Ludivine Bantigny est une historienne et militante, qui enseigne désormais en lycée. Elle a notamment travaillé sur les diverses formes d’engagement en fonction des générations, de la guerre d’Algérie jusqu’à aujourd’hui. Elle est l’autrice entre autres de La Commune au présent (La Découverte), 1968, de grands soirs en petits matins (Le Seuil), et plus récemment de L’Ensauvagement du capital (Le Seuil). Elle revient pour nous sur l’histoire occidentale des luttes féministes. Un entretien réalisé et retranscrit par La Grande Timonière et Mačko Dràgàn

La Grande Timonière : Est-ce que tu vois des différences, ou des continuités, au niveau de la vision de ce que serait une alternative au patriarcat, entre la nouvelle et l’ancienne génération féministe ?

Ludivine Bantigny : Je vois à la fois des continuités, des transmissions, des héritages et de la nouveauté, comme partout (rire). Déjà, je suis très impressionnée par les jeunes générations du point de la vue de la lutte anti-patriarcale, de l’émancipation, des luttes sexuées et sexuelles, c’est juste incroyable, tant au niveau théorique que pratique. Il y a tout un savoir, un héritage, des lectures qui circulent, et en même temps des élaborations très nouvelles qui reproduisent aussi des clivages, avec notamment un clivage générationnel très puissant, par exemple par rapport au voile. C’est fou, c’est comme si la génération des années 70, qui était aussi extrêmement puissante en termes de propositions, avait pour partie oublié un principe de base des luttes d’émancipations féministes, à savoir que c’est aux premières concernées de parler pour elles. Ce que je remarque dans cette génération-là, c’est que même si elles ont beaucoup prôné la sororité, elles en manquent un peu, il y a un manque d’écoute de ce qui se passe aujourd’hui ; ça, ce serait un premier constat de base.

Si on affine, on peut dire qu’il y a des choses qui ont toujours existé depuis qu’il y a des luttes anti-patriarcales, comme enjeu politique d’émancipation pour toutes posé dans l’espace public. Je pense notamment à ce qui s’est passé aux Etats-Unis au XIXème siècle, avec un clivage entre des femmes féministes bourgeoises blanches, comme celles qui se sont rassemblées à Seneca Falls en 1848, et un immense impensé sur les femmes non-blanches. Il y a alors eu des femmes pour se lever et réclamer, on ne parlait pas alors d’intersectionnalité, mais cela revient au même, une véritable égalité pour les femmes racisées non-blanches… Avec par exemple Sojourner Truth [1797-1883], une esclave qui avait été vendue 100 dollars quand elle avait 9 ans, avec du bétail, qui a finalement été affranchie, qui a pris le nom de « truth » pour réclamer, ce qui est incroyable pour l’époque, l’émancipation pour toutes les femmes, à tous les niveaux. Elle a interpellé les hommes Noirs esclaves sur le fait que s’ils obtenaient des droits que les femmes Noires n’obtenaient pas, il y aurait sans cesse une reproduction de la domination ; un discours qu’elle a aussi tenu aux féministes Blanches. Cela a constitué une première étape de l’émancipation féministe contemporaine.

Puis il y a eu une deuxième étape, dans les années 70, avec des luttes incroyables, et aussi des slogans comme celui-ci, venu du Women’s lib et repris par le Mouvement pour la libération des femmes (MLF), à partir d’une citation de l’Internationale : « prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » C’est le moment où on a commencé à réfléchir à ces questions, avec une penseuse comme Christine Delphy, féministe matérialiste encore active jusqu’à Nuit debout, qui a considéré le patriarcat comme un mode de production capitaliste spécifique, et devant être pensé comme tel d’un point de vue matérialiste, comme le faisaient les marxistes.

