Anar’, la patrie on s’en cogne. Mais il y a des gens qui s’en réclament, et qui traitent les gens comme le pote Herrou, ou le maire de St-Brevin, de suppôts de l’« anti-France ». Alors nous avons fouillé dans cette notion, et il semblerait que les « patriotes » à la Rieu-Zemmour soient en fait bien moins fidèles que nous aux valeurs de cette « patrie » qu’ils prétendent défendre. Voyons donc…

Entre les attaques violentes de l’extrême-droite contre Yannick Morez, le maire de Saint-Brevin, visé pour sa politique d’accueil des personnes en situation d’exil, et le défilé parisien néonazi du samedi 6 mai, on a beaucoup vu et entendu les on-est-chez-nous ces derniers jours ; ces « patriotes » qui se réclament de la défense de leur glorieuse nation.

Qu’on me comprenne bien : à Mouais, nous n’avons ni dieu, ni maître, ni patrie. Mais il se trouve que je compte Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa parmi mes livres préférés. On y voit un banquier, lors d’un repas, défendre de façon implacable et dans un brillant exercice de style, l’idée qu’il est en fait bien plus fidèle aux valeurs de l’anarchisme que les plus énervés des praticiens de l’action directe. J’ai donc, moi aussi, voulu me livrer à ce petit exercice, en affirmant que le « patriotisme » bien compris – qu’on limitera ici principalement au fait d’aimer son pays et les valeurs qu’il porte – est historiquement pro-migrant, antifasciste, bref tout le contraire de ce qui pollue le cerveau de Damien Rieu.

La « patrie » : définition et historique

Dans l’Encyclopédie anarchiste1, à la rubrique Patrie, dans un texte écrit par Sébastien Faure (1858-1942) il est rappelé que le mot vient du latin patrie, de pater, père, et « chez les anciens, signifiait la terre des pères : terra patria. Étymologiquement, il désigne le pays où on est né ». Ni plus, ni moins. L’Encyclopédie cite ensuite un certain A. Hamon (aucun lien) : « L’idée de patrie présuppose la solidarité l’union, l’association entre individus. L’idée de patrie implique l’idée de collectivité… La première patrie fut la horde, la tribu, le clan. La vie en commun développe une communauté de mœurs, de coutumes, de langue, de sensations, de sentiments, qui rend solidaires les humains les uns des autres. » Solidarité, association, on y reviendra, ces mots auront évidemment leur importance dans mon propos.

Dans l’antiquité européenne – qui voit prospérer, notamment en Italie et en Grèce, des sociétés brillantes mais massivement patriarcales et esclavagistes, ne l’oublions pas – la patrie était l’espace de la Cité, lieu sacré. Hors des murailles, le citoyen se trouve privé de tous ses repères, de tous ses droits. « Là seulement il a sa dignité d’homme et ses devoirs » (E.A.), d’où le fait qu’on aime alors sa patrie « seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la sécurité qu’elle accorde à ses membres ». Ainsi, quand Périclès dresse l’inventaire des raisons qui lui font aimer sa bonne Athènes, il dit que c’est car cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi », « qu’elle donne aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs » ou encore qu’elle « protège les faibles ». A tous ? Mouais. Dès cette époque, la principale appartenance était sociale ; grands propriétaires contre plèbe. Mais notons ces rôles attribués alors à la terra patria : protéger les faibles et assurer l’égalité de tous. Zemmour est déjà en PLS.

