Merci Pôle Emploi ! C’est d’humeur guillerette et les cheveux au vent qu’en cette journée ensoleillée de novembre je me rends à une formation forcée à l’école supérieure de commerce de Nice (ESCCOM), prestigieux établissement privé qui enseigne les ressources humaines, la communication, le marketing, la comptabilité, la gestion, l’administration et le commerce, c’est-à-dire tout ce dont nous avons besoin pour sortir du capitalisme et cesser d’éradiquer la vie sur terre. Par Bob
Ces « secteurs d’activité sont en perpétuelle innovation » selon leur site. J’avoue qu’avant de devenir éducateur spécialisé, j’ai moi-même obtenu un diplôme universitaire en informatique de gestion, comptabilité et commerce ; dire que je me présentais dans cet établissement avec une vision neutre serait mentir. Pour tout dire, ces gens me donnent des boutons et me causent des démangeaisons pubiennes.
Mais je n’ai pas le choix puisque ma conseillère Pôle Emploi m’a intimé par mail de participer à cette formation sous peine de radiation immédiate ; et puis il ne faut pas oublier que « votre allocation doit vous permettre de chercher du travail (…). En cas de contrôle, vous devrez fournir des justificatifs de votre recherche d’emploi ». Ce à quoi j’ai répondu que je la remerciais d’exercer ce contrôle social des pauvres avec zèle et que j’acceptais de me former à « Valoriser votre image pro », convaincu par sa remarque « vous serez peut-être surpris par l’apport bénéfique de cette prestation et pourquoi pas, imaginez plutôt en faire la promotion ».
Mini école-supérieure
Petite salle d’un petit espace labyrinthique, la formatrice nous accueille avec un sourire commerçant alors que, dans une autre petite salle plongée dans l’ombre, un cours a lieu. Nous sommes cinq (bientôt sept), j’apprendrai plus tard que personne n’a choisi d’être là. Je me trouve une place douillette sur le canapé dépeuplé (les autres ont choisi une chaise), je constate qu’il est semi-confortable, et je chausse mes lunettes, sors mon cahier, déjà désireux de me montrer studieux dans l’espoir incongru de plaire à la maîtresse. Une dame âgée entre et s’installe sur le presque-moelleux-sofa à côté de moi en me souriant, je commence déjà à me sentir tout valorisé.
En entendant une dernière personne, chacun consulte son téléphone en silence, espérant ne croiser aucun regard ; ça va, on s’est déjà dit bonjour, on n’est pas des potes non plus. Au mieux, nous sommes des camarades éphémères, au pire, des concurrents, car l’ambiance dans cette école nous rappelle par voies d’affichage et de brochures que nous sommes en compétition sur le marché du travail. Je commençais tout juste à gribouiller ces lignes que « pas besoin de noter », m’informe la formatrice, « je vais vous donner des brochures ». Je souris et écris quand même, personne ne m’empêchera d’écrire, dussé-je y gager ma vie ! Mon monde intérieur est déjà bouillonnant, mais je me suis promis de ne pas dire un mot, de n’engager aucun débat afin de ne pas m’agacer ; je me suis missionné à écrire pour le journal Mouais un article sur mon expérience, je suis donc ici en sous-marin, quasi incognito, un reporter sur le terrain miné des écoles de commerce, je suis transparent, caché derrière mes binocles, je suis l’ombre blanche… chutttt…
Une sonnerie, c’est la personne que nous attendons qui appelle, la formatrice répond. « Ben nous vous attendons madame… mais je ne sais pas où vous êtes moi… dites-moi le nom de la rue… quoi ? Il y des commerces ? Mais madame, nous sommes à Nice, il n’y a que ça des commerces… Bon écoutez, il fallait repérer sur Google Map avant de venir, je ne suis pas là pour guider les gens… Ah, ben elle a raccroché ! ». S’adressant à nous : « vous avez eu du mal à trouver vous ?! », « noooooon » collectif. « Ah, elle rappelle ! Vous êtes toujours en vie haha ? Vous voyez la FNAC ? C’est sur votre gauche, puis à gauche, non parce qu’on vous attend là, on va commencer ! ».
