remontrer ce qu’on veut bien me montrer ! Ça s’est pas mal passé, il n’y a pas eu d’affrontement, mais une tristesse absolue… »

A Tsoundzou à Mayotte, où des échauffourées ont éclaté ces derniers jours jusqu’à tard dans la nuit, le préfet Thierry Suquet vient donner une conférence de presse. L’occasion d’une démonstration de force alors que des barricades sont toujours érigées dans le quartier. Une femme tente de le couper, « ma maison a été détruite ! ». Le 24 avril 2023.

Il me raconte l’histoire, également narrée par Mediapart (3), de Madi, un ouvrier du BTP de 47 ans qui s’était retrouvé forcé à participer à la démolition de son propre quartier. « Une fois arrivé sur place, le cœur a lâché ». Il avait demandé à ne pas être mobilisé là-dessus. « C’est d’un cynisme horrible… » « Une machine à broyer des vies » (Mediapart).

Un toit, c’est un droit -un droit à l’intimité

« Sur cette question de l’intime de l’habitat, me dit Louis, pour en revenir à Calais, ce qui est intéressant dans la Grande Jungle c’est que les cabanes en bois étaient « pimpées ». Les gens qui habitaient dedans les décoraient, mettaient des drapeaux, des icônes religieuses… Il y avait un semblant de « chez-nous », entre guillemet, qu’on t’interdit totalement quand c’est une tente, qui est exposée à la flotte, au vent, et au couteau du type qui va l’éventrer… »

Le « zéro fixation », de ce qu’il sait, s’est généralisé, entraînant partout, chez les exilé·e·s, précarité émotionnelle et absence totale d’intimité. Dans les lieux où ces personnes peuvent se poser, se construit tout un réseau d’entraide, avec « des partages de bouffe, d’infos… » « Mais si on t’expulse toutes les 48 heures, cette solidarité-là est empêchée ». C’est la force de l’habiter-ensemble qui est brisée. « J’ai du mal à me dire que c’est pensé, mais j’ai du mal aussi à croire qu’ils ne s’en rendent pas compte au niveau de l’État, et que ça les arrange bien. Je pense pas qu’il y ait un cerveau derrière en mode « on va casser cette solidarité » -même si c’est une technique classique de contre-guérilla- mais c’est pas totalement innocent ».

Migrants and refugees are protesting against the expulsion of the Calais camp. Calais, France, the October 1st 2016.

Des réfugiés manifestent dans la jungle de Calais le 1er octobre 2016.

Tandis que la pluie se fait de plus en plus forte, nous évoquons les ressentis des personnes qui vivent cet empêchement d’habiter. « Le terme qui revient souvent, c’est : « même les animaux sont mieux traités ». Ils disent : « Si on était des chiens, à la SPA on aurait eu au moins une cage avec de la flotte et de la bouffe ». Cette question de l’animalisation, elle est ressentie par les personnes, et elle vient aussi de la volonté politique de les faire passer pour des animaux ». Une logique proprement génocidaire -nier l’humanité des gens pour mieux s’en débarrasser- qui, « si elle était auparavant l’apanage de l’extrême-droite, se retrouve désormais partout ». « Gérard Collomb, en en 2017, avait parlé d’« abcès de fixation » « enkysté » qu’il fallait « traiter ». On parle de quoi ? De pus ? D’une maladie ? D’insectes ? Et aujourd’hui, Pascal Praud peut tranquille faire un lien entre les migrants et les punaises de lit… Même la gauche parlementaire a totalement oublié cette question de l’accueil ». Il soupire : « tout ça témoigne d’un inconscient terrible … C’est inhumain ».

Pour conclure sur une note plus personnelle, Louis évoque son propre rapport intime au fait de vivre quelque part, et sur l’horreur de « L’impossibilité de se projeter devant soi ». « J’ai beaucoup déménagé. Ce qu’on construit quelque part, avoir un chez-soi, c’est super important ». « La question d’un toit pour tous est fondamentale. C’est pas la base de tout, mais presque. Quand tu dois remonter la pente, remonter du bas du bas du bas, et j’ai des très très proches qui y ont été confrontés, la première chose qu’il faut, c’est un chez-soi où se poser, avec son voisin, sa voisine, son épicerie, un endroit où on se dit « j’y suis bien » ».

Par Mačko Dràgàn

Crédit photos : Louis Witter, qui nous a fait une sélection de son travail et nous a autorisés à l’utiliser, qu’il en soit remercié.

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Notes

(1) Il en a notamment tiré son livre La Battue. L’Etat, la police et les étrangers, aux éditions du Seuil.

(2) « Un banga est une petite maison aux murs peints et aux inscriptions colorées à l’orée des villages mahorais […] » et donc, « le terme de banga est aussi utilisé de nos jours pour désigner les cabanes en tôle de récupération que l’on trouve en abondance dans les bidonvilles de Mayotte » (source Wikipédia).

(3) À Mayotte, le deuil impossible d’une famille sur les décombres de « Wuambushu » Grégoire Mérot, Mediapart, 1er juin 2023