Photographe, Olivier Baudoin a réalisé de nombreux séjours en Palestine, dont il a tiré un livre, Au-dessus du niveau de l’amer. Il revient pour nous sur la riche culture de cette région invisibilisée, et sur un conflit selon lui « simple à comprendre : c’est la lutte des classes. Il y a un oppresseur, et un oppressé. Un riche, un pauvre ».

Un soir du mois de novembre, je retrouve Olivier, la voix douce, la barbe en bataille, à une terrasse du Vieux-Nice. Il était en Palestine lors de l’attaque du Hamas, le 7 octobre, et a donc récemment été rapatrié -mais pas par la France, dont il dénonce la gestion incompétente, si ce n’est inexistante, de ses ressortissants. Sa compagne étant Belge, c’est ce pays qui les aidera finalement à rentrer, le 15 octobre. Auparavant, Olivier a réalisé de nombreux séjours là-bas, à partir de 2010, notamment avec la compagnie, ou pour des ateliers photo avec des jeunes du camp de réfugiés d’Aïda, ou encore pour son projet de livre.

Son vin blanc et ma bière commandés, il commence, directement, à me parler de ce qui est selon lui au cœur du conflit : la lutte des classes. « Ce n’est pas la grille de lecture qu’on applique généralement à ce conflit, et on a tort ».

Enfants du camp d’Aïda. Crédit : Olivier Baudoin.

« Je suis allé là-bas pour la première fois il y a 13 ans. Je suis tombé des nues de ce que je voyais. J’ai été élevé dans une famille communiste d’un côté, chrétienne de l’autre, donc dans des sentiments humanistes. Je partais donc initialement dans une vision d’équilibre entre la nécessité de protéger les Juifs de ce qu’on –nous, les Européens- leur a fait subir, et le fait que des gens, des Arabes, vivent là-bas, et doivent avoir une place. La bonne conscience occidentale, disons, la volonté que tout le monde aille bien ». Mais quand il est arrivé à Bethléem, en Cisjordanie, il a « très rapidement pris conscience de la dissymétrie. Ce n’était pas ça qui se jouait. J’ai compris, en 48 heures, qu’il y avait un occupant, et un occupé. Un oppresseur, et un oppressé. Un riche, et un pauvre. La lutte des classes, quoi ». Ce qui nous rappelle à ce que l’écrivain afro-américain Ta-Nehisi Coates a déclaré de retour de Palestine : « J’ai immédiatement compris ce qui se passait là-bas ». Un peuple objectivement, et aux yeux du monde, privé de tous ses droits fondamentaux. Il en concluait : « C’est en fait assez familier pour ceux d’entre nous qui connaissent l’histoire afro-américaine ».

Le conflit israélo-palestinien, une guerre ethnique ?

Je lui évoque l’ethnicisation qui est souvent faite du conflit. Dans les médias, on parle d’une guerre de religion, d’une guerre des « races ». C’est faux, tempère-t-il. « Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’antisémites là-bas, mais il n’y en a pas plus qu’ici… Voire moins. L’antisémitisme, je le ressens plus -en non-Juif, hein- chez nous. Et n’oublions pas l’inéquité profonde à la racine de tout ça : une zone très riche culturellement, à bien des égards, mais maintenue sous contrôle constant par une autre ».

Il décrit son ressenti de ce qu’il appelle « l’humeur sociale » en Palestine, une société selon lui « anarcho-disciplinée » (rires). « On a tendance à n’y pas aimer les ordres, les doctrines, et en même temps, on y est très protecteur. Quand tu arrives en Palestine, tu es forcément le bienvenu, on va te prendre en charge. Et ils ont fait ça avec les premiers Juifs qui sont arrivés d’Europe ; ils les ont accueillis, car cela fait partie de leur norme sociale ». Le monde Israélien, lui, est une société « totalement identique à la notre. Donc si tu ne restes que là bas, tu peux garder cette idée fantasmée d’une Palestine hostile ».

