Ils se nomment modestement « les innovateurs », ils œuvrent exclusivement dans des univers numériques, et ils ne sont pas avares d’adjectifs révérencieux à leur propre attention et superlatifs élogieux sur leurs pratiques. L’auteur de ces lignes a pris son courage à bras le corps pour les écouter, les lire et découvrir la haute idée qu’ils ont d’eux-mêmes. Mais si en réalité, ces innovateurs n’étaient que des parasites ?

Comme nous l’avons déjà vu, la sociologue Marie-Anne Dujarier s’intéressait aux « planneurs » dans son livre « le Management désincarné », ces cadres payés à concevoir le travail des autres, loin de ceux qui l’exercent, comme vu d’avion et de manière abstraite (voir article « Ça plane pour eux ! Les managers désincarnés » sur mouais.org, 23/10/23). Mais cette fois-ci, allons jeter un coup d’oeil du côté des auto-proclamés « innovateurs ».

« Les innovateurs », selon Walter Isaacson dans son livre éponyme (2015), se sont multipliés grâce à l’explosion numérique : des « équipes qui ont avancé ensemble, bravant les obstacles les uns après les autres (…), pionniers de la programmation, d’Internet, inspirés par John von Neumann, Alan Turing, Robert Noyce, Steve Jobs, Larry Page, Bill Gates… », des « bâtisseurs d’un monde nouveau ». Des trophées leurs sont annuellement décernés, dont les Trophées INPI en France distinguant « l’exemplarité de leur stratégie de propriété industrielle dans leur stratégie de développement et d’amélioration de la compétitivité ». Ils se congratulent donc régulièrement entre eux et sont fiers de leurs prouesses. France stratégie et Science-PO ont même organisé une conférence (très longue) pour démontrer leur utilité, et même leur supériorité (« Les soft skills pour innover et transformer les organisations » mai 2022).

Auto-Célébration

Lors de cette conférence, Natacha Valla, doyenne de l’école de management et d’innovation de Sciences-Po Paris et présidente du Conseil national de productivité (attendez-vous à des dénomination pompeuses et à rallonges hein) était vraisemblablement heureuse ce mercredi-là de s’entourer de l’élite des innovateurs. Romaric Servajean-Hilst, « directeur de l’Institut pour la transformation et de l’innovation, professeur-associé à Kedge Business School, chercheur-associé au Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique », était le principal orateur puisqu’il présentait le résultat de ses recherches. D’autres titres ronflants l’accompagnaient : un « Président de l’Institut pour la transformation et l’innovation, directeur de la chaire entrepreneuriat, territoire, innovation », un « professeur titulaire de la chaire gestion de l’innovation CNAM », une « cheffe de la mission innovation, direction interministérielle de la Transformation publique » et autres innovateurs chercheurs en stratégie productiviste de management cohésionniste et création disruptive de l’espace (celui-ci est de moi, appréciez sa poésie). Comme le dirait François Bégaudeau, il existe une auto-érotisation liée à l’emploi de mots et de concept ésotériques, dénominations qui assoient une certaine position sociale.

Romaric a mené pendant 6 ans des « recherches semées d’embûches » auprès des innovateurs : « Moi, ça fait 20 ans que je suis dans le domaine de l’innovation, j’ai créé des boites, j’ai négocié dans des grands groupes ». Il s’est donc naturellement demandé « qu’est-ce qui fait qu’on innove ? Est-ce qu’il n’y a pas des compétences spécifiques chez les innovateurs pour la transformation des organisations ? ». En posant ainsi sa question par la négative, il semble se trahir un peu, mais voilà donc l’objet de sa recherche : les qualités intrinsèques de ces cadres, leurs supers pouvoirs qui les aident à inventer de nouveaux process. Avec ses potes, ils ont interrogé 269 innovateurs (tous français) : des « intrapreneurs » (salariés de l’entreprise qui travaillent en mode start-up et qui se distinguent par leur esprit créatif) et des startupers (dans 120 entreprises et 300 services) qui tous chérissent « la nouveauté, l’amélioration, la mise en œuvre et la génération de valeurs sociétales, organisationnelles et financières ». Des valeureux en somme.

