L’« Assemblée de femmes » qui terrifiait le monde antique bien là. Elles se surnomment « Péquenaudes », « Ruraleuses », « Gouines des champs », cultivent, écrivent des essais de sociologie, des chants, des films, rédigent des chartes de consentement, créent des syndicats, vivent en communautés écoféministes… Des combats qui « depuis les marges, font trembler le centre du monde.» Par Lauren Malka.

Et si les graines de la révolution féministe avaient été semées en terre antique ?

C’est la question que je pose à mon invité : Aristophane, bonjour ! Merci d’avoir accepté de venir dans les « locaux » de la revue Mouais – en fait un bar à pas cher du Vieux Nice. Ça fait longtemps que j’ai envie de vous rencontrer. Si j’ai décidé de le faire aujourd’hui, c’est parce que l’une de vos comédies, écrite au IVe siècle avant Jésus Christ, me tarabuste particulièrement ces temps-ci. Le titre, tel qu’il a été traduit pour nous, est « L’Assemblée des femmes ». Vous y imaginez une histoire à dormir debout, tellement saugrenue que ça fait 25 siècles qu’on se bidonne à chaque fois qu’on la relit. Sauf que voilà, depuis quelques années, on se demande si c’est du lard ou du cochon… ou pour le dire plus clairement, si vous n’avez pas eu une vision prophétique.

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Isabelle Perraud, fondatrice de l’association Paye ton pinard, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du vin, accompagnée de sa fille Rose à Lyon, lors d’une marche féministe.

Résumons l’histoire. On est à Athènes. La guerre du Péloponnèse vient de s’achever, l’Empire s’effondre. Les femmes n’ont pas voix au chapitre. Elles ne sont admises ni à l’Agora ni dans les Banquets publics. Pourtant, elles auraient leur mot à dire – une conscience aiguë du virilisme crétin qui a mené à ce désastre – sauf votre respect. C’est dans ce contexte qu’une nuit, une Athénienne nommée Praxagora réussit à convaincre ses copines de diriger le pays. Sortir en douce, franchir les murs domestiques pour abattre la citadelle et envahir l’espace politique. Sous sa houlette, des dizaines de femmes se réunissent pour examiner la situation, préparer une ère de subsistance pour tout le monde – citoyens, non-citoyen.nes, priviliégié.es et minorités – et trouver les subterfuges pour que leur autorité soit acceptée. Elles se déguisent en hommes, se laissent pousser les poils, chaussent de fausses barbes qu’elles finissent par brandir comme les chiffons de leur protestation. Une façon de montrer que les attributs du pouvoir restent des déguisements auxquels personne ne croit vraiment.

Leur coup d’État ? Une calamité, dîtes-vous. Les tribunaux se transforment en salles à manger, dirigées par des « proto-queers » [NDLR] excitées dont on ne distingue ni le genre, ni la couleur – et encore moins le degré d’ivresse. Les discussions politiques virent à la papote géante sur les questions sexuelles et alimentaires. Les femmes abolissent le mariage, la propriété privée, mettent en commun les enfants et les partenaires sexuels tout en établissant des règles sur le consentement sexuel et sur la fluidité amoureuse entre belles et laides, jeunes et vieilles. Elles ne se contentent pas de faire entrer les questions matérielles dans le débat public. Elles renversent la nature même du pouvoir pour le mettre au service du corps et de la vie domestique, pour cultiver le plaisir et l’autonomie alimentaire – leurs deux obsessions. Les détracteurs dénoncent une « politique du ventre ». Les femmes, elles, estiment que, sans cette révolution, c’est la planète entière qui est en danger.

De façon inattendue, à bas bruit depuis quelques années, on découvre que cette Assemblée de femmes est là ! Bien là. Nourrie par les graines que vous aviez semées. Paysannes, agricultrices, vigneronnes, fermières, maraîchères, fermentatrices, cuisinières, penseuses et écrivaines de la ruralité… foulent le sol en suivant vos prescriptions et en les réinventant. Elles ont compris qu’elles subissaient la double, triple, décuple dose de discriminations. Que la « complémentarité » de leur couple – par exemple la division sexuelle du travail à la ferme dirigée par leur mari – cachait en fait, comme le dit Rose-Marie Lagrave, une « exploitation de proximité ». Elles examinent parfois les dégâts de leurs pères, de leurs conjoints. Pressentent qu’en tant que minorités malmenées, elles sont mieux placées que quiconque pour défendre les besoins de la nature. Que c’est « en déshumanisant l’animal, comme le dit Myriam Bahaffou, qu’on a fabriqué et imposé leur « animalisation », justifié leur gratuité, banalisé leurs humiliations.

Elles comprennent que les pesticides rendent les terres incultivables, inhabitables et aboutissent à l’expropriation des plus précaires. Que les violences sexistes et sexuelles subies chaque jour par les femmes infectent les semences du nouveau monde qu’elles cherchent à créer. Que l’alimentation et la sauvegarde de l’espèce ne doivent plus être laissées aux mains des privilégiés. Et qu’en œuvrant pour émanciper leurs sœurs, elles défendent la planète et les êtres opprimés. Elles s’appellent Juliette Rousseau, Myriam Bahaffou, Constance Rimlinger, Julie Francoeur, Aurélie Olivier, Isabelle Perraud…. Elles sont bien plus nombreuses et anonymes que cela. Elles se surnomment « Péquenaudes », « Ruraleuses », « Croquant.es », « Gouines des champs ». Elles écrivent des essais de sociologie, des chants, des films et la poésie, rédigent des chartes de consentement, créent des syndicats et des associations, vivent en communautés écoféministes, parfois en non mixité choisie, s’organisent pour accéder aux instances de pouvoir, cultivent les savoirs anciens, archivent leurs luttes. Je ne peux citer ici toutes les initiatives de ces paysan.nes engagé.es et des penseur.ses de la ruralité. Mais je suis certaine qu’en tournant ces pages, vous sentirez les résonances de leur combat, qui, depuis les marges, font trembler le centre du monde.

Alors Aristophane, revenons à vous, souhaitez-vous leur adresser un message, vous qui pourriez être leur bisaïeul multiplié par vingt-cinq-mille ? Le vieux philosophe a rabattu sur ses bras les manches de son chiton (tunique grecque), ramassé sa bourse en cuir, attrapé son bâton et m’a expliqué que je me trompais d’invité. Aristophane se fiche éperdument de l’émancipation des femmes. Ce qui compte pour lui c’est un rituel basique – bien que les femmes restent, à son époque comme à la nôtre, manifestement les seules à pouvoir le lui servir : une bonne soupe accompagnée d’une comédie hilarante comme celle que je viens de lui raconter. Du lard ou du cochon ? Parfois il faut laisser le bisaïeul rompre le cordon, avancer sans se retourner, ni lui poser trop de questions.

Par Lauren Malka. Et un grand merci sororal à Isabelle Perraud.

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Lauren est journaliste indépendante. Chroniqueuse régulière pour Causette, podcasteuse pour Livre Hebdo, co-autrice et co-réalisatrice de La France aux fourneaux, un film documentaire sur la gastronomie française, son dernier essai, Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, a connu un succès fulgurant et mérité en librairie. Et c’est aussi et surtout une amie ! Vous pourrez désormais la retrouver tous les deux mois dans Mouais pour sa chronique culturelle La Dalle. 

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