Le « Livre blanc du travail social » a été remis à Bergé et Dussopt le 5 décembre. Il a été adopté par l’assemblée plénière du Haut conseil du travail social le 6 septembre, mais les ministres n’étaient pas libres pour le recevoir fin septembre comme prévu, trop occupés à communiquer sur les réseaux. Au menu : constats édifiants et propositions à rebours des innovations libérales macronistes.
Une éducatrice à l’Assemblée nationale
Mardi 5 décembre 2023 à 16h15, les éducatrices et éducateurs français se sentent enfin représenté.e.s au sein de l’Assemblée Nationale. Marianne Maximi, députée La France insoumise et éducatrice spécialisée, interpelle Charlotte Caubel, secrétaire d’État chargée de l’Enfance : « La défenseure des droits et l’ONU alertent ;les professionnels, les magistrats, mes collègues éducateurs spécialisés, les pédopsychiatres, les assistantes familiales, les associations d’enfants placés, toutes et tous alertent : la Protection de l’enfance s’est littéralement effondrée. (…) Nous n’avons plus de mots pour porter à vos oreilles la catastrophe que nous vivons ».
« Nous ne vous avons pas attendue pour mesurer l’étendue de la crise qui ne date pas de 2017 sur la Protection de l’enfance » lui répond Charlotte Caubel. « Le président de la République a décidé d’en faire la priorité du quinquennat. (…) Vous me reprochez des coups de communication, je vous reproche votre vindicte et votre communication essentiellement agressive qui contribue à porter atteinte à l’image de la Protection de l’enfance. Tous les jours, au quotidien, je suis sur le terrain pour mettre en valeur les bonnes pratiques de la Protection de l’enfance, pour mettre en valeur les belles histoires de la Protection de l’enfance. (…) Nous agissons pour les enfants, je suis sur le terrain pour mesurer ça (…), nous ne nous cantonnons pas aux invectives et insultes ». Elle ajoutera sur le réseau X : « L’extrême gauche pratique l’extrême démagogie sur la protection de l’enfance. Si les discours de tribune et les invectives les contentent, je préfère l’action. »
Voilà pour la vilaine éducatrice qui ose se plaindre alors que les grands travaillent « sur le terrain ». La députée insoumise, elle, ne le connaît pas ce terrain arpenté par la ministre et n’a pas vu les formidables effets de « la priorité du quinquennat » sur les pratiques de ses collègues. L’auteur de ces lignes, éducateur spécialisé, avoue également ne pas avoir entraperçu les miracles de la Macronie sur la Protection de l’enfance, mais je ne voudrais surtout pas peiner Charlotte et lui paraître extrémiste et démagogue.
Effondrement de la Protection de l’enfance
La Protection de l’enfance s’est-elle réellement effondrée ? Si vous êtes lecteur.trice de Mouais, vous connaissez déjà l’étendue du désastre, ou sa « sinistralité » pour reprendre un élément de langage de banquier d’Olivier Dussopt à propos du social en France (la « sinistralité » est un indicateur d’évaluation du risque de non-paiement de créances) qui recevait donc, ce même mardi 5 décembre, avec quelques autres ministres (Aurore Bergé, Stanislas Guérini, Fadila Khattabi et Charlotte Caubel), le Livre blanc du travail social. Depuis les états généraux du travail social en 2013 jusqu’au Livre vert de 2022, les pouvoirs publics n’avaient pas encore bien réfléchi sur la désertion professionnelle du métier (accélérée depuis la pandémie), la perte de sens, l’organisation maltraitante des structures d’accompagnement, le management toxique, il leur fallait des livres de toutes les couleurs, et surtout le dernier en date, le blanc.
Pourtant, tous les diagnostics ont pointé ces dix dernières années la crise persistante du secteur à tous les niveaux, de la formation au recrutement, des entraves bureaucratiques aux problèmes éthiques multiples, en passant par les procédures et logiciels envahissants, le reporting chronophage… Tous les constats ont déjà été établis depuis belle lurette (y compris dans un numéro spécial de Mouais, « Le monde secret du travail social », n°13 de janvier 2021).
Mais ce Livre blanc était pourtant très attendu par les travailleurs et travailleuses du social, alors que vous n’en entendrez pas du tout parler dans vos médias mainstream. Et même si certains syndicats (tels FO et Sud) restent judicieusement critiques, ce travail collaboratif d’un an, avec plus d’un millier de professionnels sollicités, pose clairement les problèmes et propose des pistes de réflexions et d’actions à l’opposé de ce que proposent les innovateurs et autres gestionnaires, à l’opposé de ce que pourrait proposer le gouvernement Borne.