« Déjà, ils ne se définissent pas comme des innovateurs, voilà, ce mot ne leur convient pas, alors qu’ils sont des innovateurs, ils ont généré de la valeur ». Le premier constat de Romaric est qu’il est le seul à les définir ainsi puisque les interrogés disent eux-mêmes qu’ils n’innovent pas, ils se contentent d’acheter des produits de managements (logiciels) et de suivre les modes d’emploi pour les adapter à l’entreprise qui les emploie. Pour cela, ils copient allègrement ce qui se fait ailleurs, dans des sites, des forums et autres « Maison de l’innovation » qui les aident, les conseillent et les guident.

Ils ne sont pas des inventeurs ni des créatifs : « L’innovation ne se conçoit jamais seul, contrairement à la créativité » dit-il. « Être innovateur c’est prendre la responsabilité de faire, mais seul il n’y arrivera pas, c’est en équipe qu’il y parviendra. C’est très différent de la créativité dans la mesure où ça demande beaucoup plus de complexité dans les liens et les interactions. On peut être créatif seul dans son coin, on ne peut pas être innovateur seul dans son coin » explique sereinement Romaric.

Des qualités uniques en flexibilité

Leurs motivations : « changer les choses et les transformer ». Créer du business n’est pas la première des motivations, le salaire non plus, l’argent n’est jamais le premier moteur selon le chercheur, c’est plutôt « la volonté de faire bouger les lignes ». Quand on leur demande de définir leurs compétences et qualités (cela semble étrangement se confondre), ils répondent majoritairement : savoir collaborer, organiser, communiquer, être curieux, mais aussi être joueur et enthousiaste. Leur personnalité tout entière est organisée autour de ces atouts. La preuve : ils pratiquent tous un sport régulièrement, voire intensivement, voire un sport extrême, et ils puisent leurs compétences dans les préceptes sportifs : jouer, affronter dans la compétition, se dépasser et gagner, tels des addicts à l’endorphine.

Selon Romaric, il y a trois éléments essentiels qui les caractérisent : des compétences cognitives (« pensée convergente et divergente », sic), conatives (idée de l’effort qui pousse à l’action) et émotionnelles. La capacité à s’ouvrir aux solutions possibles, « dans tous les champs du possible », est une flexibilité mentale très appréciée car leur objectif est de « pister le marché et en permanence pivoter ». L’individu est relié à l’équipe, donc les compétences relationnelles sont très importantes également, « essentielles » ajoute même le chercheur. Tout comme sont « essentielles » la pensée logique et rationnelle, la tolérance à l’ambiguïté et la capacité à gérer des éléments flous. La persévérance (induite par la motivation) est louée. L’ouverture, la prise de risque (personnelle et professionnelle), la pensée intuitive (capacité de puiser dans ses expériences passées), sont d’autres « éléments essentiels », tout comme l’empathie (« ultra-important ») : « l’empathie cognitive (comprendre le besoin de l’autre) et affective (ressentir les émotions des autres) ». Passons sur les capacités à collaborer et communiquer qui sont des « éléments essentiels » également et sur l’idée que « l’environnement est essentiel », pour préciser légitimement que « si l’innovateur ne réussit pas, c’est surtout la faute de l’organisation et de l’équipe, pas forcément de l’individu ». Et ça, c’est « essentiel ».

À ce stade, on est déjà lassé de constater combien les innovateurs sont ivres d’eux-mêmes et tentent de se convaincre de leur utilité et de leur grandeur. Le terme « planneur » revient vite à l’esprit. D’autant que Romaric ajoute que « l’intérêt pour l’innovateur n’est pas d’observer une réalité, mais d’analyser ce que perçoivent les gens dans cette réalité. Le manager perçoit les choses et œuvre pour faire aligner les perceptions des autres ». Il crée donc sa propre réalité.