Il narre une anecdote. « L’autre jour, je parlais avec un ami, Juif et proche de la politique de Netanyahu, qui m’a affirmé, à moi ayant vécu en Palestine, lui n’y ayant jamais foutu les pieds, que si un Juif rentre en Cisjordanie, il est mort. Cest faux. Quand je suis allé pour la première fois en Palestine, c’est un Juif qui m’y a amené. Il se cachait pas, cela faisait des années qu’il travaillait là bas avec les Palestiniens. Que tu sois Juif, ils s’en caguent [s’en foutent, NDLR] ». Il conclut : « C’est la position de l’État d’Israël qui a mis les Juifs en insécurité, et a créé des tensions ». Rony Brauman ne dit d’ailleurs pas autre chose, quand il déclare : « Israël est l’endroit où les juifs sont le plus en danger au monde, et met en danger les juifs du monde ».

Selon lui la Palestine est tolérante, multiconfessionnelle. On le dit peu, mais Hebron, Bethléem ou Ramala, villes à grosse majorité musulmane, sont dirigées par des maires Chrétiens. « Ils votent pour des chrétiens -et aussi pour des femmes, puisque le maire précédent de Bethléem était une mairesse ». Une tolérance certes remise en question par les extrémistes du Hamas, dont l’arrivée au pouvoir, nous le savons maintenant, a été poussée par Netanyahu -qui préférait des religieux plutôt que des marxistes, tels ceux l’Organisation de libération de la Palestine.

La religion ne saurait être un projet politique

Car c’est bien là le nœud du problème : ce terrible mélange entre la politique et la religion. « L’islam politique est dangereux. Et la France, comme beaucoup d’autres pays, notamment à dominante musulmane, en sait quelque chose ». Mais, ajoute-t-il, « c’est quoi, le sionisme ? C’est un projet politique religieux. Il est tout aussi dangereux que l’islam radical. Mais ça n’est jamais présenté comme ça ; on en arrive même à ce que critiquer le sionisme soit considéré comme antisémite. C’est une absurdité totale ».

Il poursuit : « Le besoin pour les Juifs de se sentir en paix quelque part est évidemment légitimes, et les conséquence de l’antisémitisme historique sont une dette que nous n’avons toujours pas réglée ». Il évoque le « péché originel » occidental : « Avec le plan de partage de 1947, on a botté en touche, et on balancé des Juifs là-bas, les laissant se démerder. Soyons clairs : on les a spoliés, et loin de réparer ça, on les a ensuite envoyés spolier une autre terre ». Où s’est ensuite développé, avec le temps, une société de type occidental. « Quand je suis à Tel-Aviv, j’ai l’impression d’être à Nice. Toi et moi pourrions être là-bas, avoir la même conversation à propos de ton journal anar’ critique du pouvoir, de Netanyahu… C’est ça Israël, j’y suis comme un poisson dans l’eau, et c’est quand je rentre en Palestine que je change de monde ».

Une différence qui vient nourrir le discours de l’extrême-droite sur Israël comme base avancée de l’occident face à une fantasmatique « horde arabe ». « Le projet sioniste est en train de créer un conflit international. C’est quoi ce bordel ? » Alors même que, selon lui, la motivation première de ce conflit n’est pas religieuse. « A part que les gens s’aiment et que tout le monde soit heureux, il n’y a normalement aucun projet politique dans le judaïsme ».

Des solutions ? (non.)

Mais que faire ? Croit-il, par exemple, à la solution d’un État binational -un et seul même État pour deux peuples, avec les mêmes droits ? « Mon humanisme dirait oui, mais en l’état des choses ça n’est pas faisable. Comment imaginer une solution à un État avec une population qui a été oppressée par l’autre pendant 75 ans ? » Avec notamment des prisonniers politiques qui sont en fait des otages, arrêtés et incarcérés des années, sans aucun jugement, des meurtres, des humiliations, de la torture… (1) Selon Olivier, la solution à un État, « c’est l’aboutissement. Mais ça ne se fera pas tant qu’il y aura le projet sioniste. Beaucoup de Palestiniens sont prêts à vivre en harmonie avec les Israéliens, et vice-versa, et celles et ceux que je connais en sont tout à fait capables, mais ça n’est pas pour tout de suite. Le peuple palestinien doit panser ses plaies. Il faudra du temps ».

