Connaissez-vous les liens méconnus entre l’anarchisme, l’aïkido et le taoïsme ? Je pensais être seul à me déclarer “anarcho-taoïste”, jusqu’à ce que je tombe sur Le Maître anarchiste, un livre de Manon Soavi qui s’intéresse à l’écrivain, philosophe et maître d’aïkido Itsuo Tsuda (1914-1984). Libération du corps, subversion zen, nous avons évoqué toutes ces questions avec Manon dans son dojo autogéré porte de Montreuil.

Propos recueillis par la Grande Timonière et Mačko Dràgàn, retranscrits par Mačko Dràgàn

Couverture du livre de Manon, aux éditions L’Originel

Mačko Dràgàn :  Pourquoi ce livre, et pourquoi avoir voulu mêler pratique de l’aïkido, philosophie taoïste et anarchisme ? Qu’est-ce que la pensée orientale peut apporter selon toi aux courants d’émancipation individuelle et collective ?

Manon Soavi : Déjà il faut que je précise car c’est important, je ne suis jamais allée à l’école, et ce par choix. J’ai passé mon enfance à jouer, dessiner, rêver, vivre, car mes parents ne voulaient pas reproduire les schémas de domination sur leurs enfants. Je ne m’étais pas imaginée écrire un livre un jour. Mais je suis tombée sur Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme de Tancrède Ramonet, une série documentaire. Bien sûr, je connaissais déjà cette pensée, mais en parlant d’anarchisme avec mon père¹, il m’a rappelé que bien qu’il n’ait jamais donné son avis sur les questions politiques, Itsuo Tsuda a dit à deux reprises : “moi, je suis anarchiste !” Je me suis dit que ça n’était pas rien qu’il ne se soit pas exprimé sur tout le reste mais uniquement là-dessus.

J’avais déjà travaillé sur sa biographie pour une publication sur ses calligraphies. Puis j’ai voulu partir sur un récit de la vie de Tsuda et de ses croisements avec la pensée anarchiste, et ça a pris de l’ampleur. En écrivant et discutant avec mon père, il m’est apparu évident que son enseignement et sa pratique autour du Non-faire étaient imprégnés de ces idées, même si ce n’est pas une étiquette que l’on revendique. Au cours de mes recherches m’est donc venue l’idée d’expliquer comment Tsuda a utilisé les pratiques du corps que sont l’aïkido ou le katsugen undo² en s’inscrivant dans les principes anarchistes. À sa manière, je le précise bien, car a priori l’aïkido est un art martial qui n’a rien d’anarchiste : il y a une hiérarchie, des Dan…  Mais chez Tsuda ces liens sont bien là, même si c’est implicite. Mon père a été l’élève de Tsuda et il était déjà de sensibilité anarchiste. Il continue dans cette direction depuis 50 ans et beaucoup de gens ont sans doute découvert à travers lui des éléments de la pensée anarchiste sans s’en rendre compte, sans même jamais y mettre le mot “anarchie”…

MD : Ce qui est la propagande anarchiste la plus efficace, si on y réfléchit (rire) ! Et tout ça renvoie à ton titre Le Maître anarchiste et à son paradoxe apparent…

MS : Voilà. C’est quelque chose qui se travaille dans le quotidien mais j’ai aussi voulu remettre en perspective un certain nombre de choses d’un point de vue théorique. Il est clair que le taoïsme, dans ce cadre-là, allait dans le sens de la pensée libertaire. J’ai donc tenté de faire comprendre les racines et les articulations proprement taoïstes que l’on pouvait trouver dans la pensée de Tsuda. Il a quitté l’Asie dès ses vingt ans pour la France. Il est important qu’il ait été imprégné dans sa jeunesse de la pensée intellectuelle occidentale³ et que ce soit sur le tard, en arrivant au Japon lors de la seconde guerre mondiale, qu’il a découvert toute cette pensée orientale du corps et la notion de Ki (Qi ou Chi en chinois). Il raconte qu’à trente ans, jeune intellectuel (sans que ce mot ait quoi que ce soit de péjoratif, bien sûr !) il avait les épaules crispées, le souffle court, il n’était pas bien dans sa peau, alors qu’à soixante ans il s’est senti plus agile, plus souple. Le fait d’avoir approfondi ces pratiques du corps tout en ayant ce bagage pluriculturel, cette réflexion sur le taoïsme des origines, sur l’anarchisme, tout cela lui a permis de comprendre, à travers la libération et la réactivation des possibilités du corps, que la vie intellectuelle seule est une sorte d’impasse. Et que ce réveil du corps (et on ne parle pas de super héros, hein) devait être mis au service de la libération de l’individu.