Les machiavéliques

« Il existe aussi un profil machiavélique » de l’innovateur, précise Romaric, « avec une empathie collective très faible, donc un profil de sociopathe. On parle peu des psychopathes du travail, mais on les a repérés et mesurés. On sait qu’on peut les faire grandir ». Ces sociopathes sont des machines, leur vision se substitue à la réalité, ils ne considèrent absolument pas les ressentis et les souffrances qu’ils peuvent engendrer aux humains subordonnés. Ils s’amusent même du « PFH », comme le souligne un enseignant en business school qui apprécie le travail de Romaric, « ce Putain de Facteur Humain ». Hé oui, si les salariés pouvaient êtres des singes ou des robots, cela simplifierait certainement leur labeur : « Un jour, avec notre professeur de philosophie Alain Finkielkraut [sic – je ne savais pas écrire sont nom et mon correcteur m’a proposé « Frankenstein »], on était face à un élève qui avait douloureusement vécu une expérience à cause de sa timidité ; avec Alain on lui a montré qu’il s’agissait d’un atout. Quand on est en phase de développement de projets d’innovation, on doute, on ne parvient pas forcément à expliciter et verbaliser ce que l’on sait, c’est parfois impossible. » Tout trait de caractère est donc complimenté, y compris l’incapacité à démontrer, comme si l’innovateur était génétiquement programmé dès la naissance à « se détacher, se défixer et sortir des cadres pour se montrer capable d’intriquer », quitte à ce que personne n’y comprenne rien.

Romaric concède enfin que « dans le domaine de l’innovation, il n’y a que des gens qui sortent des grandes écoles, il faut se l’avouer. Ils ont des diplômes et sont issus de milieux sociaux très favorisés. Donc, la notion de prise de risque est à modérer lorsqu’ils lancent une start-up ». L’innovateur a accès aux réseaux familiaux, aux réseaux construits en grandes écoles, puis aux réseaux de ses réseaux ; il sait construire des « projets innovants » et a appris à les présenter correctement pour obtenir des financements, il connaît parfois même les financeurs, et sa famille est souvent connue de l’employeur. Romaric s’arrêtera là, il ne parlera surtout pas de consanguinité sociale.

« Paradigme interventionniste », « culture innovation », « facteurs d’externalisations », « processus de gestion explicites et implicites », sortis de cette démonstration d’auto-célébration bavarde (merci Science-Po) on se sent ignare car les mots choisis et articulés pour donner cette apparence technique et scientifique sont hors de portée des néophytes. Ces titres prétentieux tel que directeur en communication et libéralisation concordante d’énergies territoriales dans les process de transformation entrepreneuriale des missions productivistes de valeurs (je prends finalement goût à cette poésie – vous pouvez compléter et en faire des tartines) nous empêchent (c’est l’objectif) de réaliser qu’en réalité, ces innovateurs ne sont peut-être que des parasites.

Déposséder des compétences

Dans « Le management nous dépossède-t-il de nous-mêmes ? » (conférence dans le cadre des Rencontres des 24 et 26 mars 2017 au Lieu Unique de Nantes), Danièle Linhart, sociologue spécialiste de l’évolution du travail et de l’emploi et directrice émérite de recherche au CNRS (là j’ai compris tous les mots), explique que l’objectif principal de ces cadres est de « dépouiller les salariés de leurs connaissances pour les transférer au patronat, car le savoir c’est du pouvoir. Imposer la manière de procéder et le rythme, priver les salariés de toute décision les concernant, leur imposer des protocoles de façon disciplinaire, voilà ce qu’est le taylorisme, une organisation scientifique du travail ». Pour Taylor, il s’agissait de « démocratiser le travail », qu’il soit à la portée de tous et non plus seulement des travailleurs. Ford a poursuivi l’asservissement des ouvriers qui ont été soumis par l’organisation de travail et le rythme mécanique des chaînes. Cette division émiettée du travail a entériné la subordination de la classe ouvrière, à grands renforts de propagandes dans ses propres journaux (The Ford International Weekly) pour convaincre l’opinion publique que l’amélioration de la productivité était désirable.

Les innovations vont toujours dans le sens de la soumission des employés. Les visées paternalistes y sont omniprésentes. Chaque changement de modèle managérial repose sur une idéologie, un effort de légitimation de l’enrôlement des travailleurs qui doivent adhérer à l’ordre social capitaliste. C’est ainsi que se manifeste le modèle managérial contemporain. Son premier pilier est l’individualisation systématique des salariés, leur atomisation, leur division, pour qu’ils ne puissent pas paralyser l’organisation et pour éviter la contestation collective. Pour que cela soit accepté, le patronat explique que les employés veulent de la dignité, de la responsabilité, de l’autonomie, de la reconnaissance et de la liberté, être reconnu socialement pour et par son travail sur une base personnalisante. Les collectifs de travail où prospéraient les valeurs syndicalistes sont quasiment anéantis, les salariés sont mis en concurrence grâce à l’individualisation des primes et des salaires et la promotion du chacun pour soi.

