Dans L’Amour et la révolution, Johanna Silva revient sur 5 ans de vie amoureuse et professionnelle avec François Ruffin. Entre emprise et sexisme ordinaire, elle pose la question du curseur de #Metoo et de ce qui est jugé acceptable ou non chez nos « grands figures » de gauche -qu’il est sans doute temps de remiser, au bénéfice de la joie militante collective, au cœur de son récit. Entretien.

Mačko Dràgàn : En premier lieu ce que j’ai trouvé remarquable dans ton récit, c’est que tu laisses à la lectrice, au lecteur de juger de ce qu’a été cette relation. On n’y trouve pas les mots « emprise », « toxique »… Mais j’ai constaté que toutes les femmes de mon entourage l’ayant lu y ont toute suite mis ces mots. Pas les hommes. Sans doute y voient sans doute un « salaud de mec » tristement ordinaire…

Johanna Silva : La question c’est de savoir si ce comportement de banal « salaud de mec » est acceptable, ou pas. Et c’est tout de même des choses de moins en moins acceptées. Après, si je n’ai pas mis ces mots, c’est car une partie de moi, plus littéraire, voulait laisser les gens juger seuls, mais aussi une autre partie qui se disait « tout le monde comprendra, pas la peine d’insister », et si c’était à refaire j’écrirais les choses différemment car ça n’a pas été le cas.

M.D. : C’est notamment l’impression que donne ton entretien avec Daniel Schneidermann dans Arrêt sur Images (1)…

J.S. : Clairement, il me demande quand même si j’ai « couché pour réussir », donc à partir de là (rire gêné) … Mais j’ai fait du chemin, depuis. Je dois dire aussi qu’au début j’avais très peur pour François, et pour moi aussi. J’étais sur une ligne de crête sensible. C’est en sortant le bouquin que je me suis rendue compte que mes précautions étaient largement exagérées, puisque tout le monde s’en branle (rire), et que ma volonté de protéger François était mal placée. J’aurais dû aller chercher la colère. Ce qui ne veut pas dire tout déverser tel quel. L’écriture, c’est chercher l’émotion brute, et ensuite la modeler. Mais je n’ai pas fait ça, et c’est donc au moment de la sortie que je me suis rendue compte, d’abord, qu’il n’allait rien se passer pour lui, et rassurée de le savoir, et ensuite… qu’il n’allait rien se passer pour lui, et dégoûtée de le savoir (rire).

Ça a été une déception de voir à quel point beaucoup de gens ne trouvent pas violent ce que je décris, notamment les mecs. Je pense notamment, surtout, à Schneidermann donc, et à Jean Birnbaum (2), du Monde des Livres, qui m’ont tout les deux dit « il a pas fait grand-chose de mal », et à qui j’ai lu un passage du livre en leur demandant : « Et ça, ça n’est pas de la violence ? », et qui ont fini par admettre que si, si, c’était violent. Mais il faut le souligner, l’encadrer, le surligner, donc je pense qu’aujourd’hui je ferai les choses bien autrement.

Crédit Hugues Duchêne

M.D. : Est-ce que ça ne peut pas aussi être lié que la vague #MeToo a mis, et met encore du temps à prendre en France, et que tout ce qui est au-delà du viol, de l’agression sexuelle pure et simple, passe encore massivement sous les radars ?

J.S. : Clairement. Même l’emprise, c’est trop souvent encore de l’acceptable, à part quand il y a une différence d’âge de 25 ans, avec une gamine de 13 ans… Je me rappelle, j’ai lu « le Consentement », de Vanessa Springora, d’une traite dans le train. En arrivant sur le quai, je me suis mise à pleurer. Ça a soulevé, tout de même, des affects de ma vie personnelle.

Après pour nous à gauche, la grande question, c’est : quoique notre camp puisse faire de grand, de génial, il y a des choses, notamment liée à #Metoo, qui ne sont pas acceptables, et il faut savoir les affronter. Savoir où l’on met le curseur. Et le faire collectivement. Regarde l’affaire Quatennens. Aujourd’hui, et c’est évidemment tant mieux, un mec qui frappe sa femme, ça ne passe pas, tout le monde condamne, et lui sait qu’il fait une énorme connerie. Collectivement, on est tous d’accord pour dire que c’est inacceptable. Par contre, quand Ruffin me traite avec un comportement que j’estime être d’une certaine brutalité, ce n’est pas quelque chose qui va être pensé comme violent. Pas assez pour être condamné, en tous les cas. Je pense quand même que lui sait qu’il a déconné, qu’il a été violent. Mais comme c’est des choses qui sont plutôt acceptées, moi-même, je laisse passer, et encore aujourd’hui je trouve des excuses. Il faut donc construire une réflexion collective autour de ces questions, pour réussir à tracer des lignes claires.