Calligraphie de Tsuda. Do / Tao : la Voie.

MD : On parle donc également d’une forme de pensée du corps radicalement différente de ce qu’on peut retrouver actuellement en Occident, cette idéologie du corps tout-puissant, aller à la salle, faire des régimes…  Où se situe cette différence ?

MS : La différence est qu’il ne s’agit pas de se construire un corps parfait, ni même “fort” au sens où on l’entend en Occident. Il y a une acceptation, une compréhension du fait que chaque corps est différent, a des rythmes différents selon l’âge ou les moments, selon si on est un homme ou une femme… Les femmes étant de fait très tôt confrontées à ça, on va dire à partir de dix ou onze ans, nous vivons très fortement ces changements. C’est notamment ce que souligne la pensée écoféministe. Les femmes ont moins de chances de se laisser avoir par une pub qui vanterait un état “stable” parfait, car nous vivons dans notre chair les aléas de la nature… Et nous le vivons mal, car le rythme de la société est un rythme linéaire machiste qui nous demande d’être tout le temps au top, compétitives, et où les moments de fatigue, d’énergie plus basse, ne sont pas acceptés : il nous faut lutter, faire quand même des choses… Et nous ne vivons pas pleinement ces rythmes différents à cause précisément du rythme patriarcal qui nous est imposé.

Le corps de l’homme y est moins soumis, mais il l’est également bien sûr. Tout le monde connaît ces moments où l’on est moins bien, et d’autres où l’on pète la forme… On le voit particulièrement avec les enfants : parfois ils sautent partout, parfois ils sont crevés et il n’y a pas moyen de les sortir du lit. Évidemment, le fait de ne pas les scolariser est aussi une possibilité d’accepter ce rythme. De laisser le corps plus vivant parce que non conditionné à être de 8 heures du matin à je ne sais pas quelle heure à une table, tous les jours, comme si on était des machines. Le corps vit et a toutes sortes d’étapes, d’aléas, et la santé ce n’est pas l’absence de maladie ou de fatigue, c’est au contraire maintenir un équilibre entre tout ça. Quelquefois on fait des excès, comme tout le monde, et on le sait, on le sent, et on accepte le fait qu’il faille les contrebalancer. Et si on travaille sur son corps, on va sentir cet excès beaucoup plus tôt et on va se reposer au moment où on en a besoin. Alors qu’avec l’idéologie actuelle du corps, le jogging, la muscu, il y a cette idée de se dépasser, de se désensibiliser : on va tout encaisser et on ne va plus sentir. Le problème avec tout ça c’est qu’à force d’accumuler peu à peu ce que Tsuda appelait des “dettes”, tout finit par s’écrouler. Il s’agit donc de garder un dialogue avec son corps, de retrouver la sensation, l’envie physique (au-delà des cinq fruits et légumes frais par jour et blablabla…) de ce qu’on veut, manger ou autre, et de ce que l’on ne veut pas. Là encore, c’est très net chez le petit enfant : si on ne le force pas à manger ce dont il n’a pas envie, si on n’en fait pas du chantage émotionnel (ex : “pour maman” “pour papa”) quand il n’a plus faim, il s’arrête net. Même quand c’est un gâteau qu’il adore. Il sait.

MD : Et, comme tu le dis dans ton livre, ceci est donc très subversif, puisque ça implique de défendre un mode de vie, une éthique individuelle et collective clairement anticapitaliste, antipatriarcale et en adoptant des rythmes de vie qui soient liés au respect de nos corps…

MS : C’est ça. Respecter les bébés, les enfants, les femmes, refuser des dogmes tout faits, y compris médicaux sur “on-doit-manger-ci, on-doit-faire-ça”, en se questionnant aussi sur la société qui nous demande de manger cinq fruits et légumes par jours tout en nous collant des MacDo partout.

La Grande Timonière : Je n’ai pris conscience que très tard que j’avais un corps, bien que j’aie fait du sport plus jeune. Qu’est-ce que tu peux nous dire sur le formatage qui nous pousse à cet oubli ?

