On y est : un « bloc populaire » unifiant les diverses tendances de gauche du pays est en construction. Et c’est une bonne chose car face aux fascistes du RN et consort et aux fascisants du pouvoir, il y a urgence. Cependant, question : quand on parle écologie, autogestion, alternative au capitalisme, démocratie directe, est-ce qu’il ne serait pas envisageable d’inviter les anarchistes à la discussion ?
Prenez un plateau de débat quelconque consacré à la gauche. Invité à papoter, il y aura là un socialiste, une membre de l’Union Populaire, un militant du NPA, une élue d’EEELV, un communiste, une personne médiatique socialo-apparentée en mocassins type Raphael Glucksmann, quelqu’un de Génération.s en vertu de la sauvegarde des espèces menacées, et voilà, tout le monde est là, chaque tendance est représentée, même la droite. Vraiment, il ne manque personne.
Sauf un.e anarchiste, peut-être ?
Car oui : à gauche, l’anarchiste, c’est encore et toujours la vieille sorcière qu’on ne convie pas à se pencher sur le berceau, le pote de pote relou qu’on ne veut pas voir à la soirée. Ce qui commence à devenir vraiment pesant.
Alors, pour être tout à fait clairs, une partie des anarchistes ne se reconnait pas dans l’échiquier politique, et il ne sera pas question d’elles et d’eux ici, mais des autres, et leur nombre n’est pas négligeable, qui assument et se réclament de l’histoire des luttes populaires, de la généalogie intellectuelle et de tout ce qui fait ce qu’on appelle la gauche.
L’anarchisme, rappelez-vous, c’est ce vaste courant né au XIXème siècle, à la fois pensée émancipatrice foisonnante, de Kropotkine à Louise Michel en passant par Proudhon (1) et Emma Goldman, et pratique individuelle et collective répandue dans les milieux ouvriers. Un courant qui fut, jusqu’à la première moitié du XXème siècle, longtemps puissant et influent au sein de la gauche internationale, avant d’être supplanté, souvent hélas dans la violence, par le communisme marxiste.
Le propos n’est pas ici de retracer par le menu tout ce que la gauche doit à l’anarchisme, mais de le dire en quelques mots simples : féminisme, mutualisation, autogestion, démocratie directe, écologie, anticolonialisme, antiracisme, tous ces combats ont été élaborés, défrichés et portés, souvent au prix de leur vie, par les anarchistes, qui, critiques de toutes les formes de dominations, de genre, de « race », de classe, ont eu sur bien des points, il faut bien le dire, raison avant tout le monde.
A tel point, qu’après une trop longue phase d’invisibilisation, voire de quasi-disparition ayant fait suite logique d’une répression féroce à leur encontre, les anarchistes et leurs théories refont, depuis quelques décennies, surface. Notamment grâce au nouveau courant anglo-saxon, de Bookchin, penseur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire, inspirateur de l’écoféminisme d’Ynestra King, à James C. Scott et au regretté David Graeber, qui ont popularisé l’anthropologie anarchiste. Dans le même temps, au Chiapas et au Kurdistan Syrien, et en bien d’autres endroits disséminés dans le monde, cette pensée économique et politique porte ses fruits, et montre que l’anarchisme n’est pas une utopie, ou alors une utopie très concrète : ça marche.
C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, les anarchistes sont légion à s’impliquer dans les réseaux associatifs formels et informels. Afin d’aider les personnes en situation d’exil, dans la lutte pour les Zones à Défendre, ou encore, notre journal au chat noir a pu en faire l’expérience lors des Assises intergalactiques de la presse libre (2), dans les médias indépendants, où les libertaires sont extrêmement bien représenté.e.s.
Mais de ça, à l’évidence, tout le monde s’en fout. Seul le gouvernement de Macron semble y accorder un certain intérêt, lui qui, à l’époque de Castaner, avait envisagé dans un rapport de criminaliser les anarchistes (et les vegan –alors les anar’ vegan, on ne vous raconte pas) au même titre que les djihadistes, les tenants donc pour des terroristes à « dé-radicaliser ». Et encore récemment, un micro des services de renseignement a été trouvé dissimulé dans la photocopieuse de la librairie anarchiste Libertad, à Paris.
Entendons-nous bien : que des télévisions détenues par des milliardaires ou des antennes publiques gérées par un Etat autoritaire turbo-capitaliste se soucient autant de l’anarchisme que des femmes de ménage racisées en grève ne doit pas nous étonner –et nous indiffère. De même, tout ce que nous demandons à la Macronie, c’est qu’elle nous laisse en paix. Par contre, que des médias indépendants, à la ligne éditoriale portée sur l’émancipation, et que des partis politiques ou des mouvements situés à gauche nous jaugent comme ils regarderaient un vieux CD de Garou retrouvé derrière un radiateur est plus préoccupant, et interroge sur les limites arbitrairement fixées au camp progressiste et/ou révolutionnaire.
On ne demande évidemment pas à pouvoir aller sur Inter se faire engueuler en direct par Léa Salamé. Mais si des émissions comme Backseat, comme « A l’air libre » de Mediapart, comme celles animées par le Media, par Blast, et d’autres, pouvaient nous tendre leurs micros, elles trouveraient, sans aucun doute, pas mal d’anar tout en joie d’enfin ouvrir leur gueule et exprimer leur point de vue sur l’actualité, sur le monde, sur les luttes. Parce que l’anarchisme est une grille de lecture bien spécifique, dont il n’est pas normal que le débat public soit privé depuis si longtemps.
De même, on ne demande pas à avoir des candidats en lice pour les prochaines législatives, et les anarchistes ne briguent (pour le moment !) aucune circonscription. Et, oui, nous ne votons pas tous, même si nous fûmes un certain nombre, le 10 avril dernier, pour aller soutenir au premier tour le seul candidat en mesure de contrer à la fois Le Pen et Macron (3). Mais, camarades gauchistes de toute tendance (sauf les socialistes puisque vous n’êtes pas de gauche), n’hésitez pas à nous convier à contribuer au dialogue entre les divers visages de l’émancipation : vous verrez, nous avons pas mal de choses à proposer. Et nous essayerons d’être massivement présent.e.s pour participer aux prochaines élections municipales, notamment dans la partie démocratie directe et écologie sociale.
Alors, chiche ? On discute ?
Pensez quand même à ramener de la bière…
Mačko et la rédac de Mouais, mensuel libertaire niçois
Cette tribune est ouverte à signature de tout médias, de toute personne anarchiste ou sensible à l’intérêt de cette pensée dans le débat public. N’hésitez pas à nous écrire à contact@mouais.org
(1) Proudhon qui était aussi antisémite et misogyne, on ne le rappellera jamais assez, notamment à Michel Onfray.
(2) Les deuxièmes auront lieu les 4 et 5 juin.
(3) A lire entre autres, la prise de position du camarade Yannis Youlountas sur ce sujet.