Le génocide à Gaza constitue une des plus grandes défaites de l’humanité depuis des décennies. Et pour le comprendre, il faut aussi regarder du côté de la Cisjordanie occupée : là-bas aussi se profile une stratégie de nettoyage ethnique à basse intensité. Elle révèle une stratégie israélienne plus globale. Premier reportage d’une série de notre reporter, qui s’est rendu sur place pendant un mois.

« Les Palestiniens sont tous des terroristes, c’est notre devoir d’occuper leurs terres ! », lance un colon israélien d’à peine une dizaine d’années à un berger palestinien et aux activistes qui tentent de le défendre. Sa voix n’a pas encore mué, mais la haine est palpable, le sentiment de supériorité aussi. Pour lui, clairement, la vie du palestinien ne vaut pas plus que celle de ses moutons. Et ce ne sont pas les policiers, soldats et colons armés sur la colline qui vont le contredire.

Un jeune colon-berger israélien montre un doigt d’honneur et insulte le berger palestinien dans le vallon de Sousya. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 11/03/2024

L’enfant-colon est venu avec une mission claire : annexer des terres palestiniennes du Wadi Sousyia, vallon verdoyant parsemé d’oliviers à Masafer Yatta, région du sud d’Hébron – le tout grâce à une stratégie innovante. En y amenant son propre troupeau de vaches, chèvres et moutons (offerts ou subventionnés par l’État), il peut occuper le vallon, même s’il est légalement réservé aux palestiniens. C’est devenu la frontière officieuse d’une ligne de front invisible. D’un côté, des tours de guets surplombent la scène, ainsi que des colons vêtus comme des soldats ; de l’autre, des masures palestiniennes frappées d’un ordre de démolition.

Aujourd’hui, sous la pression des activistes internationaux et israéliens, majoritairement juifs, présents sur les lieux avec moi, le jeune colon doit rebrousser chemin. Mais il reviendra demain, et le lendemain aussi. Et si, par malheur, aucun témoin n’est présent, il pourra frapper, insulter, voire tuer des Palestiniens. Et un jour, leur terre sera sienne. Leurs moutons, leurs oliviers, leurs chèvres, aussi.

La peur au ventre

« C’est comme ça tous les jours. On vit dans la peur constante, dès qu’on sort du village avec nos bêtes, que les colons et les soldats viennent. Et il y a souvent des raids dans nos maisons », soupire Samiha, une bergère d’une quarantaine d’années qui guide son troupeau avec son fils. « C’est vraiment épuisant, on ne peut pas vivre comme des êtres humains », glisse-t-elle, assise sur une roche du vallon de Sousya sous un coucher de soleil orange éclatant.

Alors que l’après-midi a été calme, je m’apprête à rentrer au camp avec deux activistes américains, mais soudain surgissent deux colons sur des moto-cross, sur la colline en face. Ils nous observent, voient notre présence, et rebroussent chemin. Nous restons une demi-heure de plus, par précaution. « Qui sait ce qu’ils m’auraient fait si vous n’avez pas été là », s’interroge Samiha.

Quelques jours plus tard, elle m’appelle sur Whatsapp : un groupe de colons-adolescents sont venus, ont balancé des pierres sur son fils, ont craché sur les jeunes palestiniens, ont terrorisé le troupeau. Aucun activiste n’était présent, ils se sont déchaînés. Et malheureusement, je ne peux rien faire non plus, étant déjà loin. La vidéo de l’incident, filmée par un Palestinien, a fait le tour du monde sur la toile, mais cela n’a pas aidé Samiha et son fils.

Qassem Hamamdi, berger du hameau de Um Fagarah, attend la décision de l’administration civile israélienne concernant la propriété de ses terres de patûrage, en présence de la police militaire et de l’armée israélienne. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 10/03/2024

Expulsions et démolitions

Une déshumanisation quotidienne, c’est ce que vivent les habitants Palestiniens de Masafer Yatta, région semi-aride au sud de Hébron. Alors que les yeux du monde entier sont braqués sur les terribles événements à Gaza, où plus de 32 000 personnes ont été tuées, la Cisjordanie souffre en silence. « Une seconde Nakba » est en train de se produire loin des caméras, pendant qu’Israël a intensifié son offensive d’annexion des terres occupées.

Des activistes israéliens et palestiniens tentent de convaincre la police militaire israélienne de stopper les travaux sur la nouvelle route de colons aux environs de Umm al-Khair. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 10/03/2024

Ici, au sud d’Hébron, l’entièreté des terres palestiniennes ont été classifiées en Zone C, sous contrôle israélien total, à l’issue des accords d’Oslo en 1994. L’Etat israélien y a donc tous les droits : démolitions de maison, expansion des colonies, attaques, fermeture des routes… 10 000 Palestiniens sont menacés d’expulsion depuis une déclaration de Netanyahou en 2023. Le but : les regrouper dans la ville palestinienne la plus proche, Yatta, afin de prendre contrôle de toutes les terres aux alentours – et d’en faire une petite Gaza, assiégée et bloquée.

« Le 7 octobre, ils ont fermé toutes les routes pour trois mois, nous ne pouvions pas quitter nos villages ni accéder à nos terres », explique Awdeh Hathaleen, un activiste et enseignant palestinien d’Umm al Kheir, l’un des villages de Masafer Yatta. « Et ils ont étendu toutes les colonies, construit des postes d’observation partout. Ça commence par un berger, puis un avant-poste, puis une route… et ça devient une colonie », explique-t-il.

