Nicolas Framont est rédacteur en chef de Frustration magazine. Sociologue de formation, un temps collaborateur parlementaire dans le groupe LFI au début du premier quinquennat Macron (il a à en dire!), il réside désormais à Saintes (Charente), maraîcher à mi-temps, journaliste l’autre moitié. Avec lui, on a discuté bifurcation, visions politiques et presse indépendante papier ou web.

Distance oblige, c’est par appel visiophonique que nous rencontrons Nicolas Framont, sociologue de formation, directeur de revue, ex-assistant parlementaire, et maraîcher à ses heures perdues. A Saintes (Charente), où il réside avec son compagnon, il cultive la terre autant que la critique politique avec le magazine qu’il dirige, Frustration. De quoi faire un exemple de « bifurcation », mot en vogue pour une certaine population qui déserte le capital ? « Ça c’est plutôt mon compagnon, anciennement attaché parlementaire lui aussi, et qui s’est complètement reconverti, il est devenu maraîcher à temps plein. Il a repris l’exploitation de mes parents, puis j’ai fini par le rejoindre après avoir moi aussi quitté mon job à Paris, mais de mon côté je suis plutôt dans la vente sur les marchés, c’est plutôt une demi-bifurcation, lui c’est une vraie ». Nicolas Framont s’occupe surtout de vendre les légumes. Le reste de son temps, c’est à Frustration qu’il le dédie. Créé en 2014, à publication trimestrielle, la revue devient ensuite entièrement numérisée en 2018, du aux difficultés inhérentes et communes à toutes les revues papiers : problème de diffusion, travail bénévole des membres de la rédaction, coût du papier et de l’impression etc. En somme, ce que les entêtés de Mouais continuent d’affronter. « Le bénévolat c’est compliqué, ça va quand tu es jeune mais au fur et à mesure que nos vies se compliquent, c’est devenu de moins en moins tenable. Depuis un an donc, notre modèle financier c’est du financement 100% par les lecteurs », détaille-t-il. En un an, Frustration est parvenu à passer de 0 à 700 abonnés et rémunère trois personnes à mi-temps. Ces abonnés-donateurs, par demande récurrente, ont réussi à remettre la rédac de Frustration sur une maquette, qui reprend donc du service en format papier pour un numéro annuel. « Initialement je n’étais pas très chaud, car le papier pour moi c’est des mauvais souvenirs, je trouve que c’est quand même une galère pas possible et des coûts énormes, qui en plus varient. Avec le papier, tu prends des sueurs froides, alors qu’avec le web, non. Et avec des coûts moindres. Mais toujours est-il que ce numéro papier on s’y était engagé donc on va le faire ».

Paper’s not dead

Pourquoi sommes-nous tant attachés au papier ? Nombreux ont été les Cassandre à en prédire la fin au milieu des années 2000. C’était annoncé : le futur proche serait entièrement numérique. Finies ces vieilleries qui jaunissent, prennent de la place et la poussière, aux nombres de caractères limités. Pour autant, même si les ventes de livres baissent effectivement (un peu) depuis 2005 au profit du livre électronique, le papier demeure et sa mort ne semble pas imminente, loin de là. Pour la presse, le schéma est différent. Toutes les diffusions de grands journaux se sont effondrées. Mais la raison est peut-être ailleurs. L’abonnement annuel au Monde coûte 275 euros par an. Le prix quotidien en kiosque s’élève à 3,20 euros. Pour lire quoi ? Des tribunes sans intérêt, peu ou pas d’enquêtes, et une propagande libérale lue partout ailleurs. En revanche, une publication telle que le Monde diplomatique au bord de la mort en 2009 est aujourd’hui le journal le plus vendu dans la presse radicale de gauche (1). Comme quoi…

Internet diffuse plus, le papier diffuse mieux

Nicolas Framont a un temps été de ceux qui voulaient abandonner le papier. « En termes de diffusion avec le web, tu n’as pas d’équivalent. Même si ça dépend beaucoup des réseaux sociaux, et qu’on subit par exemple pas mal les changements d’algorithmes de Facebook, d’Insta, de Twitter. C’est un peu pénible mais il faut s’y adapter. Pour la diffusion papier, il faut avoir beaucoup de fric. On a fait de la distribution en kiosque pendant deux ans, on tirait à 10 000 exemplaires, mais la presse papier, il faut toujours payer plus : payer plus pour être mis en avant, si tu ne payes pas tel truc à ton distributeur tu seras au fin fond du kiosque ou de la maison de la presse… » Une réalité que partage notre rédaction. Le rédac’ chef de Frustration imaginait le papier comme un futur « truc de luxe », subventionné par les milliardaires. Mais l’objet livresque demeure, et Frustration y revient. « Tu produis quelque chose de tangible, de moins éphémère qu’Internet. Et tu as aussi quelque chose d’artisanal dans la formule papier, avec un travail collectif et la satisfaction très forte de tenir l’objet entre les mains ».