Atomiser le collectif

Danièle Linhart explique que « l’entretien individuel de chaque employé qui se voit affublé d’objectifs personnalisés » ne fait que poursuivre la logique fordienne. « il faut transformer chaque salarié en petit bureau des temps et des méthodes pour qu’il s’administre à lui-même la philosophie taylorienne des temps et des coûts. Chacun doit veiller à faire l’usage de lui-même le plus efficace et le plus rentable du point de vue des critères de son employeur ». Autocontrôle et auto-conformation guidés par des logiciels : « faire intégrer cela dans les psychés demande de créer du consensus », il faut donc construire le récit de l’inéluctabilité due au marché mondialisé et de la convergence d’intérêts entre « collaborateurs » ; il faut faire face ensemble aux grands défis, il n’y a pas d’alternative. Aux employeurs de dessiner une morale du travail, une éthique qui définit le salarié vertueux (disponible, flexible, loyal, impliqué et qui accepte de se remettre en question). Ne seront promus que les salariés qui « acceptent de sortir de leur zone de confort », expression généralisée aujourd’hui sensée stimuler la dimension narcissique de chacun : « vous allez ainsi vous accomplir, vous épanouir et vous dépasser ».

Si l’on veut que les salariés ne contestent pas, il faut les déposséder de leur expérience du métier, notamment grâce au changement perpétuel qui vise à rendre obsolètes les savoirs d’hier, par des remodelages incessants des départements et des services, par des restructurations des métiers, par des changements réguliers de logiciels et d’instruments de travail, par une mobilité imposée et des déménagements géographiques fréquents. Cela brouille les repères et les employés y perdent en confiance en eux, ils deviennent des éternels apprentis contraints à se former chroniquement aux nouvelles procédures et logiciels nouvellement achetés. Rendus enclins à respecter les consignes imposées, ne comprenant plus rien à leur travail, ils se demandent ainsi continuellement si leur production est en adéquation avec les attentes de l’employeur, et les protocoles innovants deviennent alors des bouées de sauvetage, seules garantes du sens.

Produire de l’amnésie

Un innovateur chez France Télécom expliquait que son « boulot est de produire de l’amnésie, parce que les temps changent, l’entreprise se transforme, et l’on veut que les agents oublient comment ils travaillaient, oublient leurs valeurs et les règles qu’ils appliquaient auparavant. Pour produire de l’amnésie, il suffit de secouer le cocotier en permanence, les gens sortent ainsi de leur routine, se sentent moins à l’aise et écoutent plus les consignes ». Selon Danièle Linhart, cela entraîne une « précarité subjective » (le salarié estime qu’il n’a plus les compétences pour exercer son métier). Le burn-out n’est donc pas un épuisement professionnel, mais le résultat d’un effondrement lié au sentiment de vulnérabilité puisque la sérénité au travail est bannie par le management moderne. Quand on n’est plus capable de maîtriser professionnellement le cadre de son emploi, on lâche prise ou on s’écroule.

Alors les innovateurs innovent, ils continuent d’innover, ils ne cessent d’innover, et incitent à oublier leurs innovations tout juste mises en œuvre : leur dernier dada, tout comme celui des cabinets de conseils, ce sont les « soft skills » (compétences douces), terme qui désigne à la fois l’intelligence relationnelle, les capacités de communication, le caractère et les aptitudes interpersonnelles. Une sorte de fourre-tout dans lequel on peut lister toutes les qualités supposées d’un individu, qualités qui lui sont pourtant propres et singulières. Le management de demain serait donc la recherche des synergies entre les qualités et compétences de tous les individus du collectif de travail, la conception d’un immense Tetris bien vague qui permet aux cabinets de vendre leurs conseils, et aux innovateurs de briller en conseils d’administration, tout en se conseillant mutuellement. Ils ont donc largement de quoi se branler la nouille pendant des siècles encore, inventer de nouveaux mots et de nouveaux concepts basés sur aucune étude sociologique sérieuse et continuer à se gargariser de mots pédants. Les innovateurs ont encore et pour longtemps les capacités créatives de nous pourrir la vie.

Bob, Recueilleur-Chercheur-Reporter-Vérifieur-Rédacteur-Chroniqueur-Éditorialiste-Billettiste et Distributeur d’Informations Générales et Spécialisées en France et dans le Cosmos

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