La notion de patrie ne survit pas à l’arrivée du christianisme, qui amène avec lui l’universalisme. « Mon Royaume n’est pas de ce monde », « Allez et instruisez tous les peuples », disait Jésus. Le christianisme « présenta à l’adoration de tous les hommes un Dieu unique […] qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les États. C’était l’unité de la race humaine présentée à tous, et c’était la négation même de la patrie terrestre » (E.A.). Compris tous les cathos qui se disent « patriotes » ? Relisez votre bible ! C’est ce qui explique que le mot n’apparaisse guère durant la période médiévale française, durant laquelle il n’aurait de toute façon pas correspondu à grand-chose. Ainsi Jeanne d’Arc, paysanne surtout attachée à défendre les siens contre les pillages des Anglais et des Bourguignons, « n’employa jamais le mot de patrie devant ses juges. Elle disait : pays. L’aventurière qui devait devenir cinq siècles plus tard la Sainte de la Patriene sut jamais pour quelle véritable raison elle s’était battue. C’est après qu’on le lui fit dire. » (E.A.).

Mais alors à quel moment ce mot venu du latin, donc de formation savante et non populaire, est-il apparu dans notre langue ? C’est un peu flou. Au moyen-âge, comme dit ci-dessus, il apparaît ici et là, mais à des sens divers et on lui préfère le terme « pays ». À la renaissance, il est parfois utilisé par les clercs – l’élite intellectuelle – pour désigner le roi. « Patrie n’était pas usité du temps de Henri II, vu que Charles Fontaine le reproche comme un néologisme à Du Bellay : « Qui a païs, n’a que faire de patrie… » » (E.A.). Donc, en ce temps-là, en cette « terre chrétienne » que chérissent tant nos fachos, de patrie, point.

1789 et les valeurs patriotiques

C’est en fait lors d’un des événements de notre histoire que détestent le plus les réacs sauce vive-la-Frônce de tous poils, la Révolution française, que le mot « patrie » commence à être massivement utilisé. On y désigne alors les « patriotes » non pas comme les débiles qui suivent Philippot, mais comme le peuple victorieux. Tout le monde communie alors, dans la liesse révolutionnaire, autour des notions de nation et de patrie – les deux ayant été le lieu de naissance de la Déclaration universelle des droits de l’homme, don de la France libérée au reste du monde – esclaves compris. « Presque tous étaient persuadés de la prochaine disparition des classes sociales. La Liberté, L’Égalité, voilà la patrie nouvelle ! Des événements comme la nuit du 4 août [séance de l’Assemblée nationale constituante au cours de laquelle fut votée la suppression des privilèges féodaux, NDLR] contribuèrent à affermir cette idée que tous les Français, n’ayant qu’un intérêt commun, allaient vivre en frères ». Montesquieu n’a-t-il pas dit : « Ce que j’appelle la vertu dans la République est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité » ?

Alors certes, on le sait aujourd’hui, ce qui triomphe en fait dans les années qui ont suivi la Révolution de 1789, c’est la classe bourgeoise qui imposera aux classes dominées, justement par le truchement de ce mythe de la « patrie républicaine » offrant les mêmes chances à toutes et tous, son lot d’illusions : « L’illusion de la liberté et de l’égalité ; l’illusion de la démocratie par le suffrage universel… C’est l’héritage de la Révolution » (E.A.) Et l’impérialisme colonial n’a jamais cessé…. Il n’empêche : ce qui définit alors la patrie, ce n’est pas le rejet obsessionnel de l’autre, la passion de la hiérarchie ou le fait de toujours regarder dans le rétro pour y retrouver les vieilles recettes d’un temps périmé et idéalisé. Bien au contraire : il s’agit de professer son attachement à l’universalité de la fraternité humaine ; la terre patrie française devenant terre d’inspiration et d’accueil de tous, opprimés et martyrs, notamment des révolutionnaires républicains de toute l’Europe. Comme le fera dire Lamartine au grand révolutionnaire haïtien Toussaint Louverture, « je suis de la couleur de ceux qu’on persécute sans aimer, sans haïr les drapeaux différents, partout où l’homme souffre il me voit dans ses rangs. Plus une race humaine est vaincue et flétrie, plus elle m’est sacrée et devient ma patrie ». Mais il est vrai, le récent navet cosmique Vaincre ou mourir, produit par le Puy du Fou, en témoigne, l’histoire n’est pas le fort de nos chers moralistes fachos shootés au passé revisité.