M.D. : La focalisation sur les « grandes figures », les « leaders », souvent des mecs, n’aide pas non plus… C’est d’ailleurs ce que j’aime beaucoup dans ton livre, le fait que ça soit une déclaration d’amour à cette armée de petites mains anonyme qui font le politique au quotidien -et la carrière des « grands homme », qui s’occupent de ce que Ruffin appelle avec pas mal de mépris « l’intendance »…

J.S. : Oui, c’est aussi ce que j’ai voulu faire, montrer le côté épique et artistique de l’intendance (rire). Et de montrer comment on passe du « je » ou « nous », d’une idée à sa mise en forme, la beauté d’une feuille de route…

Mais ce côté collectif, sans mise en valeur de X ou Y ou détriment du groupe, François a pas de soucis avec ça, on le voit d’ailleurs aujourd’hui, et je pense qu’il devrait se former là dessus, comme beaucoup d’autres, pour ne pas importer leurs querelles d’ego au cœur de notre camp, avec tout ce que ça implique. Et c’est quelque chose, malgré tout leur défauts, que la France Insoumise et Mélenchon ont pas mal réussi : agréger, de Panot à Boyard et Keke, un certain nombre de figures différentes, différenciées…

Ce que j’ai voulu revaloriser dans mon livre, en tous les cas, est d’autant plus important actuellement où l’on parle beaucoup de calculs, d’embrouilles, de stratégies, c’est ce militantisme, je ne dirais pas « pur », car il a aussi plein de défauts, mais là, sincère, de terrain, sans volonté de se mettre soi-même en avant… Il y a plein d’endroits, par exemple, où la NUPES, où ça continue à lutter ensemble malgré des divergences…

M.D. : Il est peut être temps à gauche de se dire qu’il est temps d’en finir avec les « grandes figures », de reconstruire le politique à la base ?

J.S. : Oui. Je pense qu’il ne nous faut plus de « grandes figures », et beaucoup, beaucoup beaucoup, plein, de « petites figures ». Qu’on devienne toutes et tous des petites figures. Nous sommes tous des sujets agissants, avec des rôles divers et variés, mais que personne ne se sente interdit ou éloigné de quoique ce soit. Sinon ça sera toujours les mêmes genres, les mêmes classes sociales, etc. qui prendront la parole.

Il faut se demander : vers quoi on tend ? Vers le « sauveur suprême », ou vers l’horizontalité du collectif ? [NDLR : la rédaction de notre mensuel anarchiste valide cette seconde option].

MD : Et donc, également, d’arrêter de laisser passer beaucoup de choses vraiment limites dès le moment où des « grandes figures » sont en jeu…

J.S. : Oui. Bon, la particularité, avec François, c’est que nous avions une relation amoureuse en plus d’être professionnelle, notamment comme attachée parlementaire, sur Merci Patron ou à Fakir [journal fondé par Ruffin en 1999] donc les gens se disaient que c’était de l’intime et que ça ne les regardait pas. Ils disaient : « C’est privé ». Entre ça, cet entremêlement de l’intime et du professionnel, et le fait d’être une relation hétéro-patriarcale, ça renforçait la hiérarchie et l’exploitation. A un moment, dans le livre, je dis que les garçons de la rédac’ avaient la même relation avec lui, mais pas de la même intensité. Ce n’est pas quelque chose que je réécrirais aujourd’hui. Ce n’était pas de même nature. La spécificité de la relation hétéro rajoute largement une dimension de domination supplémentaire.

M.D. : Tout ça renvoie à l’importance de développer des outils de réponse à ces dominations dans nos collectifs, de parité, de s’assurer du fait que tout le monde se sentent bien…

J.S. : L’intime est partout, les rapports de pouvoir sont partout. Après, dans mon cas, est-ce que c’était une bonne idée de développer une relation amoureuse avec cette personne avec laquelle il y avait une relation de pouvoir ? Je ne pense pas.

