Le « queer » a le vent en poupe, au risque de certains événements pinkwashés type « Queernaval » (le « 1er carnaval gay de France », à Nice). De quoi lui enlever toute charge subversive. Et pourtant : « Porter du noir et tout détruire pourrait bien être le plus queer de tous les gestes […] Être queer, c’est nier ». Petite réflexion autour de cette notion et ce qu’elle peut apporter à nos luttes.

OK, ce c’est pas très « Pantaï » tout ça ; ça vend pas trop du rêve a priori. Mais au vu de certains événements ultra pinkwashés type « Queernaval » (le « 1er carnaval gay de France », à Nice), d’aucun·e·s pourraient en venir à penser qu’être queer, parfois, c’est plutôt niais. Et que cela peut paraître éloigné des préoccupations anars. Et nous, on trouve ça dommage, d’où notre tentative ici de montrer que le queer peut éventuellement s’apparenter à un anarchisme anti-identitaire et anti-normatif. Mais avant de nous étendre sur ce que le queer peut nier, revenons sur ce que peut être le queer.

Qu’est-ce que queer ?

Au début du 20ème siècle, le terme est utilisé par les anglophones pour désigner l’étrange, l’anormal, le chelou. Les personnes cheloues ciblées par cette insulte se réapproprient le stigmate, le réutilisant à leur sauce pour se désigner elleux-mêmes. Aujourd’hui, certain·es emploient le mot queer, devenu bien moins péjoratif, comme un terme parapluie qui recouvre toutes les déclinaisons des LGBT ou LGBTQQIP2SAAK+ (super mot de passe)i. D’autres ont une acception autrement politique du queer, que la sociologue Gabrielle Richard résume très bien : « Le queer est une proposition visant à décentrer le regard de la binarité de genre, de la présomption d’hétérosexualité et de l’alignement attendu entre le sexe, l’identité [ainsi que l’expression] de genre et la sexualité d’une personne »ii. D’autres considèrent a fortiori que le queer vise à pervertir un ordre social trop étriqué (et un ordre public trop policé) et entreprennent de subvertir d’autres binarités qui, loin d’être naturelles, s’avèrent également culturelles, et plus particulièrement hétéronormatives et/ou homonormatives (actifve/passifve, sexuel/non-sexuel, privé/public, sain/pathologique…).

Ce qui éloigne un certain nombre de queers des mouvements LGBT+ institutionnels, devenus excluants et commerciaux, et s’inscrivant trop souvent dans une logique adaptative aux normes dominantes (au lieu de proposer un autre type de normes, ou d’être même dans l’anormalisation permanente).

Le queer comme micro-politique… anti-identitaire

Il existe une perception fréquente selon laquelle le mouvement queer, compris uniquement comme performance individuelle, « ne correspond pas à une lutte politique dans la mesure où il ne propose aucun changement des structures mêmes de la société »iii. Or, nous sommes d’avis que le queer, en secouant les représentations, peut au minimum proposer un changement dans la façon dont nous pensons la société – « l’idée qu’on se fait du possible et du réel »iv sociétal –, ce qui offre nous semble-t-il de bonnes conditions pour modifier (au passage ou pour la suite) la société dans son ensemble.

Et puis tout commence probablement par de la micro-politique. Graeber estime par exemple que l’ « on doit soi-même, autant que possible, dans ses relations avec ses amis et ses alliés, incarner la société que l’on souhaite créer »v. Cela consiste donc en une politique, portée par des individu·e·s dans leur vie sociale de tous les jours ; visant là aussi à l’organisation de la diversité (et du bien commun), mais dans son entourage concret, proche.

Les mouvements queers s’emploient justement bien à traiter de la diversité, en proposant notamment de former des collectifs inclusifs composés d’une multitude de positions identitaires. Même si l’on observe depuis quelques années une « prolifération des identités socio-sexuelles », en ce qui concerne la position queer, «  il s’agit moins de trouver la catégorie qui correspondrait à son ressenti que de créer des catégories pour lutter contre l’essentialisme binarisant de celles qui sont produites par les instances disciplinaires », voire de procéder à « des mouvements de ‘’dés-identification’’ »vi.

Il s’agit donc en bonne partie de refuser un bon nombre d’assignations identitaires, ou d’en refuser du moins certains présupposés (la permanence, l’exclusivité, la prééminence, l’exemplarité…) – si possible évidemment (certaines identités collent trop à la peau).

Pour le dire autrement, le queer, « ne relève pas d’une catégorie identitaire plus robuste ou plus inclusive […] [mais] s’avère profondément anti-identitaire »vii. D’ailleurs, adopter une position queer, c’est plutôt faire du queer (ou queeriser) qu’être queer. Avec cette prévalence du faire sur l’être, des conduites sur les identités, l’on évite d’enfermer les personnes dans des personnages, de les incarcérer dans leurs rôles (et d’attendre qu’elles les jouent à fond, avec les formes).

