La Cour suprême de Russie a banni jeudi 30 novembre 2023 les mouvements LGBT+, ouvrant la voie à des poursuites judiciaires et des peines de prison contre les personnes à la sexualité « non traditionnelle » et les militants défendant leurs droits. Retour sur cette criminalisation avec notamment un entretien filmé exclusif avec la sociologue Pinar Selek, spécialiste des fascismes et de leurs mécanismes.

La chasse aux LGBT+ est ouverte

Depuis la guerre en Ukraine, la Russie attaque particulièrement les droits LGBT+ sur le territoire de la Fédération Russe. Vladimir Poutine poursuit sa croisade Famille-Patrie contre les « valeurs décadentes » de l’Occident en criminalisant le « mouvement international LGBT+ » qualifié d’extrémiste. Jusqu’à novembre dernier, les personnes LGBT+ risquaient de fortes amendes en cas de flagrant délit de propagande. À présent, toute personne communiquant publiquement sur ce que la Russie définit comme des préférences sexuelles « non traditionnelles », peut être sanctionnée par de lourdes peines de prison. Ce texte est l’extension de la loi de 2022 contre la « propagande LGBT+ » et la loi de 2013 qui bannissait cette même « propagande » auprès des mineurs. L’interdiction s’étend maintenant à toute la société : médias, Internet, livres et films. Les fondateurs d’associations, et autres ONG d’aide aux personnes LGBT+, quittent le pays par peur d’être accusés d’extrémisme et incarcérés, notamment les personnes transgenre, les plus stigmatisées (le parlement russe avait déjà banni dans la loi du 31 mai 2023 les transitions de genre : opération, traitement hormonal et état civil, et interdit aux personnes transgenre d’adopter des enfants). Des militants craignent que leurs communications soient pistées et leur répertoire utilisé.

Toutes les activités légales des associations LGBT+ sont donc devenues impossibles en Russie. Les personnes LGBT+ sont désormais considérées comme des ennemis intérieurs en Russie.

La situation en Tchétchénie

Certains états de la Fédération de Russie persécutent plus encore les personnes LGBT+. Depuis 2017 en Tchétchénie, les forces de l’ordre harcèlent, enlèvent, emprisonnent et torturent sur consignes des autorités Tchétchènes et Russes. Elena Milachina, journaliste à Novaïa Gazeta (média russe d’opposition), affirme qu’un « plan de répression est mené en Tchétchénie contre les homosexuels ». Depuis une dizaine d’années, la police les arrête et les familles sont incitées à assassiner leurs proches pour « laver leur honneur ». La Tchétchénie est une société musulmane ultra-conservatrice, dont l’autocrate élu Ramza Kadyrov est un allié de la Russie chrétienne orthodoxe de Poutine.

Le 6 mai 2017, trois associations françaises LGBT ont porté plainte à la Cour pénale internationale contre le président tchétchène Ramzan Kadyrov, pour « génocide » et « persécutions », précisant dans leur communiqué que « ces actes ne sont pas le fait de groupes isolés, mais sont l’œuvre des autorités tchétchènes ». Une ONG LGBT+ Russe avait alors permis d’évacuer une quarantaine d’homosexuels à l’étranger. Human Rights Watch dénonce depuis 4 ans une « nouvelle vague de répression anti-gay » en Tchétchénie. Selon cette ONG, la police tchétchène a procédé à de « nouvelles séries d’arrestations illégales, de passages à tabac et d’actes humiliants à l’encontre d’hommes présumés homosexuels ou bisexuels ».