Le problème, c’est que, oui, il y a eu des gens pour me signaler qu’il y avait des red flags [signaux d’alerte] sur le fait que ce n’était pas sain. Et je le savais. Je savais qu’il ne devait pas se comporter comme ça. Le problème, c’est plutôt l’estime de soi. Le fait que je n’avais pas encore réellement intégré le féminisme. Je n’avais pas les lignes rouges qui t’indique que telle chose, ce n’est pas « pas bien », c’est juste inacceptable en quelque contexte que ce soit. Je n’avais pas ces constructions, que j’ai découvert pour la première fois, je le raconte à la fin du livre, en tombant sur la bande dessinée de Liv Strömquist, Les sentiments du prince Charles [où l’on peut lire notamment cette phrase fort de Ekhart Tolle : « Si dans vos relations amoureuses vous ressentez à la fois de l’amour et son contraire : agressivité, violence affective, etc., il est probable que vous ayez confondu l’amour avec les liens de l’ego et la dépendance. Vous ne pouvez pas aimer votre partenaire et l’agresser l’instant d’après. Le véritable amour n’a pas de contraire »]. Et j’ai encore du taf à faire là-dessus.

Donc oui, il y a urgence à réfléchir ensemble à comment on gère ce genre de situations dans nos groupes. Quand je suis revenue avec un des potes de Fakir sur le moment, que je raconte dans le bouquin, où je me fais défoncer verbalement par François tandis que tout le monde regarde ses chaussures, il m’a dit que oui, bien sûr, il avait honte de pas avoir réagi. Mais il s’est que c’était quelque chose de privé, qui ne nous concernait que tous les deux…

[Johanna précise que Ruffin avait voulu faire supprimer ce passage] M.D. : Car tu lui as fait lire le manuscrit ?

J.S. : Oui. Et pas par j’étais encore sous emprise, même si c’était encore effectivement le cas, mais juste par décence. Quand un bouquin va sortir, dont tu es un protagoniste, avec des textos de toi, bien sûr, ça aurait été n’importe qui, j’aurais fait la même chose. Il m’a fait dix remarques, j’en ai pris en compte la moitié.

M.D. : En conclusion, qu’est-ce que tu envisages comme contre-feux à tout ça ?

J.S. : On part de loin. Quand je vois que beaucoup de gars me disent que ce que je décris dans mon livre c’est « pas si grave »… Donc, déjà, nommer les violences psychologiques. Les décrire. C’est encore trop flou. Il faut continuer ces récits #Meetoo, notamment lié à toutes les nuances de l’emprise, afin de trouver les mots pour pouvoir correctement décrire les choses.

Il y a plein de sujets qui, à un moment, débarquent massivement et font avancer le débat public. Il y a eu par exemple Judith Godrèche, il y a peu. Chacune remplit le gros sac Metoo, et l’idée c’est que les curseurs se déplacent, et qu’à un moment les meufs, les gamines et les gamins se construisent avec la conscience des lignes rouges. C’est une guerre culturelle : il faut faire des séries, des livres pour enfants, que ça infuse. Affiner, culturellement mais aussi juridiquement et spirituellement, les notions d’emprise, de consentement… Car on ne peut pas penser pour soi ce qui n’est pas nommé, pensé collectivement. Ce qui implique aussi de réfléchir au conditions matérielles d’écriture, parce que pour faire ce travail de témoignage, il faut le temps, ce que beaucoup de personnes de la classe dominée n’ont pas car il faut bouffer.

Par Mačko Dràgàn ; crédit photo : Hugues Duchêne

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Note du journaliste : Et gardons en mémoire cette phrase de conclusion de L’Amour et la révolution : « Il faut que dans nos révolutions, l’amour prenne toute sa place ».

Propos recueillis à un café de la gare Montparnasse après un voyage en train de nuit en place assise, donc merci de votre indulgence.

A lire : L’Amour et la révolution, de Johanna Silva. Textuel, 288 pages, 21,50 euros.

(1) Le texte de présentation de l’entretien est d’ailleurs sans appel : « Alors, une nouvelle affaire à ranger dans la rubrique MeToo ? Va-t-on démasquer en Ruffin un macho dominateur supplémentaire, croqueur de jouvencelles, et coupable de violences psychologiques sur une disciple énamourée ? Eh bien, justement, non. » Alors que si un peu quand même. https://www.arretsurimages.net/emissions/je-vous-ai-laisse-parler/johanna-silva-ruffin-lintime-la-politique-et-moi

(2) https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/03/17/johanna-silva-que-francois-ruffin-se-soit-comporte-avec-moi-comme-il-l-a-fait-c-est-aussi-un-probleme-politique_6222515_3260.html