Une formatrice qui a des couilles
Ma camarade de canapé lui demande « la formation d’aujourd’hui, c’est la même qu’hier ? Parce que… », « comment ça la même qu’hier ? De quoi parlez-vous madame ? » lui rétorque-t-elle très rapidement, « … j’ai une amie qui a fait la formation… », « de quelle formation parlez-vous ? Des formations ici il y en a tous les jours, c’est une école ! », « … j’ai une amie qui a fait cette formation… », « mais laquelle ?! Comment se nomme la formation ? », « hé ben…valoriser… l’image… », « voilà, vous venez ici et vous ne connaissez même pas l’intitulé de la formation à laquelle, pourtant, vous participez ! C’est Valoriser son image pro ! ». « Mais enfin, je ne vous permets pas de lui parler sur ce ton », l’interrompt une petite voix venant du canapé, venant de ma bouche en fait, « sa question est limpide, est-ce que la formation d’aujourd’hui est la même que celle de sa copine… », « non mais moi je ne peux pas former si je suis tout le temps interrompue ! S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est bien d’être interrompue ».
Oui, on sent que cette dame aime le petit pouvoir que lui confère le fait de professer en école de commerce, mais curieusement on sent aussi une pointe de déception se traduisant par un agacement non dissimulé, voire carrément affiché.
J’avais noté, lors du coup de fil, qu’elle avouait « je ne suis pas là pour guider les gens », elle est donc là pour autre chose. Avec son look de manageuse moderne, longs cheveux blonds et silhouette athlétique, sourire de lèvres qui oublient d’entraîner les yeux, mouvements secs, voix ferme et débit de parole accéléré, elle pense certainement se déprécier avec nous, nous ne la méritons pas. Et elle a vraisemblablement autant hâte que nous d’en finir.
« Je dis juste que je vous ai trouvée désagréable avec la dame » poursuit la petite voix du canapé, « je déteste être interrompue, c’est clair ? Bon ». Regard amusé vers ma « couch friend » (couch signifie canapé en anglais, oui nous sommes dans une business school, faut savoir s’adapter aux anglicismes) qui n’aura pas sa réponse, et je replonge dans mes gribouilles, sous-marin-reporter-ombre-incognito-chut. Cette formatrice me fait penser aux « Femmes puissantes » du livre de Léa Salamé, des femmes de pouvoir donc, sous-entendant au passage que toutes les autres femmes sont impuissantes. Ces femmes dont Bégaudeau dit qu’elles montrent plus leurs couilles que les hommes car elles ont parfaitement intégré la domination patriarcale qu’elles reproduisent. Ma camarade de canapé me rend mon sourire complice, ce qui m’apaise instantanément.
Leçons de vie
« Bonjour », un bonjour franc et doux à la fois, c’est la dame en retard, petite trentaine, visage radieux, bonnet blanc en laine, veste de laine, écharpe en laine, elle semble douce comme de… comme du coton. Elle se déplace péniblement, le bébé qu’elle porte en elle la devance lentement. Alors qu’elle s’achemine vers le dernier siège vide, je lui propose ma place « non non merci beaucoup, je serai mieux sur la chaise, grosse comme je suis je n’arriverai pas à me relever. Excusez-moi pour mon retard. Dites, vous m’aviez dit au téléphone que c’était en face de la gare… », « ah non, je vous ai dit que nous en sommes proches, mais ce n’est pas grave, l’important c’est que nous sommes au complet », « parce que c’était éprouvant pour moi de chercher à travers les rues, j’en suis à mon dernier mois », « oui oui, ce n’est pas grave, vous êtes là », « le bébé commence à être lourd », « vous voulez un verre d’eau ? » proposé-je d’une voix attendrie, « merci, j’ai ma gourde, mais c’est gentil ».
