Le drame d’Annecy a brutalement jeté dans le débat public le sujet des réfugiés Syriens. Reportage au Liban où, alors que l’été arrive, on s’apprête à accueillir deux millions de touristes et à virer un million de ces réfugiés. Les actes de violence se multiplient. Milices, expulsions, agressions, sur fond de suprémacisme… Ici comme en France, la politique du racisme et la marginalisation joue à plein.

 

Le lundi 1er mai 2023, je me rends à Beyrouth pour la Fête des Travailleurs. Dans la chaleur naissante du printemps, des drapeaux siglés d’une faucille, d’un marteau et d’un cèdre libanais flottent au vent : le Parti Communiste Libanais a appelé ses membres à un défilé pour entre un quartier populaire et le centre-ville bunkerisé et bourgeois de Beyrouth. Mais entre les prises de paroles des cadres du parti et les T-shirts du Che Guevara des supporters, des trouble-fêtes ont fait irruption. Des jeunes militant*e*s anti-racistes, queer, féministes tendent une banderole « Bienvenue aux travailleur*s*es libanais*es et aux réfugié*e*s syrien*ne*s – Nous nous excusons pour ce que les racistes vous infligent ».

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Manifestation contre le racisme anti-syrien lors du 1er mai 2023 à Beyrouth

 

On n’est pas à une absurdité près : le Parti Communiste Libanais défend le dictateur néolibéral Bachar el-Assad contre l’impérialisme néolibéral américain et appelle au retour des réfugiés syriens « chez eux » pour protéger les travailleurs Libanais de leur « concurrence déloyale », quitte à soutenir les déportations et le racisme. Je choisis vite mon camp et rejoins les jeunes militant*e*s qui se mettent à clamer « Non à Bashar al-Assad, non au racisme, non à l’expulsion des réfugiés ». Il n’en faut pas plus pour déchaîner les communistes : des cris éclatent, les coups de poing pleuvent, nous nous faisons expulser manu militari par la police anti-émeute, qui s’interpose mais nous tabasse quand même.

Dans la mêlée, je me prends quelques coups, histoire de bien imprimer dans mon esprit que quand il faut défendre les intérêts de l’État, les communistes et la police vont souvent main dans la main.

Violences racistes

Le lendemain, je me rends avec une collègue dans un village perché entre mer et montagne près de la légendaire ville phénicienne de Byblos. C’est ici, à Nahr Ibrahim, que deux garçons Libanais chiites ont été attaqués par une bande de Libanais chrétiens racistes qui pensaient que les garçons étaient… syriens. Bon, ça c’était leur ligne de défense devant le juge, qui a été séduit et les a relâchés sans poursuite, puisqu’ils s’étaient rendus au commissariat volontairement.

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La boutique de Mohammaed Amro à Nahr Ibrahim, où ses deux fils Sajed et Youssef ont été attaqués par un groupe d’homme chassant les Syriens de la ville.

 

En fait, ce qu’il s’est réellement passé : exaspérés par la présence de réfugiés syriens qui « créent du chaos et de l’insécurité » alors qu’ils travaillent seulement dans les commerces de la ville, un groupe de jeunes gars du village (incluant deux policiers) s’est constitué en pseudo-milice armée. La mairie a décrété il y a six mois un couvre-feu à 21h pour toutes les boutiques de la ville « pour protéger les citoyens des étrangers et des syriens sans-papiers qui rodent la nuit », comme l’explique normalement un employé de la mairie. Un soir d’avril, la bande de gars descend dans une rue de commerces essentiellement Syriens, une demi-heure avant ledit couvre-feu, et se met à tabasser un Syrien qui passait par là.

Sajed (13 ans) et Yousef (18 ans), les deux jeunes Libanais qui aidaient leur père dans le magasin familial, sont témoins oculaires – et se font attaquer sans vergogne à coups de bâton, de couteau et même de pistolet. Par chance, une lame loupe le cerveau de Sajed de quelques millimètres, l’épargnant de la mort certaine. Il a maintenant des points de suture grossiers et se demande toujours pourquoi on l’a attaqué ainsi… et pourquoi ses agresseurs sont toujours libres.