N’entrer dans aucune case (autre que le queer) – ne pas être ‘’casifiable’’ (et ne pas être quasi-fiable non plus, quoique…) – pourrait bien être l’un des aspects les plus emblématiques du queer. Il s’agit de « troubler » (pas que le genre), de (se) rendre « non-intelligible » (comme cet article) – de rendre les gens dubitatifs·ves (votre mensuel préféré, le fameux journal douteux, est peut-être un peu queer sur les bords, finalement).

et anti-normative

Le queer, un peu comme l’anarchisme, a ainsi trait à « tout ce qui contrarie le normal, le légitime, le dominant »viii au-delà potentiellement du seul plan du genre et de la sexualité. « Porter du noir et tout détruire pourrait bien être le plus queer de tous les gestes […] Être queer, c’est nier »ix.

Il s’agit alors notamment de (se) proposer des nouvelles formes de vie collective, d’œuvrer pour la viabilité de configurations sociales minoritaires (familles pas nucléaires à 3 papas & 5 mamans, ou n’impliquant ni papa ni procréation…), plutôt que de s’assimiler corps et âme à la norme hégémonique (en souscrivant par exemple au mariage homo, à la maternité via PMA…).

Il s’agit aussi d’œuvrer au quotidien pour ne pas se comporter soi-même en agent·e normatifve, qui, compulsivement, juge, (d)évalue (y compris par des compliments) les personnes de son entourage, les incite plus ou moins directement à un quelconque conformisme. C’est le principe même de normativité (y compris alternative) qui est ici attaqué. Comme cela est bien indiqué dans le délicieux « Manuel de savoir-vivre en milieu TPG [Trans-Pédé-Gouine] » : « nous savons bien que nous déconstruisons des codes pour en recréer d’autres, alors pourquoi ne pas essayer d’examiner honnêtement quels sont les codes en vigueur dans nos échanges et leurs effets pervers […] ? » x.

Car, en tant que telle, « la norme est porteuse […] d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement […] un principe d’intelligibilité […] [mais] porte avec soi un principe de qualification et un principe de correction »xi. Comme l’a cependant montré Foucault, lorsque l’on a bien été discipliné·e·s, nous devenons aussi nos propres contrôleurs·ses. La norme permet potentiellement une « maîtrise sans maîtres », en ce qu’elle se caractérise par une prééminence manifeste du « principe » sur le « Prince » xii. L’une des vertus politiques de performances queers d’apparence outrancière (donner ses cours de fac à oil-pé comme la camarade Rachele Borghi, se vêtir de façon très disparate dans l’espace public…) est de jouer sur la négation de certains principes ou la négation d’une certaine maîtrise de soi. En montrant à quel point et comment l’on est vite qualifié·e de déviant·e (et corrigé·e en conséquence) à de telles occasions, cela met en évidence le caractère coercitif voire l’existence même de la norme environnante (et de ses prosélytes), qui souvent demeure sinon implicite.

On pourrait reconnaître là le fameux principe selon lequel « ceu[lles] qui ne bougent pas ne remarquent pas leurs chaînes » (Rosa Luxembourg). Si faire du queer, c’est donc aussi faire voir des chaînes, cela est d’autant plus vrai hélas lorsque ce queer est fait à la chaîne, standardisé…

Et le Queernaval alors, de l’arna-queer ?

On le sait (#NousSavons), le capitalisme libéral a l’art de tout récupérer (y compris ce qui lutte encore), de gober tout ce qui traîne, le mastiquer, le digérer (gérer) et en faire de la merde (qui, à l’issue de ce pénible traitement, ne se débat généralement plus). Alors, se réjouit-on du Queernaval qui eut lieu le 17 février ? Présenté comme « le premier carnaval gay de France […] proposé par la communauté LGBTQIA+ niçoise en lien étroit avec les services de la Ville de Nice », on pourrait se méfier de cette connivence méphistophélique tout en se réjouissant de la teneur potentiellement queer de l’évènement. Pourtant, ce carnaval était loin d’être queer, et même loin d’être un carnaval. Pour accéder à l’évènement qui se targue d’être « gratuit et populaire », il faut quand même récupérer des places, puis passer un premier portique de l’amitié, où votre corps discipliné est scanné de haut en bas (et pas autrement), puis serpenter avec de belles sinusoïdes sensuelles entre de chastes barrières, puis faire scanner le code-barre du billet (bip), tout en traversant un autre portique (pas bip).