Un truc de gauche ? (spoiler : non il faut pas déconner non plus. MAIS…)

« La nation naît à gauche, sous la Révolution française, lorsque révolutionnaires et « patriotes » se confondent exactement », écrit l’historien P. Cabanel2. Mais, ajoute-t-il, « un siècle plus tard, les patriotes sont ceux de la Ligue du même nom, passée à l’extrême droite ; seules leurs origines plus populaires les distinguent des membres de la Ligue de la patrie française de Jules Lemaitre et Maurice Barrès, issus de la droite des beaux quartiers ». La « nation » n’est alors plus celles de la pensée des Lumières mais celle de ses ennemis, entre autres l’extrême-droite royaliste et revancharde ; de son côté, la gauche se définit de plus en plus par son internationalisme : une seule patrie, le genre humain. Ce qui pousse un ardent républicain (au XIXe siècle et au début XXe le terme ne désigne que des gens de gauche) comme Ferdinand Buisson à intituler un discours de 1902 Pourquoi nous sommes patriotes et ne sommes pas nationalistes »3, histoire de tenter d’un peu clarifier les choses

Durant la période de la Seconde Guerre mondiale, le « patriotisme de gauche » connaît ses derniers feux. C’est au nom de la patrie que de nombreuses personnes entrent dans la Résistance à l’envahisseur national-socialiste ; à Nice, et encore actif aujourd’hui, le journal de nos camarades communistes nommé le Patriote, que je salue, est un vestige de cette époque où la « patrie » impliquait la lutte contre les nationalismes nazi et fasciste.

Mais bref ; l’OPA contemporaine réalisée par la droite, l’extrême-droite et l’extrême-extrême-droite (c’est-à-dire Éric Ciotti) sur la notion de patriotisme, sans doute désormais devenue irrémédiablement irrécupérable (donc s’il te plaît Antoine Léaument, arrête avec ce mot !) ne doit pas nous faire oublier l’historique décrit ci-dessus. Un historique qui nous donne à penser que ni les nationalisto-capitalistes à poigne type Macron, ni les diverses contrefaçons actuelles version Wish de Benito, du genre Zemmour, n’ont vraiment compris ce qu’est être « patriote ».

Les capitalistes d’abord. Comme écrit dans l’Encyclopédie anarchiste, « où est la patrie de l’industriel ? » Où est la patrie du financier « qui spécule à toutes les Bourses, qui agiote sur tous les fonds ? » Où est la patrie du politicien, « celui qui brûle de l’ambition d’être édile, tribun, rhéteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et n’aime que lui-même » (Voltaire) ? Où est celle du possédant, de celui qui, « directeur, administrateur, actionnaire d’une société industrielle, commerciale ou financière, vend des canons, des cuirassés, des obus, des poudres » ? Réponse de A. Hamon (aucun lien, bis) : « Leur patrie, c’est leur intérêt ».

Les fachos ensuite. « Aimer son pays, c’est un sentiment qui doit réunir toute la nation », a dit Ciotti, encore lui, dans un papier toilette de marque Valeurs Actuelles. Très bien, d’accord, mais quel pays ? Celui de Pétain, ou celui de Simone Weil (avec un w) ? Dans son cas on devine aisément. Mais ne lui en déplaise, l’histoire de la France et l’histoire du mot « patrie », c’est aussi, et ça restera, celle de la démocratie athénienne ; celle du Tiers-État et des Sans-Culottes ; celle des conquêtes sociales et de la protection des plus faibles ; celles des généreuses révolutions républicaines de 1848 contre l’impérialisme et le royalisme ; celle de l’abolition de l’esclavage ; celle de la Résistance, puis du programme des Jours Heureux ; celle de l’accueil de tous et toutes les exilées au nom de l’universalité des droits humains ; celle du grand écrivain russo-français et antiraciste Romain Gary, qui écrit une phrase (sans doute trop) souvent citée : « le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. »