« Ce système nous frustre en permanence »

D’ailleurs, pourquoi un nom comme Frustration ? « Quand on a lancé ce média, notre objectif, qui est toujours le nôtre, c’était de faire de la critique sociale pour le « grand public ». C’est à dire critiquer le capitalisme sous l’angle le plus quotidien possible ; partir de points de vue individuels pour monter en généralité plutôt que d’avoir du contenu théorique. Et pour ça, on cherchait le nom d’un sentiment, voire d’une émotion. Et parmi ces sentiments générés par le capitalisme, il y a la frustration ». C’est donc ce sentiment, perçu comme négatif, que la rédac’ assume. « Beaucoup de gens nous dénigrent là dessus en disant : « et voilà, regardez le nom de leur magazine, les frustrés et tout et tout » ; mais je n’ai aucun souci à assumer ça : on est dans un système de travail, de politique qui nous frustre en permanence et qui nous empêche d’exprimer nos capacités pleinement. Mais il y a aussi quelque chose de positif dans la frustration, c’est tout le potentiel collectif et individuel qui n’est pas exprimé et qui pourrait s’exprimer. »

Des marxistes revendiqués

Côté politique, s’il dit se sentir « proche » de l’anarchisme dans sa conception du pouvoir, c’est plutôt dans un marxisme de bon aloi que sont trempés les plumes à Frustration. L’analyse critique qu’ils formulent dans leurs écrits reprend la phraséologie usuelle, à base de « prolétaire », « bourgeoisie », « propriété des moyens de productions », sans jamais citer Marx cependant. Des mots usités à dessein. « Si tu emploies les mots de l’ennemi, tu affaiblis ta critique. Et globalement, ça a été beaucoup fait par la gauche, qui utilise les termes dominants comme les « classes populaires » au pluriel, qui est une sorte de fourre-tout qui ne dit rien de l’exploitation au travail que subissent ce qu’on appelle les classes laborieuses ». Le retour en papier contiendra d’ailleurs un écrit prospectif sur leur révolution idéale. « Une sorte d’utopie, où l’on essaie d’imaginer aussi bien le déclenchement, le déroulement, et les mesures que ça pourrait donner ». Il l’imagine comme un « scénario Gilets jaunes qui réussit » contre les institutions politiques, adossé à une « grève générale et une remise en cause du système économique ». Un exercice prospectif réalisé par Mouais également (Mouais 2025, Après la révolution), qui permet de réifier nos imaginaires. Et de se dire qu’après les mots, viennent les actes ? « Dans cette auto-organisation, tu as les germes d’une nouvelle société. Ça ne sera pas la fin de l’histoire, ça sera juste le début d’autre chose, où on aura plus les moyens de trouver des solutions. », conclut Nicolas Framont.

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Bonus : « L’Assemblée ? Dix fois pire que ce qu’on imagine »

Bénévole pour la campagne 2017 de Mélenchon, on lui propose ensuite de devenir collaborateur de groupe, « sortes de personnes ressources, experts, conseillers sur des champs du travail parlementaire » pour le groupe insoumis à l’Assemblée nationale qui comptent alors 17 élus. Affecté aux « affaires sociales », il est en charge de rédiger des amendements en rapport avec le travail, la santé, la sécurité sociale. En somme, « traduire le programme de l’Avenir en Commun en amendements, d’expertiser les projets de lois ». Un travail invisible, méconnu même des militants. « Ils oublient toujours de mentionner que pour un député, tu as cinq personnes au moins qui travaillent à fond ». Chaque député reçoit donc son dossier rédigé par ces collaborateurs, sur chaque projet de loi, sur lesquels parfois, il ne comprend pas grand chose. « Sur le papier il y a un côté séduisant, tu es une sorte de metteur en scène. Sur chaque projet de loi c’est toi qui organise la bataille parlementaire, tu fais en sorte que tes députés soient là, qu’ils défendent tel ou tel amendement, qu’ils fassent passer un message politique là dessus ». Depuis les balcons de l’assemblée, hors champ des caméras, ils observent leur pantins auxquels ils communiquent en temps réel ce qu’ils doivent dire.  « Après, c’est vraiment un super poste d’observation. Tu es au cœur de la machine. Tu as accès à la buvette des parlementaires, tu assistes à leurs petits arrangements, tu vois les ministres et les macronistes en vrai, donc tu vois ce qu’ils sont… »

« Il ne se passe rien, et c’est pour ça que les députés se font royalement chier, et c’est pour ça qu’ils sont souvent absents, par ailleurs. Au début, ils sont super contents, ils ont l’impression de jouer un truc de ouf, et au bout d’un moment ils se rendent comptent que ça ne sert à rien ». Quel regard porte-t-il sur cette expérience ? « Je dis toujours au gens qui me demandent comment c’est, ces coulisses : « Tu vois comment tu imagines ? Et bah c’est dix fois pire ». Oui, ils glandent, oui, ils pioncent, oui, ils se bourrent la gueule en plein milieu d’un projet de loi parce que l’alcool est pas cher à la buvette et qu’on te sert jusqu’à ce que tu en puisses plus, tout ça est vrai ».

Par Edwin Malboeuf et Macko Dràgàn.

Article tiré du Mouais n°34, consacré aux médias libres et aux autres, actuellement en vente, l’article est en accès libre car nous sommes gentils mais soutenez-nous, on vous en prie, abonnez-vous, le papier ne veut pas mourir : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais

Note :

(1) Avec une nuance de taille, puisque le Monde diplomatique est détenu à 51% par le Monde SA, des Niel, Pigasse et consorts.