La ministre Aurore Bergé, celle qui a annoncé le 10 décembre la mise en place de travaux d’intérêt général pour les « parents défaillants », est donc à l’écoute et promet de s’emparer de cette étude, tout comme Charlotte Caubel et Olivier Dussop. Stanislas Guérini a tweeté « À nous de nous en saisir », nous voilà donc rassurés.
Le livre blanc (et un peu saumon)
Un « Livre blanc » est un document produit le plus souvent par l’administration ou l’enseignement supérieur et la recherche (mais aussi par des ONG, des associations…) qui présente un état des lieux sur un thème en orientant la prise de décision.
Celui-ci, rédigé par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) présidé par Mathieu Klein (socialiste de Meurthe-et-Moselle et Maire de Nancy), s’intéresse à la crise actuelle dans ce secteur et suggère 14 préconisations, notamment valoriser les salaires et baisser les ratios d’encadrement, mais aussi (et c’est la nouveauté) « réinterroger les modes de financement des structures sociales et médico-sociales et encadrer différemment ».
« 71 % des établissements du secteur rencontrent des difficultés de recrutement, 30 000 postes seraient ainsi vacants », peut-on lire dans cette étude, la faute à des salaires trop bas, mais aussi aux conditions de travail dégradées dans des organisations qui ne sont plus attractives. Le Haut Conseil met en cause prioritairement, dès le premier chapitre, le décrochage des salaires et le « management par le chiffre, la bureaucratisation, l’empilement des dispositifs, la complexité des modalités de financement, la démultiplication des appels à projet », modalités qui découlent naturellement d’une « marchandisation de l’offre ». Cela a rarement été énoncé aussi clairement.
« Les professionnelles [les femmes sont les plus nombreuses dans le métier, le Haut Conseil a donc décidé de rédiger le livre au féminin, NDLR] se sentent empêchées par le fonctionnement des institutions et la conduite des politiques sociales qui limitent leurs marges d’action et la qualité de leur travail. » Ainsi, si les professionnel.les du social et du médico-social éprouvent une « perte d’attractivité particulièrement intense », c’est « la question centrale du travail et des conditions de travail, qui apparaît comme étant la cause majeure de la défection actuelle » selon les auteurs qui pointent également la perte de sens comme « cause principale de la défection accélérée aujourd’hui ».
Les constats
Cinq grands « constats » sont diagnostiqués par le HCTS. Le premier est que « le management par les chiffres est une source principale de perte de sens ». Le deuxième est que « la bureaucratisation du travail social, l’emprise croissante des normes, des procédures et des dispositifs, modifient l’activité quotidienne des professionnelles, au détriment de leur cœur de métier qu’est l’accompagnement. » Le troisième pointe « la perte de sens » et le besoin « de rétablir les conditions d’une autonomie d’action professionnelle retrouvée (…), la réaffirmation des principes éthiques et déontologiques qui soutiennent la pratique ». Le quatrième constat porte sur le nécessaire « avènement d’une dimension plus horizontale des relations » de travail, ainsi qu’un « décloisonnement des fonctionnements ». Enfin, le cinquième constat met l’accent sur « l’articulation des savoirs académiques, professionnels et expérientiels ».
Les auteurs montrent ainsi qu’ils n’ont pas oublié les précédentes études (notamment celle de l’année dernière), et qu’ils ont décidé d’arrêter de louvoyer. Ils incriminent directement un mode d’organisation libéral où l’accompagnement est une marchandise, où le management par les chiffres est toxique, où les procédures menant au paiement à l’acte sont maltraitantes. Ils remettent clairement en question et de manière systémique tout l’appareil national du social et médico-social français, ainsi que la place et le pouvoir des gestionnaires-décideurs dans ces collectifs de travail.
De mémoire d’éducateur attentif, c’est du jamais vu dans un rapport remis à un gouvernement, a fortiori un gouvernement si éloigné des solutions prônées. Le HCTS assume donc d’entrer dans un rapport de force, sans un soutien affiché des syndicats mais avec celui des collectifs professionnels sollicités pour l’ouvrage.
Dans le chapitre « Le travail social empêché », le HCTS met même en garde contre la « bureaucratisation rampante du travail social, l’emprise croissante des normes, des procédures et des dispositifs qui modifie l’activité quotidienne des professionnelles, au détriment de l’établissement d’un accompagnement, le cœur de métier ».