« Notre civilisation s’est bâtie sur la solidarité » (Cédric Herrou)

Celle, aussi, de Cédric Herrou, à qui l’on doit l’inscription dans la constitution, donc dans le droit français, du « principe de fraternité » (et de sororité). Devenu un des symboles de l’anti-France, je suis donc allé le questionner sur son rapport à la « patrie ». Il prévient, bien sûr, d’emblée : « Patriote, non, je ne le suis pas. Mais je défends certaines des valeurs républicaines : la liberté, l’égalité, la fraternité… » Il ajoute : « Notre civilisation s’est bâtie sur la solidarité ; on le voit aujourd’hui avec le fonctionnement du système des retraites, de la sécurité sociale… C’est ça, que je défends ». Avec sans aucun doute plus d’ardeur et de réussite que ceux qui n’ont que les mots « France » et « République » à la bouche, mais ne pratiquent guère les valeurs des frontons de nos écoles.

Cédric Poursuit : « La patrie, c’est quoi ? La terre de nos parents, et l’histoire qui en découle… Sarkozy avait voulu lancer son délire sur l’identité nationale, au singulier, mais il y a en fait des identités plurielles. Mon identité, par exemple, elle est méditerranéenne, de paysan vivant sur une terre franco-italienne. Mon identité, elle est d’une grand-mère allemande emprisonnée par les nazis, qui a été en procès pour passage de frontière et actions terroristesdans la Résistance… Mon identité, elle est là-dedans. Et on peut se sentir français en se sentant aussi fils d’Italien, fille de Maghrébin… »

C’est quoi pour lui, la « France », sachant que ça fait des années qu’il vit et travaille au quotidien avec des personnes qui ont risqué leur vie pour venir vivre ici ?« La France, pour moi, honnêtement, ce sont juste des gens qui parlent la même langue. Depuis gamin, je ne me suis jamais senti appartenir à quelque endroit que ce soit. Peut-être maintenant à la Roya, et encore… Je me sens plus appartenir à des valeurs, à une morale. L’important, c’est d’où on vient, et qui on est. On ne s’invente pas tout seul, on se construit avec l’expérience de la vie, et cette expérience c’est aussi l’éducation qu’on a reçu de nos parents, l’école… C’est ce qui crée notre identité politique, et nous pousse – ou pas – à l’engagement. Je fais partie de cette gauche qui actuellement a du mal à exister mais reste le plus possible internationaliste : défendre l’individu, le vivant, qu’il soit Turc, Alsacien… » Et de conclure : « Je n’appartiens pas à un territoire. J’appartiens à des valeurs, que j’essaye de propager ».

L’internationale sera le genre humain

Ainsi, à nouveau et en conclusion, soyons clairs : il n’est vraiment pas sûr qu’il soit de besoin de ressortir le « patriotisme » du bourbier fasciste où il clapote depuis des décennies maintenant. Pour avoir vécu pas mal d’années à l’étranger, j’aime bien la France, ayant pu comparativement en voir les bons côtés ; sans plus. Et nul besoin de faire appel à la « patrie » pour aimer les siens ; pour aimer son quartier, sa ville ; pour professer et pratiquer les valeurs d’entraide et de solidarité. Un jour prochain, l’anarchie vaincra et toutes les frontières s’effondreront. Alors oublions ce terme dès aujourd’hui, et gardons en tête cette sentence, que l’on doit à Clémenceau : « Après tout, les anarchistes ont raison ; les pauvres n’ont pas de patrie ».

Par Mačko Dràgàn

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1 En ligne sur wikisource.org. Elle sera désignée ensuite par le sigle : E.A.

2 Cabanel Patrick, La gauche et l’idée nationale, Jean-Jacques Becker éd., Histoire des gauches en France. Volume 1. La Découverte, 2005, pp. 506-521.

Source illustration : « Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France