Lasciate ogni speranza, voi ch’entratexiii. Des affiches indiquent que les déguisements inappropriés ne sont pas tolérés. Habituellement, le carnaval est une festivité annuelle où les gens déguisé·e·s se réunissent (sans qu’une institution impose une date et une heure), paradent et s’amusent à subvertir l’ordre établi, pouvant alors déjouer les codes de genre et critiquer les pouvoirs en place. Bon, on en est loin. Et l’aspect queer alors ? Il y avait des costumes arc-en-ciel et des drag-queens, c’est vrai (l’Estrosie n’est pas encore prête pour les tenues intégrales en latex et les drag-kings). Peut-être même une (vraie) licorne. Avec quatre pattes et une corne (pourquoi pas l’inverse, par exemple ?). Toutes les cases sont donc cochées (mais aucune n’est cassée) : tout est donc normalement queer, voire normal tout court. Les deux chars qui défilent sont spécialement conçus pour le Queernaval. L’un d’eux est une effigie de RuPaul, célèbre drag-queen étatsunienne au succès télévisuel et commercial fulgurant. Des danseuses brésiliennes remuent leur corps photogénique, et la caméra qui retransmet les images en direct sur un grand écran zoome avidement sur une paire de fesses conventionnellement sculpturales.

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FIG 1 : Bain de lumière rose pour un pinkwashing réussi.

 

Un chariot arrive, surmonté d’une dizaine de personnes qui dansent lascivement, formes galbées et vêtement scintillants. Parmi elleux, deux personnes d’apparence ultra-masculine (on se permet de supputer : des hommes cis-) : torse musclé et maculé d’huile (vierge extra), l’une en slip l’autre en mini-short en jean, elles semblent tout droit échappées d’un film porno tout bidon. Mais sans surprise, on s’arrêtera là aux pré-pré-pré-préliminaires : pas de nudité totale ni surtout pas de baise ou de SM en public (on est à des siècles-lumières des performances queer décrites par Bourcier en plein Barcelonexiv – deux salles, deux ambiances). Selon un·e spectateurice, « c’est gay mais c’est pas queer ». Les corps montrés étaient très normés (blancs, ou alors exotifiés dans leur autre ethnicité, minces et valides), et les drag-queens semblaient davantage dans la caricature d’une féminité stéréotypée plutôt que dans le brouillage des pistes de genre.

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FIG 2 : Peut-être que le moins straight de la soirée, c’était le trajet entre les barrières…

 

Environ 2 heures après l’ouverture du Queernaval, c’est déjà la fermeture, au grand bonheur des bars et boîtes alentour (et des personnes qui, comme cette spectatrice, se sont à raison épouvantées de cette « playlist de kermesse »). Une spectatrice rieuse résume l’événement : « bon, on a été parqué·es, mais ça va c’est un grand parc ». Circonscrire les ‘’bizarres’’ (pour qui ?) dans un espace-temps défini, ça permet de faire de l’ordre. Faisons désordre, ne marchons pas droit (tituber ça compte).

Par Azar & Hakhimh

Cet article, en accès libre ici et sur notre site https://mouais.org/, est tiré de notre dernier numéro, actuellement en vente ; si vous souhaitez soutenir notre revue, la meilleure solution, c’est l’abonnement : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

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i Lesbien·ne/Gay/Bi·e/Trans-/Queer/en Questionnement/Intersexe/Pansexuel·le/2spirit(Bispirituel)/Androgyne/Asexuel·le/Kinky/+ vers l’infini et l’au-delà… …

ii Richard, G. (2022). Faire famille autrement. Binge Audio.

iii Delphy, citée dans Perreau, B. (2016). Queer Theory : The French Response. Stanford University Press, p. 97.

iv Butler, J. (2015) [1990]. Troubles dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. La Découverte, p. 46.

v Graeber, D. (2006). Pour une anthropologie anarchiste. Lux.

vi Marignier, N. (2018).  La prolifération des catégories de l’identité sexuelle : Enjeux politico- discursifs. L’Homme & la Société, 208(3), pp. 76-77.

vii Weiss,M. (2016). Discipline and Desire. Feminist Politics, Queer Studies, and New Queer Anthropology, In E. Lewin & L.M. Silverstein (eds.), Mapping Feminist Anthropology in the Twenty First Century. Rutgers University Press. p. 172

viii Halperlin, cité dans Ibid. 178

ix Anonyme (2011). Le pronom que je préfère est la négation, dans Collectif, Queer Ultraviolence, Ardent Press [traduction par La Bande à Cris-tea], p. 39

x Cité dans Prieur, C. (2015). Penser les lieux queers : entre domination, violence et bienveillance. Étude à la lumière des milieux parisiens et montréalais [Thèse de Doctorat, Université Paris- Sorbonne].p.225

xi Foucault, cité dans Gori, R. (2013). La Fabrique des imposteurs, Babel, p. 9

xii Tiqqun [collectif anonyme] (2009). Contributions à la guerre en cours. La Fabrique, p. 87

xiii « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez » : inscription sur le linteau de la porte des Enfers, d’après Dante.

xiv Voir https://www.slate.fr/story/150896/performeurs-post-porn-et-queer-deshabillent-segregation-urbaine