Enfin, il y a eu la troisième étape, fin 70, début 80, avec tout ce que l’on a appelé le « black feminism », la mobilisation des femmes amérindiennes et latino-américaines… des femmes racisées qui ont repris le slogan qui précède, mais en disant : « féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Elles mettaient ainsi en lumière le travail qu’elles fournissaient pour l’épanouissement des féministes blanches… ça a été un moment important. Et par exemple, à la mort de bell hooks [universitaire et militante afroféministe américaine, 1953-2021], qui a beaucoup contribué à diffuser, un peu plus tard, cette pensée, avec notamment les notions de « dignité » ou « d’empowerment », qui était un terme féministe avant d’être managérial, à sa mort, donc, récemment, j’ai vu que c’était une figure qui avait beaucoup compté parmi une génération militante plus jeune, avec une vague d’hommages sur les réseaux sociaux…

Mačko Dràgàn : Et justement, cette question du féminisme prolétarien dont tu retraces ici l’historique, et ce que ça ne nous renvoie pas aussi, aujourd’hui, au rendez-vous manqué entre une partie des milieux féministes et le mouvement des Gilets jaunes, qui comportait quand même beaucoup de femmes ? On a l’impression que les héritières de 68 ne se sont pas précipitées pour aller sur les ronds-points…

L.B : Tu as raison, mais je pense qu’il ne faudrait pas réduire le féminisme des années 70, et du coup de la génération qui a aujourd’hui 70 ans, à un féminisme bourgeois. A l’époque, c’étaient déjà des féminismes, déjà très clivés, notamment entre un féminisme bourgeois avec plein de points aveugles, notamment sur la question du travail et du racisme, mais aussi tout un courant, soucieux de ne pas se couper de la question prolétarienne. Et on a tendance à l’oublier mais en 1968, même si les étudiants étaient plutôt bourgeois, puisqu’à cette époque, seulement 10 à 12% des jeunes allaient jusqu’aux études supérieures, leur premier réflexe a été de sortir des facs, et d’aller rencontrer les ouvriers en grève dans les usines. Et même s’ils y ont rencontré beaucoup d’opposition de la part des dirigeants du PC et de la CGT, ça, c’est l’arbre qui cache la forêt : il y a eu de multiples rencontres en 68, notamment initiées par des étudiantes féministes, avec de la solidarité, des collectes de nourriture, des caisses de grève… Cette génération s’est beaucoup préoccupée du prolétariat, à l’articulation entre classe et genre… Et ce que dit Christine Delphy alors, c’est que le féminisme n’a de sens que s’il est une émancipation pour toutes, et aussi pour tous.

Pour ce qui est de cette génération 68, de façon plus large, c’est toujours un problème, à mes yeux, cette façon de la réduire à des figures devenues réactionnaires, comme Élisabeth Badinter ou Daniel Cohn-Bendit, c’est atroce ! En faisant mon livre sur 68, j’ai rencontré plein de personnes qui ont participé à la grève générale, qui a quand même représenté 10 millions de personnes, des personnes qui n’ont pas forcément changé de valeurs politiques, comme l’a montré la sociologue Julie Pagis, dans son ouvrage Mai 68, un pavé dans leur histoire [ed. Presses de Science Po, 2014], qui déconstruit ce mythe des « soixante-huitards », un terme que je n’aime pas, qui se seraient tous rangés et seraient devenus de droite, ce qui est absolument faux. Et c’est pareil pour les féminismes de cette époque. Dans les années 70, il y avait des groupes de femmes dans les quartiers populaires, dans les usines… Je pense notamment au groupe Lip [usine d’horlogerie réappropriée en autogestion par les salarié.e.s en 1973 suite à un plan de licenciements], et à cette fameuse vidéo, que vous pouvez trouver sur Youtube, une séquence qui s’appelle « Lip V Monique », sur Monique Piton, une employée, que j’ai rencontrée il n’y a pas longtemps, qui a toujours une énergie de dingue, et qui pour montrer l’oppression de femmes au sein d’une usine, même autogérée, fait tout un discours où elle propose de remplacer le mot « homme » par «  blanc » et le mot « femme » par « arabe »…

Et pour ce qui est des Gilets jaunes, oui, les femmes qui en font partie, même si elles ne se revendiquent pas « féministes », insistent beaucoup sur la place des femmes, leur légitimité à prendre la parole, l’égalité salariale… Et ça, c’est du féminisme, même si tu ne t’appropries pas le mot. Et c’est vrai que, même si on peut trouver des exceptions, comme Michelle Zancarini-Fournel, ou Fanny Gallot, ça n’enlève rien à la justesse de ce que tu soulignes, sur le fait que les milieux féministes ne sont pas allés à leur rencontre. Mais, à gauche, cette réticence, cette prudence, a été très répandue, en raison même de la complexité même du mouvement des Gilets jaunes… Et celles et ceux qui n’y sont pas allés en ont gardé une vision très abstraite, pas très documentée.

LGT: Pour en revenir à 1968, j’ai lu un des tes articles [mettre le titre] sur l’information sexuelle dans les années 70, et ça m’a marqué, parce que je suis rendu compte que pas grand-chose n’avait évolué, et que moi, à 23 ans, je n’ai eu qu’une heure d’éducation sexuelle, et basique, dans toute ma scolarité. Que penses-tu de ça, sachant que l’émancipation face au patriarcat passe aussi par cette connaissance ?

C’est marrant que tu parles du Planning familial, car ce matin j’avais cours avec une classe de seconde, très hétérogène, du point de vue social ; on a parlé de démographie en Afrique, du Planning familial, et ils m’ont demandé ce que c’était. Il y a une vraie maturité chez beaucoup d’entre elles et eux mais en même temps, le Planning, ils n’en n’ont jamais entendu parler. J’ai vu deux documentaires récemment sur la sexualité des adolescentes et adolescents, passés tous les deux sur Arte, Préliminaire et Clitoris. La parole est donnée à des ados et des jeunes adultes ; on y apprend plein de choses. Il y a une grande complexité pour ces jeunes générations, avec d’un côté beaucoup plus de fluidité en terme d’identité, ou de refus d’être catégorisé, même si je n’arrive pas très bien à savoir dans quelle mesure c’est répandu sociologiquement. J’ai quand même l’impression que ce n’est pas réservé à la petite bourgeoisie. Et d’un autre côté, sur la question importante du consentement, il me semble qu’elle est acquise sur le principe, mais qu’en pratique, c’est toujours très compliqué. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, je suis impressionnée par le courage de celles qui n’hésitent pas à parler vraiment en détail de leurs expériences, de leur vie, et de leurs combats au quotidien.

Dans les années 70, quand l’éducation sexuelle a commencé, c’était très axé sur la reproduction ; la question du plaisir n’était jamais posée, c’est un énorme tabou qui est aujourd’hui, des décennies plus tard, en train d’être levé par plein de choses, par les films, par les réseaux, par le fait de se parler. Ça me frappe aussi beaucoup dans la génération actuelle : ce qu’on fait actuellement, on est au troquet assis tranquille sur une terrasse, et on peut parler de clito, on peut parler de fellation… C’était inimaginable quand moi j’étais ado, ou alors j’ai loupé plein de trucs à l’époque (rires).

LGT : Tu souhaites peut-être nous donner un mot de conclusion ?

Je pense vraiment que la lutte contre le patriarcat doit passer par une révolution, pas seulement politique et sociale, mais je dirais presque anthropologique, au sens où il faut en finir avec la propriété : pas seulement la propriété privée des moyens de production, mais aussi la propriété privée des personnes dans les couples. Et ça, c’est encore un gigantesque impensé. La lutte contre le patriarcat ne repose pas que sur les femmes, c’est une évidence, elle se fait de façon collective, et un gros pas sera fait quand tout le monde se sera vraiment débarrassé de l’idée qu’une femme, quelle que soit la forme des couples, est censée appartenir à quelqu’un, et que si l’on aime une personne, on ne peut pas en aimer une autre. Faire suffisamment confiance en l’autre, en son amour, pour considérer qu’il y a une possibilité de liberté…

Un entretien tiré du Mouais #26, consacré aux alternatives au patriarcat. Abonnez-vous !