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Sajed Amro, 13 ans, a été poignardé par des attaquants qui le présumaient syrien: il garde des points de suture et se demande pourquoi ses agresseurs ont éte relâchés.

 

La réponse est relativement simple : ils sont de la même famille que le maire, qui les couvre. Et pour empêcher une spirale de violences entre Libanais chrétiens, Syriens sunnites et Libanais chiites, les grands partis politiques de la ville ont décidé d’enterrer l’affaire. Pis, le juge était probablement lui-même peu enclin à rendre justice – « la justice libanaise discrimine souvent les Syriens », comme le dit le directeur du Centre Libanais des Droits de l’Homme, Fadel Fakih.

Une crise sociale et économique qui attise les tensions

En deux jours, j’ai donc été le témoin privilégié du déferlement de haine que subissent les réfugiés syriens au Liban depuis une dizaine d’années, et qui augmente dramatiquement depuis quelques semaines. Il y a le racisme ordinaire, violent, les fake news propagées par des citoyens libanais exaspérés par leur propre déclassement social. Alors que le Liban vit l’une des pires crises de l’Histoire depuis 1850, 82% des Libanais ont glissé sous le seuil de pauvreté. « Dans ce contexte, les Syriens sont vus comme aggravant la crise », explique Sami Nader, politologue au Levant Institute for Strategic Affairs. « L’exaspération des Libanais s’accroît chaque jour où les politiciens ne trouvent pas de réponse à la crise », dit-il.

Et pour la minorité chrétienne du Liban, « le taux de natalité des Syriens sunnites fait craindre la disparition du Liban multiconfessionnel », dit-il. Que lesdits chrétiens soient toujours en position dominante économique, sociale et politique – et que c’est plutôt leur émigration massive vers la France, le Canada et les USA qui menace leur démographie… personne n’en a cure, puisqu’un bouc émissaire, c’est bien plus pratique.

Ces arguments économiques et culturels font preuve d’un racisme profondément implanté dans les mentalités depuis les ingérences françaises accrues au Liban. Dès les Croisades, les chrétiens maronites sont soutenus par la France catholique, quand les maronites sont officiellement rattachés au catholicisme. Le règne de Francois 1er fortifie ce lien dans un but géopolitique d’amour-haine avec l’empire ottoman. Mais c’est en 1843 et en 1860 que deux interventions militaires françaises successives cimentent l’idée que les chrétiens du Liban sont peut-être une partie de la France, de l’Occident, face aux ennemis musulmans.

Suprémacisme blanc dans un pays arabe

Le racisme pseudo-scientifique et la suprématie blanche s’installent dans les têtes des Libanais chrétiens pendant le Mandat Français – quand ils obtiennent même leur propre Etat, le Grand Liban (alors que les musulmans arabes et kurdes, eux, n’obtiennent pas leurs Etats pourtant bien mérités). Manque de chance, il faut bien y rattacher des régions musulmanes pour exploiter les classes ouvrières sunnites et les paysans chiites, sans quoi le Liban ne serait pas viable économiquement.

En séparant le Liban de la Palestine et la Syrie, la France et l’Angleterre cimentent le mythe phénicien que se racontent beaucoup de chrétiens aujourd’hui – ils seraient les descendants d’un peuple légendaire, plus occidental et ouvert d’esprit que les envahisseurs Arabes musulmans. Tout cela est faux, bien sûr, le Roman national libanais n’étant pas plus fondé historiquement que son équivalent français, mais la séparation entre chrétiens libanais « phéniciens-occidentaux » et leurs voisins « musulmans-arabes » continue jusqu`à ce jour.