Pour le moment hélas, pour Israël, « le projet, c’est d’éliminer les Palestiniens. Soit en les tuant, soit en les déportant. Et ce qui se passe aujourd’hui en Cisjordanie, je le vis par des amis qui y sont à la campagne, et qui ne sortent que tous les 15 jours par peur de se faire tuer par les colons. Les attaques s’intensifient, car le projet est d’installer le plus de colonies Israéliennes possible, cantonnant les palestiniens dans les villes, dans des îlots séparés, et sans autonomie alimentaire, car sans campagne, et donc totalement dépendant d’Israël pour se nourrir ». Le summum de l’oppression capitaliste militarisée.

Ce qui peut faire basculer les choses, « c’est que la diplomatie occidentale change ». Mais l’occident est-il prêt, sachant qu’Israël « est le pays parfait pour entretenir la discorde dans la péninsule arabique, et qu’on a toujours trouvé plein de prétexte pour foutre le bordel là-bas » ? « Je commence à bien connaître les sociétés arabes. Elles sont créatives, cultivées. Mais le problème est que l’Occident n’a aucun intérêt à ce que cet espace soit autonome, structuré -car c’est un véritable contre-pouvoir. C’est une zone bien trop riche à bien des égards, et pas que financièrement, pour la laisser en paix et la laisser s’organiser ».

Palestine_mai_2014

Le déni de l’oppression

Lors de l’horrible attaque de la Rave-Party de Super-Nova, le 7 octobre, à la frontière entre Palestine et Israël, au-delà du choc, une question s’est posée : comment était-il envisageable, pour ces jeunes gens, des festoyer ainsi à deux pas d’un immense camp de prisonniers à ciel ouvert, où les violences sont quotidiennes ? Olivier, lui, ne s’en étonne pas. « En 2011, je suis allé dans un village en Cisjordanie où un mur sépare depuis 15 ans les habitations et les cultures. Chaque semaine, une manifestation avait lieu. Je m’y suis rendu, avec des amis Israéliens. Charges, lacrymos… Une grande violence. Et une demi-heure plus tard, tu es à Tel-Aviv, ville bio, baba-cool, écolo, et ce, à deux pas d’affrontements constants… C’est insupportable ».

Le déni est le moteur premier de l’oppression du peuple Palestinien par le peuple israélien, malgré son grand progressisme sur beaucoup d’autres sujets. « Ils sont progressistes, oui, mais ils sont vachement bien et ils ont pas envie de partir. Voilà. Et quand ils réalisent ce qu’ils se passe, ce qui est le cas de beaucoup de mes potes Israéliens qui militent contre la colonisation, ils se cassent. C’est intenable pour eux ».

Peut-être l’avenir viendra-t-il des jeunes générations ? Comme l’a déclaré Tal Mitnick, 18 ans, Israélien objecteur de conscience : « Le changement interviendra lorsque nous reconnaîtrons les souffrances endurées par le peuple palestinien […] et le fait qu’elles sont le résultat de la politique israélienne. Cette reconnaissance doit s’accompagner de justice, et de l’édification d’une infrastructure politique basée sur la paix, la liberté et l’égalité. Je ne veux pas participer à la poursuite de cette oppression et de ce bain de sang » (2).

Par Mačko Dràgàn

Un article tiré de notre dernier numéro (#46), consacré aux luttes antiracistes. Nous mettons chaque mois une partie de notre contenu en accès libre, mais pour tout lire, et nous soutenir, abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

Note

(1) Lire notamment sur Mediapart : « J’ai subi l’électricité » : les Palestiniens faits prisonniers à Gaza témoignent de tortures et d’humiliations, Gwenaelle Lenoir, 21/12/23.

(2) https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/je-refuse-de-participer-a-une-guerre-de-vengeance-lettre-dun-objecteur-de-conscience-israelien-20231228_274B5J76EJBX3MAIOF6I4BAA5E/?utm_medium=Social&xtor=CS7-51-&utm_source=Twitter#Echobox=1703749302

A voir

Le Sel de la mer (ملح هذا البحر, Milh hadha al-bahr), un film dramatique palestinien de Annemarie Jacir (2008)

Une jeune américaine d’origine Palestinienne revient sur les terres qui ont été spoliées à sa famille en 1948.