« Bien, nous allons commencer. Je tiens d’abord à dire que si je ne vous ai pas proposé de l’eau, c’est parce que l’eau du robinet à Nice est toxique. Voilà, ça c’est dit ! ». Je croise le regard de ma couch-voisine, elle lève discrètement les sourcils et les épaules, ouf je me sens moins seul. J’ai justement lu hier que, grâce à la Régie Eau d’Azur Nice, « 100 % des analyses sont conformes d’un point de vue bactériologique, l’eau est d’excellente qualité », l’UFC-Que Choisir démontre plus tièdement que « la qualité de l’eau du robinet à Nice est plutôt de bonne qualité ». La dame est donc une plasticophage, en témoigne la bouteille en plastique bourrée de microparticules qui siège sur le bureau ; quand on dit qu’on consomme l’équivalent d’une carte bleue par semaine, ben je pense qu’on parle d’elle.
Sur un grand écran, elle tente de lancer son PowerPoint coloré, mais la connexion déconne : image / écran noir / image / noir / éteint / allumé / image / noir… La luminosité dans la salle devient stroboscopique tandis que des bip bip informent malicieusement des échecs consécutifs. « Bon, je prévois toujours des documents dans ces cas-là ». Je me redresse un peu, ajuste mes lunettes en disant merci lorsque cette feuille mise entre mes mains, aux couleurs passées et imprimée recto seulement, m’annonce que la formation débute enfin. « Valoriser son Image Pro – VSI », je n’ose pas demander pourquoi il est écrit VSI et non VIP, ou VSIP, ou VaSoImPro, ou VaSiPro c’est joli, « vas-y Pro ! »… Concentration du reporter-ombre-blanche, je lis.
Douces qualités
Première ligne : « Pour prendre en compte les Soft Skills, ou savoir-être professionnels, dans vos démarches de retour à l’emploi ». Que le hasard est espiègle, cela fait une semaine que je me documente sur ces « compétences douces » pour Mouais, j’ai rédigé deux articles sur le management moderne, et notamment sur cette nouvelle marotte du moment chez les cabinets de Consulting, ces Soft Skills leur permettant de proposer d’onéreuses nouvelles consignes sous forme de process et de protocoles. On sait à quel point c’est de la fumisterie destinée à vendre du conseil, puis de nouveaux logiciels, et conférer une utilité à ce qu’on appelle dorénavant « les planneurs », ces cadres qui, ô hasard malicieux, sortent tous de grandes écoles de commerce.
Donc nous y voici. Un schéma nous informe qu’en fait cette présente prestation facturée à Pôle Emploi n’est pas une formation, mais une incitation à participer à « dix jours minimum » d’un cursus dont l’« entretien collectif de contractualisation » de ce jour est le début. S’enchaîneront un « entretien individuel de diagnostic », un « parcours socle », un « entretien intermédiaire » et un « parcours à la carte » dans cette école privée où je rougeoie soudainement du visage et où mes démangeaisons pubiennes commencent à se manifester ; le début est payé par le contribuable, pour le reste on vous aidera à trouver des financements.
Les murs miteux de la petite salle mal éclairée semblent se refermer sur nous, décidément ils sont partout ; je me vois tenter de m’échapper en courant dans de la mélasse, avec une horde de managers à mes trousses qui hurlent des « gestion prévisionnelle », « création de valeur », plus je lutte plus je m’enfonce dans une purée d’inepties Soft Skillesques qui monte sur mon torse, rampe sur ma nuque et pénètre mon cerveau.
« Vous avez le droit de ne pas aller au-delà de la rencontre d’aujourd’hui » explique l’étalagiste de produits managériaux, « mais il faudra justifier à Pôle Emploi votre refus de vous former, je veux dire jus-ti-fier, ils vérifient hein. Le marché change continuellement et il faut être à la pointe pour ne pas être déclassé, et moi je peux vous enseigner à mettre en valeur vos qualités… » je n’écoute plus la fourgueuse de camelote. Ma couch friend ne sourit plus, elle semble ne rien comprendre au verbiage scientifico-ésotérique de la marchande. « Développer sa créativité grâce au Design Thinking », « un accompagnement grâce à l’adaptative Learning », ma complice de sourire fronce les sourcils et blanchit, elle baisse les yeux, « les neurosciences au service du développement personnel… développer… communication… booster… réseau d’entreprises… modules… », les mots de la vendeuse sont ceux de la brochure distribuée, ils s’emmêlent dans un fatras de syllabes confuses semblant anesthésier l’auditoire, tous ces yeux baissés sur la publicité pâlement imprimée.