Alors que la Syrie et le Liban étaient le même pays il y a encore 100 ans, les réfugiés syriens sont maintenant « Les Autres », détestés pour leurs différences : ils seraient sales, nombreux, pas éduqués, violents, quasiment bestiaux. Alors, on peut les expulser manu militari vers la Syrie de Bachar el-Assad, qui subit une crise économique similaire à celle du Liban en plus de la guerre civile et d’un régime autoritaire… rien de plus « sûr ». Alors, l’armée peut envahir les camps, confisquer les satellites et les télés, arrêter les hommes arbitrairement, les frapper, les relâcher, les arrêter de nouveau. S’ils ne rentrent pas d’eux-mêmes sous la pression, il faudra les forcer. Alors, on peut les tabasser, les insulter, les refuser à l’embauche, leur interdire la plupart des métiers, puis se plaindre de la concurrence qu’ils exerceraient sur les métiers précaires – tout en se plaignant de la fuite des cerveaux libanais.

Les chimères du tourisme

Alors que l’été arrive, les expulsions augmentent, ainsi que les actes de violence. Le Liban s’apprête à accueillir deux millions de touristes et à virer un million de réfugiés syriens. Car les premiers seraient bons pour l’économie, les autres un poids. On préfère donc miser un tiers du PIB sur la saison estivale et les flux touristiques plutôt que sur une économie productive. « Le Liban pourrait sortir de la crise en construisant des usines, en investissant dans la production de biens qu’il n’aurait plus besoin d’importer avec sa monnaie dévaluée », s’exaspère Pascale Asmar, politologue (dans une interview accordée l’an dernier).

Dans une économie réelle, les réfugiés Syriens pourraient être un atout au long-terme. Éduqués plutôt que marginalisés, ils pourraient remplacer les Libanais partis à l’étranger sur des postes importants. “Mais, le plus simple pour les élites libanaises, c’est de s’accrocher à la fausse bonne idée que chaque année, on va être sauvé par le tourisme et le secteur bancaire – les deux premiers à s’effondrer quand il y a une crise géopolitique ou une guerre”, explique Pascale Asmar. Pari risqué pour un pays en crise perpétuelle, envahi tous les dix-quinze ans par une puissance étrangère…

Divisions populaires, profits élitistes

Mais derrière tout cela, il y a un calcul simple : le racisme et la marginalisation, cela rapporte de l’argent et du capital politique aux élites capitalistes du pays. Garder les réfugiés dans des camps ségrégués, c’est la promesse de fonds généreux des donateurs étrangers, que ce soit l’UNHCR ou les grandes ONG. C’est la promesse d’une main d’œuvre exploitable à volonté dans les champs et le BTP, deux secteurs dominés par les mafias politiques. C’est la promesse d’un bouc émissaire pratique à attaquer dès qu’il faut détourner l’attention publique de la corruption et de la descente aux enfers néolibérale du pays. Diviser la classe ouvrière entre prolos syriens et travailleurs libanais, c’est la garantie qu’il n’y aura plus jamais de Thawra (“révolution”) comme en 2019.

Et il faut comprendre les Libanais, acculés entre leur soi-disant identité phénicienne supérieure, leurs élites destructives, leur pauvreté nouvelle… De ce point de vue-là, virer les réfugiés peut sembler comme la seule solution faisable, puisque virer les élites du pouvoir est impossible. Sauf que c’est totalement irréaliste : la police n’a pas les moyens d’expulser un million de réfugiés, et l’économie s’effondrerait sans main d’œuvre… sans compter sur les violences voire les massacres qui résulteraient. C’est pourquoi on répétera: “refugees welcome, tourists go home”, parce qu’il y urgemment besoin d’un pays fonctionnel, uni… et révolutionnaire.

Un reportage de Philippe Pernot pour Mouais, photographies de Hannah Davis & Philippe Pernot

Un article tiré du Mouais d’été à paraître très bientôt, et généreusement mis en accès libre, mais soutenez-nous, ABONNEZ-VOUS pour plus de billets, d’enquêtes, de reportages, d’entretiens…  Le lien est ici : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais