Alors qu’un yacht a coulé au large de Beaulieu-sur-Mer le 29 juillet, intéressons nous à ces immeubles flottants, plus polluants que les jets privés, énième symbole ostentatoire, ridicule et mortifère de la haute bourgeoisie beauf. Entretien avec les gérants du compte Twitter, Yacht CO2 Tracker, qui comme son nom l’indique, traque les émissions de CO2 des yachts ainsi que leurs déplacements.

Par Edwin Malboeuf

 

Chaque été le même défilé sur la Côte d’Azur. Au port Lympia de Nice, au port Hercule de Monaco, dans la rade de Villefranche-sur-Mer, au port Vauban et au quai des milliardaires d’Antibes, yachts et superyachts se succèdent. Amarrés directement sur ces anneaux portuaires finalement peu nombreux pour le nombre de bateaux, ou bien mouillés au large des côtes. Avec le jet privé, ces yachts constituent le moyen de transport et l’objet matériel symboliques de la richesse ultime. Mais c’est bien cela le problème. Il n’y a jamais de fin avec les riches. Jamais de stade final. Chaque année, ces bateaux sont de plus en plus imposants, et donc polluants, et destructeurs pour l’environnement.

Au port Lympia de Nice, juillet 2023. Une dizaine de yachts amarrés côté Quai des docks. Tous affichent un pavillon de paradis fiscaux à la poupe du bateau, comme les Iles Caïman ou Malte.

 

A la manière des comptes Twitter suivant les déplacements des jets privés de Bernard Arnault et d’Elon Musk, un groupe de militants écologistes a créé dans la foulée un compte, Yacht CO2 Tracker, afin de suivre les mouvements de ces immeubles flottants. « L’objectif était de porter le sujet, et de voir si comme pour les jets, cela allait être repris. Assez vite, on a eu des sollicitations médiatiques assez importantes mine de rien. », détaille l’un des gérants du compte qui a souhaité conserver l’anonymat.

 

En ayant recours aux données publiques issues de la navigation maritime, notamment l’AIS (Automatic Identification System, Système d’identification automatique en français), le compte permet de repérer les propriétaires de ces engins, par ailleurs souvent masqués derrière des sociétés écrans enregistrées dans des paradis fiscaux, et de dévoiler leurs émissions de CO2 ainsi que leur consommation de fioul. Se met alors en place un jeu de chat et de la souris, puisque évidemment, ces braves gens n’aiment pas que l’on les suivent à la trace. « Il y a quelques yachts qui dissimulent leurs traces et dont on a plus de mal à suivre. Pour ceux-là, on les identifie via des photos qu’on nous envoie. Certains sont très reconnaissables, puisque ce sont des pièces uniques. Si on a une photo complète, on peut regarder les supers structures, compter les hublots, regarder la forme générale, les couleurs etc. En général, on n’a pas trop de doutes », détaille John Doe via l’écran de l’ordinateur, nom d’emprunt choisi pour notre entretien. Concernant leur engagement, « c’est un collectif militant. L’inspiration d’Elon Jet et I Fly Bernard est revendiquée. Mais Elon Jet n’a jamais politisé son compte, il l’a toujours fait sous l’angle un peu “geek” ».

Et le yacht de notre ami Bernard Arnault alors ? « On ne le trouve pas sur Marine Traffic [site web répertoriant les déplacements des bateaux en mer – N.D.L.R.]. Comme on sait qu’il s’adapte au fur et à mesure, on n’essaye pas de trop baver sur comment on le retrouve ». « Pour ces bateaux qu’on n’arrive pas à localiser facilement, on ne peut pas faire un calcul exact, pas à pas, comme avec l’AIS, où la position est actualisée toutes les deux minutes ».

Le compte propose alors des ordres de grandeur, calculés sur la base du trajet potentiel, entre point de départ et point d’arrivée. « Pour calculer les émissions de CO2 de chaque navire, on reconstruit la trajectoire et la vitesse de chaque yacht, chaque jour, et on croise avec les données de consommation de carburant des moteurs principaux publiées par les constructeurs des moteurs. », indiquent-ils sur leur compte Twitter.

Le fait est connu mais doit être rabâché : les émissions de CO2 sont corrélées à la richesse. Autrement dit, les riches sont les plus gros pollueurs. « Les scientifiques regardent l’empreinte carbone du train de vie des riches, précisément une quarantaine de milliardaires sur l’année 2018. Le papier est sorti en 2021. Ils ont identifié trois gros postes [patrimoine immobilier, yacht, et autres types de transports comme la voiture, l’hélicoptère ou le jet – N.D.L.R.]. Bernard Arnault était dans le top 5 avec 10 400 tonnes de CO2 » (1). Dont 90% provient de l’utilisation de son yacht. Comme quoi, il faut tout autant scruter l’horizon, sinon plus, que les mouvements du ciel pour suivre les pollueurs. Pour information, le GIEC recommande de parvenir à une empreinte carbone équivalente à 2 tonnes de CO2 par an, pour atteindre les objectifs des accords de Paris, et limiter le réchauffement planétaire, quand l’empreinte moyenne française se situe autour de 10 tonnes annuelles. « Si on était dans un monde égalitaire, il faudrait 1 000 planètes Terre pour qu’on ait tous le même train de vie que Bernard Arnault. »

En sus d’une consommation énergétique démente, ces bateaux ont tous, arrimé à la poupe, des pavillons de Malte, Jersey, Iles Caïman, qui en font donc des paradis fiscaux flottants, mais également des zones de non-droit, puisque une fois sur les eaux internationales, ce sont les législations des États où sont enregistrés les yachts qui s’appliquent. Une sorte de majeur en l’air qui indique « regardez où je planque mon pognon, et je vous emmerde ».

« Pour le leasing maltais, un riche achète un bateau à 100 millions d’euros et pour ne pas payer 20 millions d’euros de TVA, il monte une société à Malte, qui va être propriétaire du bateau. La société achète le bateau et leur loue. C’est donc une société de location de bateaux, une société commerciale. C’est l’impôt sur les sociétés de Malte qui s’applique, lequel passe à 5%. », poursuit notre interlocuteur.

Le drapeau rouge avec une croix blanche au milieu représente le leasing maltais. Sorte de majeur en l’air adressé à la population.

L’activisme de Yacht CO2 Tracker embête-t-il les personnes visées ? Proposent-ils des marchandages ? « On en a fait des interviews, mais c’est la première fois qu’on a cette question. Non, jamais personne ne nous a proposé de thunes (rires) ». Contrairement à Elon Musk, qui avait proposé la somme astronomique de 5 000 dollars au détenteur du compte ElonJet pour qu’il cesse son activité, les personnes derrière le compte Yacht CO2 Tracker n’ont jamais reçu de proposition de rachat-censure. Peut-être n’a-t-on pas encore assez emmerdé les propriétaires de yachts. Bien que le 1er mai à Nice, une troupe de militants était allée redécorer de purin et fruits pourris la coque du yacht Elements, amarré au port de Nice (lire sur mouais.org, « Un 1er mai de zbeul et de fête »).

« 500 000 euros pour deux bouées, c’est quoi ce bordel ? 

Dernier scandale en date, 500 000 euros issus du fonds vert créé par le gouvernement pour aider à la réalisation de projets écologiques divers, vont être destinés à construire deux bouées d’amarrage, près des côtes d’Ajaccio. « Dans ces coins-là il y a des herbiers de posidonie. Pendant des années, les bateaux jetaient leur ancre, et cela arrachait la posidonie. Un yacht peut avoir une chaîne de 200 mètres, et s’il y a du vent, le bateau bouge et donc arrache les fonds marins. En 2018, la puissance publique tire la sonnette d’alarme et met en place des zones de mouillage (lorsqu’on met son ancre dans l’eau). La solution est de s’accrocher à une bouée. Mais pour installer une bouée, il faut une sacrée tonne de béton. Le Symphony [yacht de Bernard Arnault], c’est 100 mètres de long. Donc ça pèse… Je ne saurais même pas l’estimer, mais c’est sans doute plus lourd qu’un avion de ligne. Les deux bouées qui devaient servir à protéger la posidonie se retrouvent finalement à attirer des yachts plus gros, plus lourds », explique John Doe.

Le clou du cercueil étant que ces zones d’amarrage aux bouées sont interdites aux petits bateaux, sur 5 hectares autour des bouées. Soit, une privatisation du domaine maritime. Même lorsque l’argent public semble voué à protéger l’environnement, ce sont encore les plus riches qui en profitent. La solution serait peut-être d’interdire purement et simplement les yachts, qui ne répondent à rien d’autres qu’à la promotion symbolique de leurs propriétaires, lesquels se comptent en très petit nombre. Certains rétorquent que ces plaisanciers de luxe apportent emplois, joie, allégresse et boustifaille aux ports qu’ils fréquentent. D’autres répondent qu’on se passerait volontiers de leurs miettes au regard de la destruction qu’ils engendrent.

Symbole du virilisme et de leurs concours de teub(é)

Dans la lutte contre la dérégulation climatique, le discours scientifique seul ne suffit pas. On l’observe encore chaque été, avec un certain nombre de photos sur les réseaux sociaux de personnes qui n’ont semble-t-il toujours pas compris la distinction entre météo et climat, et s’amusent à poster des vidéos de pluie, lorsque la sécheresse sévit dans toute l’Europe. Et que même lorsqu’il pleut des jours durant, les sols trop artificialisés empêchent les nappes phréatiques de se mettre à leurs niveaux habituels. Alors il faut aussi un discours qui renverse la charge symbolique en démontrant une chose simple : les riches sont les plus gros pollueurs. Et tout ce CO2 rejeté dans l’atmosphère se fait sur la base d’un concours international de teubs entre bobofs (bourgeois-beaufs) pour savoir c’est quiqui a le plus gros yacht. Moralité : en plus d’être des criminels en puissance, les riches sont ringards et moches. Faut le faire savoir.

Notes : (1) Richard Wilk, Beatriz Barroz, « Private planes, mansions and superyachts: What gives billionaires like Musk and Abramovich such a massive carbon footprint », The Conversation, 16 février 2021

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