De son côté, le gouvernement Tchétchène déclare que les accusations de torture envers des homosexuels ne peuvent pas être avérées puisqu’il n’y a pas d’homosexuel en Tchétchénie. Selon le président Kadyrov : « S’il y avait de telles personnes en Tchétchénie, les forces de l’ordre n’auraient rien à faire car leurs proches les enverraient vers un endroit dont on ne revient pas. »

Fuir encore ou se cacher

Denis Krivosheev, directeur adjoint d’Amnesty International, a déclaré en 2018 : « Le gouvernement russe a tourné en dérision et balayé d’un revers de main ces informations choquantes émanant de Tchétchénie ». Il dénonce un déploiement de dérobades et une consciencieuse inaction de la part de Poutine qui a refusé plusieurs fois de diligenter une enquête officielle sur les nombreux crimes signalés. Alors que la majorité des exilés LGBT+ Tchétchènes se réfugiaient en Russie, Denis Krivosheev définissait la situation instaurée par Kadyrov de « purge homosexuelle ».

La police Russe prend aujourd’hui le relais et effectue depuis décembre 2023, et donc depuis le vote de la dernière loi (le ministère Russe de la justice ayant déclaré début décembre que la loi s’appliquait immédiatement). On assiste à davantage de descentes dans des boîtes de nuit, des bars et des saunas accueillant des homosexuels dans le centre de Moscou, les données et répertoires téléphoniques des clients sont enregistrés par les forces de l’ordre. De leur côté, ayant compris que la chasse était ouverte, les fascistes organisent des expéditions punitives en ville.

Des hommes se faisant passer pour des gays sur des applications de rencontres assassinent leur partenaire pour « défendre la Russie », d’autres provoquent des bagarres au cours desquelles des personnes LGBT+ sont tuées, les autorités adoptant une approche laxiste à l’égard de ces crimes. La violence à l’encontre des personnes LGBT+ en Russie a probablement triplé en dix ans.

Cette situation pousse à la clandestinité celles et ceux qui ne peuvent pas fuir, les contraignant à un isolement social et une aliénation. Comme il n’existe pas de lois anti-discriminations en Russie, des personnes sont licenciées ou expulsées de leur logement en raison de leur sexualité réelle ou supposée. Dans l’imaginaire russe, l’existence même de mouvements LGBT+ est étroitement associée à l’effondrement économique et à la désintégration de l’Union soviétique dans les années 90, les forces de l’ordre bénéficient donc d’une grande coopération de la société Russe.

Popcorn Books, une maison d’édition russe connue pour éditer des livres qui traitent d’homosexualité, est la première à faire les frais de la loi réprimant la « propagande LGBT ». Ses activités ont été stoppées et elle risque une très forte amende puisque « tout livre, tout film, toute publicité, par exemple, qui présenterait les relations homosexuelles sous un jour positif est désormais passible de poursuites et d’une amende pouvant aller jusqu’à 150 000 euros ». Leurs livres sont déclarés illégaux et leurs auteurs peuvent être condamnés. Les libraires s’auto-sensurent désormais, supprimant même des catalogues et des étagères les livres qui ne font pas mention de l’homosexualité mais dont l’auteur, par exemple, est présumé homosexuel.

Climat de terreur

Les journalistes Russes sont empêchés de dénoncer ce climat de terreur, certains se font même agresser en public. Les policiers piègent les homosexuels grâce à des applications de rencontres telles que Vkontact, sur lesquelles ils échangent avec leurs proies avant de convenir d’un rendez-vous qui finira par un passage à tabac, parfois filmé, soit pour être diffusé sur les réseaux sociaux, soit pour rançonner la victime en menaçant de montrer la vidéo à sa famille. Des homosexuels sont même piégés par leurs amis qui filment leurs conversations pour ensuite leur extorquer de l’argent, créant ainsi un climat paranoïaque qui incite à l’auto-contrôle et au repli.

D’une manière générale, la population russe réactionnaire n’hésite plus à invectiver des homosexuels supposés dans la rue. Une apparence, une tenue trop colorée, une démarche, tout peut mener à se faire injurier, dénoncer, voire être agressé ou arrêté. Un homosexuel de Moscou témoignait le mois dernier au micro de France Info : « L’homophobie est plus libre désormais. (…) J’ai supprimé mon compte sur le réseau social Russe. Et sur Instagram, j’ai supprimé les posts avec des symboles arc-en-ciel. Les peurs font boule de neige, elles s’accumulent. Et les gens vont se cacher ».