MS : Effectivement, je pense que ça commence dès l’enfance. Dès cet âge, dans notre façon de répondre aux besoins du bébé, même si on n’est plus dans les années 60, on est généralement assez brutaux avec une séparation corps/esprit extrêmement forte qui se retrouve dans la façon d’éduquer, en réprimant même les besoins du bébé. On en est toujours à faire la distinction entre la sensation, les envies (bouger, ne pas bouger, manger, aller jouer…) et ce qu’il faut faire. On peut donc difficilement traverser sa scolarisation sans se couper de son corps car on doit se dissocier pour ne pas trop souffrir, par exemple quand on a besoin de faire pipi mais qu’il faut attendre deux heures. Et on se retrouve avec des adules qui ne sentent plus la fatigue ou le froid, ou le sentent trop tard et en font toujours un problème à médicaliser (je ne dis pas qu’il ne faut pas aller chez le médecin hein ! Mais la surmédicalisation de nos corps est tout de même à interroger). Et sachant que la réponse médicale est toujours d’insensibiliser la douleur, cela ne règle pas forcément le problème.

Manon pratiquant le sabre.

MD : Et comment partir de ces constats pour aboutir à des luttes plus proprement collectives ?

MS : Bakounine disait : “Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, plus étendue et plus profonde devient ma liberté”. Plus je vais me sentir libre, plus je vais être sensible à mon corps, plus je vais pouvoir être sensible aux autres. C’est aussi la pensée d’Ivan Illitch : “j’ai une petite bougie qui me sert au moins à éclairer les gens autour de moi”. Une personne libre change déjà beaucoup de choses dans son entourage proche, même si ça n’est pas une révolution. Mais ça montre que l’on peut vivre autrement. Et si on est en paix, si on se sent bien dans son corps, on est plus fort pour mener les luttes.

Un autre aspect important de ce côté collectif est le fait d’avoir des dojos autogérés avec des personnes qui s’organisent entre elles, partagent, comprennent qu’il est possible de vivre ensemble de façon horizontale, même si nous n’avons clairement pas été éduqués à ça. C’est d’ailleurs pour ça que les expériences communautaires finissent par tourner court… On se retrouve donc avec des gens qui ne font rien ou font ce qu’ils veulent sans en assumer les conséquences. L’autogestion du dojo permet de se “dé-formater” de cette déresponsabilisation. Cette réappropriation de nos vies par le quotidien (ce qu’on appelle “empowerment”, c’est-à-dire retrouver sa capacité d’agir) est fondamentale. Tout faire ensemble, de A à Z, discuter, construire, cela nous montre que nous sommes capables, que nous pouvons vivre sans un état surplombant et des experts pour nous prendre en charge. Et si cette conscience se répand, ils peuvent commencer à trembler (rires !)

MD : C’est ce qu’avec les potes de Mouais on a renommé le FLTP, fais-le avec tes potes”, pour bien se distinguer du Do It Yourself

MS : D’autant que le DIY est surtout un terrible exemple de la plasticité du libéralisme qui est capable de transformer l’idée de faire quelque chose soi-même, de l’avaler, et de le transformer en impasse… Comme il l’a fait avec la “méditation” ou le “bien-être”, tout ça est transformé en rien. C’est monstrueux. C’est comme le Zen, regardez, c’est devenu une carte monoprix… Le Tao c’est devenu un truc de magazines féminin, et j’attends la carte SNCF “Anarchiste”, avec un gros “A” dessus, pour monter dans le train quand vous voulez…

MD : Donc toi, avec ton bouquin, tu as voulu montrer que le Tao, le Zen, le Non-faire, l’Anarchie, n’étaient pas des modes bien-être mais des pratiques subversives aptes à dissoudre l’ordre social bourgeois (rires).

MS : C’est ça (rires). Sans que ce soit un dogme. Ce sont des enseignements dont chacun fait ce qu’il veut. Mais il était nécessaire pour moi de montrer que cette perspective existe.

Un article paru dans le dernier numéro de Mouais, consacré à la diversité des pensées anarchistes, soutenez-nous, abonnez-vous ! C’est par là : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

(1) L’aïkidoka Régis Soavi Sensei

(2) Le katsugen undo (traduit par mouvement régénérateur) est un exercice de gymnastique dite “involontaire”, développé au Japon par Haruchika Noguchi et diffusé en Europe par Itsuo Tsuda.

(3) En sinologie et sociologie, avec M.Granet et M. Mauss