Tous déclassés
J’arrête d’écrire et me prends d’empathie pour cette dame enfoncée dans notre canapé commun, j’ai envie de lui expliquer que tous ces termes sont toxiques et inhumains. Si elle avait une image d’elle-même dévalorisée, reflet déformant d’une soumise par le libéralisme dans un univers où elle est périmée, elle doit se sentir bien plus inutile à présent.
Et c’est bien-sûr sa faute si elle est pauvre et au chômage, elle n’avait qu’à être persévérante et la méritocratie l’aurait promue depuis longtemps. N’est-ce pas ? « Moi je ne sais pas ce que je fais là » dit une dame qui semblait s’être mise en veille jusqu’à maintenant. La cinquantaine passée et les traits tirés, elle parle avec une voix qui se force à être audible, « c’est la sécu qui me juge inapte au travail… alors, qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ? »
« Ah moi je ne suis pas Pôle Emploi hein, mais je suis obligée de prendre votre inscription aujourd’hui ». « Et moi je suis enceinte, je vais bientôt accoucher et je n’ai franchement pas la tête à valoriser mon image pour le marché », « oui bien sûr, pour vous je vais marquer… heu… comment on dit… vous êtes enceinte en phase terminale ? », « écrivez plutôt fin de grossesse ». « Ben moi je n’avais pas prévu de venir quatre jours la semaine prochaine, ni les cinq jours suivants », c’est une jeune fille que j’avais à peine remarquée, assise dans l’angle et recroquevillée sur elle-même, « ça m’intéresse hein, dites-le à Pôle Emploi, mais pas la semaine prochaine, c’est pas possible », « pareil pour moi », « moi aussi ». « Bon, de toute façon je vais vous faire émarger pour aujourd’hui, c’est simple », elle pianote sur son ordinateur, « vous venez de recevoir un mail, ouvrez-le, signez avec le doigt sur l’écran dans la partie blanche, et voilà, ceux qui ne peuvent pas s’engager aujourd’hui sont libérés ». « Mais… on n’est pas obligé alors ? » s’éveille ma complice de canapé, elle semble retrouver quelques couleurs, « si vous ne vous positionnez pas aujourd’hui, de toute façon Pôle Emploi vous repositionnera, ils doivent faire baisser les chiffres des demandeurs d’emplois. Surtout, dans votre déclaration ce mois-ci, cochez bien que vous avez été en formation ».
Je suis le premier à ranger mes affaires, presque à la hâte, le sous-marin a besoin d’air, et j’aide mon amie de canapé à se lever « comment vous appelez-vous au fait ? » lui demandé-je presque timidement, « Françoise » répond-elle avec ce sourire revenu, « moi c’est David ». Notre cerveau à nouveau irrigué en oxygène, nous nous faufilons tous les deux dans l’étroit couloir aux murs jaunes de l’école supérieure, je chuchote à Françoise que j’espère ne jamais aller dans une école inférieure de ma vie, elle rit et me dit au revoir en remuant la main. Je sors immédiatement mon téléphone de reporter en sous-marin d’ombre blanche incognito-chutt pour appeler un des rédac’ en non-chef de Mouais : « Allô Philémon, tu ne devineras jamais c’était quoi cette formation ! Ils veulent m’enseigner les soft skills ! », « hein ? Mais nooon ! ». Et je me dis que dans les films d’horreur, il y a toujours un autochtone tout vieux qui te dit « n’y allez pas, n’y allez pas » tandis qu’un autre te conseille « fuyez, pauvres fous » ; je n’ai pas eu cette chance, mais ma conseillère sera heureuse de voir cochée ce mois-ci la case « avez-vous été en formation ? ».
Le soleil décline dans les rues de Nice, j’enfourche mon vélo rapidement décadenassé et je fuis, je fuis aussi vite que le vent d’automne, telle l’ombre blanche.