Ce n’est pas un scoop pour nous, mais cela fait du bien de lire que « les professionnelles finissent par occuper plus de temps à gérer l’accumulation de normes, de dispositifs, de procédures, qu’à être présentes avec les personnes afin de les accompagner, au prix d’une perte de sens de la mission. »
Le « pouvoir d’agir »
« Il s’exprime ainsi moins une crise des métiers, les professionnelles manifestant au contraire une réelle fierté de celui-ci, (…) qu’une critique du fonctionnement des institutions et du mode de conduite des politiques sociales qui empêchent d’exercer correctement son métier et de produire un travail de qualité ». La critique des « entreprises sociales » est donc au premier plan de cette étude puisque les auteurs observent qu’elles font vivre un « carcan institutionnel » aux professionnels en imposant « un mode de gestion du travail social (…) avec des outils de suivi centrés sur des indicateurs de gestion des files actives ».
Les institutions et leurs cadres managériaux recherchent « la maîtrise des risques », le « contrôle des processus, des impératifs de gestion » et doivent à présent adopter « une nouvelle approche » et sortir de leur « dysfonctionnement systémique ». Il est donc urgent, selon le HCTS, de passer du management par le chiffre à des organisations du travail plus participatives, plus horizontales, de réinterroger les modes de financement des structures et de retrouver le « pouvoir d’agir des professionnels » et des publics accompagnés.
Selon Mathieu Klein (conférence de presse du 5 décembre), « cet événement marque une étape significative dans notre engagement à améliorer le secteur du travail social. Cinq ministres étaient présents ce matin pour le recevoir ». Cela signifie-t-il que les ministres liront ce petit livre ? Vu la réception par Charlotte Caubel des questions « extrémistes » de la députée éducatrice spécialisée, rien n’est moins sûr.
On se pose également des questions lorsque Olivier Dussopt affirme (même conférence de presse) que si les salaires sont bloqués, c’est de la faute aux syndicats qui refusent une convention collective unifiée au rabais, « chantier prioritaire » selon lui, « et comme Aurore l’a dit, je souhaite moi aussi que l’ensemble des partenaires sociaux puissent se retrouver (…). Nous en sommes à plusieurs tentatives, (…) toutes frappées d’une opposition majoritaire, pour reprendre le terme de la Direction générale du travail. (…) La balle est dans le camp des partenaires sociaux ».
Merci pour le livre
« Je rappelle que nous sommes dans un contexte de crise grave » ajoute Mathieu Klein, « dix pour cent des postes sont vacants de manière pérenne dans le champ de la protection de l’enfance. L’urgence de la situation n’est plus à démontrer. Jamais dans son histoire le secteur du travail social n’a connu une crise d’attractivité aussi importante. (…) Maintenant le chantier ne fait que s’ouvrir » conclut-il en se félicitant de la création d’une Délégation interministérielle, d’un Institut du travail social et d’un Comité des métiers du travail social, ajoutant qu’une « assemblée plénière » sera organisée en janvier, « cela permettra d’avoir un retour sur la présentation du Livre Blanc. Puis, nous avons à installer son comité de suivi ».
On aimerait partager son optimisme, et on sera attentif sur ce qui sera mis en place dans les mois à venir (un vrai plan Marshall ?). On le remercie tout de même pour ce travail, même si nous partageons les réticences des syndicats Sud et FO concernant l’instrumentalisation de la cérémonie de remise du Livre aux officiels, « une flopée de ministres, pour nous servir une bonne langue de bois », résume Eric Florindi, représentant Sud santé sociaux, qui pense que la logique de la marchandisation du social n’apparaît pas assez dans l’ouvrage.
« Reste à demander aux établissements ce qu’ils comptent mettre en œuvre pour l’application les 14 recommandions de leurs tutelles ? » ajoute-t-il, et nous pourrions lui répondre amicalement que s’ils n’y sont pas contraints, les établissements ne mettront rien en œuvre du tout, qu’Aurore Bergé est déjà sur une autre communication gouvernementale (le « Rendez-vous de la Nation » promis par Macron en janvier 2024), que Charlotte Caubel est occupée à écrire des #LesEnfantsCestCool sur X-Twitter et que le social ne va pas s’extraire du monde libéral magiquement contre toute logique capitaliste, à moins que les actrices et acteurs du social se fédèrent et reprennent les rênes de manière révolutionnaire. Pourquoi pas ?
Par Bob
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