« Les parents d’une personne trans ont déclaré à la police que leur enfant était extrémiste », expliquait à la télévision suisse le 10 janvier dernier l’activiste Russe Evelina Chayka qui dit recevoir un très grand nombre de demandes d’aide de personnes LGBT+ en Russie, « nous l’avons aidée à quitter la Russie le soir-même ».

Classement européen sur la situation des personnes LGBT+

Chaque année, l’ONG Ilga-Europe (pour International Lesbian and Gay Association – branche européenne de l’association internationale lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexuées créée en 1996), publie son classement des États en Europe les plus et les moins favorables aux droits des personnes LGBT+. Ilga-Europe (qui regroupe plus de 600 entités en Europe et en Asie centrale) étudie les décisions politiques et les évolutions de la société grâce à 74 critères regroupés en 7 catégories : égalité des droits et non-discrimination, famille, lutte contre les discours et crimes de haine, reconnaissance légale des différents genres, respect de l’intégrité physique des personnes intersexes, place accordée dans la société civile, droit d’asile. Sa dernière étude date de février 2023.

Ce classement, qui place Malte en première position, suivie par la Belgique, le Danemark, l’Espagne et l’Islande, et met en dernière position l’Azerbaïdjan, précédé par la Turquie, la Russie et l’Arménie (la France est passée de la 6ème à la 10ème cette année), démontre que les personnes LGBT+ en Europe sont confrontées à un environnement de plus en plus hostile, toxique et violent. Les agressions verbales et physiques augmentent, ainsi que les suicides et les mouvements migratoires pour fuir les répressions. La situation des personnes transgenres est devenue particulièrement préoccupante car les discours haineux, dans les médias et sur les réseaux, et les politiques qui les stigmatisent, ont créé un climat d’insécurité. Les progrès réalisés en matière d’éducation sexuelle sont « remis en question à un niveau fondamental » dans des pays comme la Hongrie, la Serbie, la Russie, l’Italie et le Royaume-Uni.

Ilga-Europe constate la plus forte hausse des violences anti-LGBT+ depuis que l’organisation a commencé à publier son rapport annuel, il y a 12 ans. Les pays européens où cette augmentation est particulièrement pointée sont la France, la Hongrie, l’Allemagne, le Monténégro, l’Islande, la Roumanie, l’Espagne, la Turquie, la Suisse et bien sûr la Russie. Evelyne Paradis, directrice exécutive de l’ONG, explique : « Il y a une augmentation des discours haineux, souvent tenus par des politiciens, par des élus, par des leaders d’opinion et également des discours haineux qui ont été autorisés à être diffusés par les médias. (…) Ils se traduisent toujours, à un moment ou à un autre, par de la violence physique, car il contribue effectivement à créer un climat où la violence physique est permise. »

Discussion avec la sociologue Pinar Selek

Tout cela n’explique pas pourquoi le pouvoir Russe a besoin de criminaliser l’amour libre et les questions de genre. Pour en parler, nous avons invité la sociologue Pinar Selek, enseignante à l’Université de Nice, persécutée par l’État Turc depuis 25 ans, spécialiste des fascismes et de leurs mécanismes. Dans son dernier livre Le Chaudron militaire Turc*, elle s’intéresse aux différentes étapes de la construction de la domination hégémonique masculine et viriliste, au formatage des individus et à l’instauration par la violence de la soumission.

Selon elle, dans un capitalisme effréné, le mépris affiché à l’égard des femmes et des personnes LGBT+, voire la criminalisation des discours progressistes sur l’amour libre et la liberté de genre, dans un contexte guerrier et une montée des régimes autocratiques, sont nécessaires dans des sociétés où l’homme doit être un soldat prêt à donner sa vie.

Une discussion enregistrée le 26 janvier 2024, animée par Stéphane de Télé Chez Moi et Julie du journal Mouais.

*Le Chaudron militaire Turc – Un exemple de production de la violence masculine, de Pinar Selek, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2023

Lien Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=O_pvFm-HL8Y

Par Bob

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