Awdeh Hathaleen, activiste et enseignant palestinien d’Umm al-Khair, pose quelques mètres devant les maisons de la colonie Carmel. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 09/03/2024

C’est ce qu’il s’est passé à Umm al Kheir, où 167 maisons ont été démolies depuis 2007. « Avant, on vivait en haut de la colline. Ils nous ont proposé une compensation en échange qu’on parte volontairement, on a refusé : notre terre est tout ce qu’on a. Alors ils sont venus avec des bulldozers et ont détruit l’entièreté du village – mais on est entêtés, et on l’a reconstruit quelques mètres plus loin », dit-il.

Ici, l’apartheid israélien est frappant : les colons ont l’eau, l’électricité, la protection de l’armée, de la police, et de leur propre milice (armée par le gouvernement). Les Palestiniens, eux, ne reçoivent de l’eau que quelques heures par semaine, dépendent de leurs propres panneaux solaires… et sont totalement livrés à eux-mêmes. À quelques mètres des coquettes maisons de la colonie Carmel, les masures des Palestiniens ressemblent à un bidonville.

Tabassages et expansion des colonies

En deux jours sur place, j’ai assisté ou entendu à une dizaine d’incidents. Le pire, sans aucun doute, a été le tabassage en règle d’Ibrahim, un berger palestinien d’une cinquantaine d’années. « Des colons vêtus d’uniformes militaires sont venus alors que je rentrais le troupeau, j’étais avec mes enfants. Ils nous ont fait nous allonger par terre sur le ventre, puis m’ont roué de coups avec la crosse de leurs fusils », dit-il. J’ai appris la tragédie alors que j’étais à un ou deux kilomètres, et me suis rendu chez lui le soir-même, avec deux activistes israéliens. Le soir, nous partageons un repas frugal de pain, zaatar et olives, mais il n’en dira pas plus. « Il fume plus que d’habitude, ça se voit qu’il a le cœur lourd », confie une activiste israélienne à mi-voix.

Ibrahim, éleveur de Wadi Jheich, pose devant son troupeau de moutons et devant la tour de guet des colons israéliens. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 11/03/2024

Le lendemain, nous l’accompagnons quand il sort son troupeau. Une tour d’observation israélienne a été construite à 100 mètres de son hameau peu après le 7 octobre, et démarque une nouvelle frontière qu’il n’a plus le droit de franchir. Les colons peuvent unilatéralement redessiner la carte de la région comme ils l’entendent et interdire aux Palestiniens d’accéder à leurs terres agricoles et de pâturage. « Nous sommes maintenant coincés entre la tour et la route, il nous reste peu de place… alors que nos troupeaux ont besoin de grands espaces », soupire-t-il.

« Les colons ne sont pas juste des mauvaises herbes : ils font partie intégrante de la stratégie israélienne, tout autant que la police, l’armée et la police », explique Alma, une jeune activiste israélienne, en mission à Masafer Yatta pour six mois. Comme une cinquantaine d’autres activistes israéliens et du monde entier, elle s’interpose quand les forces de l’occupation s’attaquent aux Palestiniens, documente leurs méfaits, dort chez les habitants les plus menacés.

Un drapeau israélien flotte sur des terres accaparées par un colon, près d’Umm al-Khair. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 10/03/2024

Criminalisation des voix critiques

« Notre présence a un effet dissuasif. En tant qu’Israéliens, nous pouvons appeler la police et leur exiger d’intervenir – même si, au final, on sait que ce sont les forces d’occupation. Mais il faut qu’on utilise tous les outils à notre disposition », explique Yonatan, un autre activiste. Cet outil s’est retourné contre lui : peu après mon départ, il a été arrêté par l’armée, incarcéré plusieurs heures, et banni du territoire pendant deux semaines.

Le 12 mars, une audition au sein de la “sous-commission pour la Judée et la Samarie”, de la Knesset visait à criminaliser les agissements des travailleurs humanitaires et activistes en Cisjordanie – palestiniens, israéliens et internationaux – désignés comme « anarchistes ». Cet élément de langage rappelle les positions des ministres d’extrême-droite Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, eux-mêmes vivant dans des colonies et grands défenseurs de la colonisation.


Un colon en uniforme de soldat, faisant partie de la milice de sécurité de la colonie Ma’on, observe les collines alentours. Masafer Yatta (Cisjordanie occupée), 10/03/2024

D’autres activistes israéliens et internationaux ont été attaqués par des colons, ou encore fouillés à nu puis bannis du territoire israélien lors de leur passage à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. Depuis le 7 octobre et la réunion du 12 mars, cette répression s’est accrue. « On est accusés d’être des traîtres, des antisémites, de favoriser le terrorisme », soupire Alma. Les Palestiniens, eux, n’ont pas le droit de publier de contenu lié à Gaza ou à la Palestine sur les réseaux sociaux : aux checkpoints routiers, les soldats peuvent exiger de fouiller leurs téléphones, et les incarcérer ou les passer à tabac pour le moindre post.

Le message du gouvernement israélien, auto-proclamé « seule démocratie du Moyen-Orient », est clair : Chut, il ne faut pas interrompre le génocide à Gaza ni le nettoyage ethnique de la Cisjordanie.

Par notre envoyé spécial Pluto. La suite le mois prochain.

Un article tiré du Mouais n°49, actuellement en kiosque, et en accès libre. Mais comme vous vous en doutez des articles de cette qualité nécessitent du travail et de l’argent donc par pitié soutenez-nous, abonnez-vous ! C’est ici et très bientôt nous pourrons vous proposer des prélèvements SEPA -plus d’infos à contact@mouais.org- : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais