Samedi. Le soleil est éblouissant et la manifestation traverse Paris joyeusement, de la place de la Bastille jusqu’au Sacré-Cœur. On marche, on chante, on parle, on danse. En fin de manif, je vais discuter système politique et utopie avec Mathéo (14 ans), Yous’ (30 ans) et Stéphane (40 ans). L’occasion de faire le petit bilan d’une lutte inachevée.

A la fin de la manifestation, nous sommes allongés sur la pelouse du Sacré-Cœur, la batucada des Gilets jaunes résonne sur la colline, quelques musiciens et touristes intrigués se joignent à la ferveur collective. Des banderoles et pancartes sont disséminées un peu partout dans le parc. Mathéo(1) a défilé aujourd’hui avec un petit groupe d’adolescents. Il a découvert le mouvement lorsqu’il était en sixième. En 2018, au collège, un de ces camarades avait ramené un Gilet jaune, et ils avaient organisé des actions avec un lycée du même quartier. Il revient en manifestation depuis quelque temps. Yous’ et Stéphane sont des habitués des manifestations du samedi depuis plusieurs années. Quels sont leurs visions de notre système politique actuel et des problèmes qui agitent le monde ?

Mathéo, faisant référence à l’élection présidentielle, explique que « c’est compliqué avec le système qu’on a là, parce que notre président, il n’est pas vraiment élu par tous les Français. Il est élu par les gens qui le veulent de base et ensuite par les gens qui ne veulent pas elle ou lui, au deuxième tour. Donc, en réalité Macron, là, il n’a pas vraiment eu 48%, il a eu 28% quoi. Les autres c’étaient des gens qui se sont dit : bon bah du coup, il y a plus que lui ! »

Stéphane pense quant à lui que ce qui ne fonctionne pas ce sont « les médias, la lobotomisation, l’éducation. » Pour lui, il y a un problème avec l’éducation car elle est le fruit d’un privilège, et traduit l’élaboration d’un savoir qui servirait les plus grands. Il continue en expliquant que les médias jouent un rôle important dans l’éducation et la distribution du savoir, et ne donne pas assez la parole aux classes populaires : « Alors l’éducation elle doit être accessible à tous, mais le problème c’est qu’elle se crée toute seule. Les journaux… comment dire, ce sont les riches qui écrivent. Il y a aucun pauvre. Aucun perdant n’a écrit l’histoire. Ce sont toujours les gagnants, ok ? Les médias à la télévision, euh, les journaux, tous les journaux sont écrits par les mêmes personnes. Là, il faut savoir lire à l’intérieur, et faire (construire) notre propre position. »

Stéphane continue en expliquant le lien qui existe entre la presse et la façon dont elle reflète des avis liés aux conditions de vie des individus : « Il y a la réalité et il a aussi ce que l’on écrit. Quand on lit le Parisien le matin, on dit « olala » -je sais pas si tu as vu le film « les trois frères »(2), bah tu regardes-, il y a le riche il lit Libération, et il dit « oh la courbe du chômage augmente », et l’autre il lit le Parisien « Oh la courbe du chômage, elle baisse ». Tous les jours. Tu comprends ? En fin de compte on est trop divisés. On est divisés par rapport aux classes. Et le problème, c’est qu’actuellement il n’y a plus de classe moyenne. C’est fini. C’est soit tu es riche, soit tu es une merde. Voilà ». Et selon Yous’, même ces autres arrivent à se faire la guerre entre eux, jusque dans son entourage proche : « Même entre Gilets jaunes, même au quartier. C’est vrai, moi je pense comme ça, je te dis la vérité. »

Selon Stéphane, il faudrait définir un montant maximal d’argent à gagner pour réduire l’écart entre les pauvres et les riches. Cela permettrait dit-il de laisser la chance aux autres de pouvoir ouvrir un commerce, une entreprise. Il explique qu’il n’est pas contre le capitalisme en soi, mais contre le monopole. « Un mec qui a 184 milliards c’est pas normal. Ils sont quoi… Ils sont 100 sur terre à posséder 98% de l’argent mondial. Il faut arrêter les conneries. Distribue-le ! Toi ça te sert à quoi franchement ? Tu vas flamber ? Tu as une montre Chanel, t’as quoi de plus que l’autre ? Bien sûr tu as le mérite, tu as réussi avec ton entreprise… mais ils doivent se planter. Il faut donner le flambeau. » 

Casser le « système » pour construire l’utopie

Comment imaginent-ils et se projettent-ils dans un monde meilleur ? Gagner par la fatalité de ces constats, il semble que la projection dans un monde utopique ne soit pas si aisée. Yous’ me dit : « Boh il n’y a pas de monde meilleur franchement […] Il faut d’abord niquer le système ». Je lui demande ce qu’on ferait ensuite. Il rit et répond malicieusement : « Pas de réponse ! Je sais pas après… Une fois qu’on a niqué le système, bah il est à nous le système. En vrai. Si on prend le système on le nique, et bah il redevient à nous seuls citoyens… Voilà. ». En effet, l’idée est réconfortante d’imaginer qu’il soit à « nous » le « système », c’est-à-dire d’imaginer un monde où les citoyens auraient plus d’emprise sur leur vie.

Stéphane lui imagine un monde « Sans sous. On enlève la monnaie et on fait tout péter, et on recommence tout à zéro, comme Adam et Eve ». Il ajoute « Et il faut savoir, il y a un truc que moi je pense, c’est que, quoi qu’il arrive l’argent il reste sur terre. Et on sera dans le même trou. Alors l’argent, moi comme je leur dis aux riches, -quand je fais la manche, je fais la mendicité, ok ? -, le mec il me répond mal, je lui dis : écoute t’inquiète pas, je le récupérerai quand tu seras dans ton caveau. L’argent il reste sur terre. Et cet argent que tu auras perdu là, ces 15 milliards ou ces 20 milliards, on sera obligé de le redistribuer, il ne partira pas avec toi… voilà. »

Mathéo parle « d’un monde où chacun est libre, où chacun a le droit de penser ce qu’il veut, sans déranger les autres. Un monde où il y a personne qui vit dans la rue. Un monde… c’est vaste… Un monde où on prend en compte l’écologie, […] Un monde où la justice fonctionne correctement, ça c’est important. […] Moi j’aimerais bien par exemple le RIC. Parce que les députés, eux-mêmes ils le disent, ils ne servent à rien. Aussi où les gens peuvent participer, à donner leur avis, ou à proposer des lois, des choses comme ça. Et puis il faudrait que ça change. Car si c’est tout le temps les mêmes personnes, c’est facile, tu les achètes, tu leur dis je te donne mille euros et tu fais ça. Et puis ça ne change rien, ça redevient des députés quoi… Par rapport aux manifestations, un monde où on a le droit de revendiquer ce que l’on veut. Par exemple la Palestine, c’est assez politique. En général, ils interdisent tout le temps les manifestations. Ils n’ont pas le droit car la France est plutôt alliée avec Israël. Et du coup, il faudrait que chacun puisse manifester, et que les manifestations ne soient pas nassées. Ça c’est un truc qui est interdit de base, et ils s’en foutent complètement, et ils continuent. »

Après ces discussions, Stéphane m’invite avec d’autres Gilets jaunes à passer la soirée sur les quais de Seine où il a posé sa tente. On passe un beau moment ! Et samedi prochain, les Gilets jaunes marcheront à nouveau ensemble dans les rues de Paris.

Par la Grande Timonière

Article tiré du Mouais du mois de juin, en accès libre, mais soutenez-nous, abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais

(1) Les prénoms ont été changés dans un souci d’anonymat

(2) En fait il s’agit semble-t-il d’une scène du « Pari », un film également réalisé par Didier Bourdon et Bernard Campan