Jérôme Segal est maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, mais vit essentiellement à Vienne (Autriche). Il a écrit plusieurs ouvrages sur la condition animale et l’antispécisme, notamment Dix questions sur l’antispécisme, paru chez Libertalia en 2021. Jérôme Segal est lui-même végan depuis janvier 2017. On a discuté antispécisme, véganisme, stratégies de lutte et transversalité de l’action et du discours.

Propos recueillis par Edwin Malboeuf

Est-ce que la distinction entre végétarisme et véganisme est une question d’intensité, de radicalisme dans la pensée antispéciste ? Peut-on considérer une forme de coopération avec les animaux, comme élever des poules en plein air ?

Selon moi, la différence n’est pas une question de degré, mais plutôt de cohérence. Je ne pense pas du tout qu’on puisse vivre en saine collaboration avec des animaux qu’on exploiterait par ailleurs. Prenons le cas des poules. Il est vrai qu’il y a des gens en France avec un poulailler plutôt agréable, des espaces suffisants et de la poussière comme elles aiment. Mais c’est tellement epsilonesque que ça ne mérite même pas d’être mentionné. Et ce sont des poules qui ne sont pas si heureuses que ça, achetées dans des magasins où les poussins mâles sont éliminés parce que ça ne produit pas des poules pondeuses. Donc posséder une poule pondeuse, c’est déjà être responsable de la mort d’un poussin. Et puis, ce serait réserver les œufs aux habitants de la campagne qui sont minoritaires. Si on prend l’agglomération de Tokyo, 40 millions d’habitants, où met-on tous ces poulaillers à peu près acceptables ? Pour l’industrie laitière, c’est pire encore. Il y a plus de violence dans un verre de lait que dans un steak. Il n’y a pas d’exploitation heureuse. Si on prend le parallèle avec l’esclavage, on trouvait certes des propriétaires d’esclaves qui traitaient mieux leurs esclaves que d’autres, mais ce n’était pas une raison pour accepter l’esclavage.

Pensez-vous qu’il y a une montée en puissance du mouvement antispéciste, notamment contre la corrida, la chasse, le barbecue ?

Oui. Mais d’un autre côté, on conserve encore ce mythe dans le grand public de l’élevage paysan. Typiquement la Confédération paysanne, ils sont à mille lieues de comprendre que toute forme d’élevage est à proscrire. C’est un assujettissement, il n’y a pas de libre coopération de la vache quand on la traie. Parfois on dit “oui, mais il faut bien la traire”. Forcément on lui a enlevé son veau qui normalement prenait le lait. En revanche, dans le milieu universitaire et journalistique, on a remporté une manche si l’on parle de bataille pour l’hégémonie culturelle. La notion de spécisme est dans le dictionnaire depuis trois, quatre ans. Même les contempteurs de l’antispécisme sont obligés d’utiliser notre vocabulaire, comme la journaliste Ariane Nicolas qui a publié L’imposture antispéciste.

Que pensez-vous des éleveurs “raisonnés” qui se disent antispécistes, car prenant soin de leurs bêtes jusqu’au dernier moment ?

Aucun éleveur, que ce soit un éleveur peul au Mali, ou un éleveur au Larzac ne va garder un animal qui a déjà atteint sa taille adulte. Tous les animaux sont tués tôt par rapport à leur espérance de vie. Une vache laitière, même bien traitée, après avoir vêlé (mettre à bas – N.D.L.R.) quatre ou cinq fois est tuée vers l’âge de 6 ans, alors que son espérance de vie est de 20 ans. Pareil pour les poulets. N’importe quel animal qui atteint sa taille de jeune adulte est tué car c’est une perte de temps, d’espace, d’eau, de graines et d’énergie de continuer à nourrir un animal qui a déjà atteint le poids à partir duquel on peut le disséquer en morceau. C’est comme si on tuait les humains à 17,18 ou 19 ans.

Antispécisme et anarchisme sont liés. Pourtant, on trouve des réactionnaires végans et de nombreux anarchistes viandards. Comment l’expliquer ?

Les liens avec l’anarchisme sont évidents. Elisée Reclus (géographe et théoricien anarchiste, 1830-1905 -N.D.L.R.) était végétarien. Il y a aussi cette idée de fraternité, essentielle dans l’anarchisme. Il y a eu quelques réticences par la suite, notamment en France dans les années 1980 car les antispécistes parlent au nom des animaux. Dans la pensée anarchiste typique, ce sont les exploités qui doivent se libérer, prendre leur avenir en main. Les femmes qui deviennent suffragettes, les ouvriers qui se syndiquent, les opprimés qui constituent des organisations politiques. Certains anarchistes se disent : “Qui sommes-nous les humains, pour parler au nom des animaux ? Comment sait-on que des animaux ne sont pas heureux ?” Je pense que ce n’est pas sérieux. L’éthologie (étude du comportement animal – N.D.L.R.), les sciences vétérinaires nous permettent de comprendre ce qui se passe dans la tête des animaux, et que leur façon de vivre n’est pas conforme aux besoins de leur espèce. De ce fait, il faut les défendre. De la même façon qu’il faut défendre des bébés maltraités sous la tutelle de leurs parents, ou des personnes âgées maltraitées par le personnel de l’EHPAD. Ce n’est pas anormal d’agir pour quelqu’un d’autre, c’est un signe de solidarité. Il y a aussi historiquement des liens avec la pensée de Jérémy Bentham, à la fin du XVIIIème siècle, qui écrit, “La question n’est pas peuvent-ils penser, mais peuvent-ils souffrir ?” On sait aujourd’hui que oui.

Essai de Jérôme Segal, Dix questions sur l’antispécisme, paru chez Libertalia en 2021, 136 pages.

Et de l’autre côté du spectre ? On trouve par exemple Brigitte Bardot, défenseuse acharnée de la cause animale.

La cause animale n’est pas une cause secondaire, c’est une cause essentielle comme le féminisme, la défense de l’environnement, les luttes pour les minorités sexuelles ou de genre, la lutte pour l’amélioration des conditions d’incarcération, l’antifascisme etc. En revanche, de la même façon que je vais tolérer la présence d’un carniste à côté de moi en manif’ en train manger un sandwich merguez, je vais tolérer la présence de fachos à une manifestation pour la cause animale. Tout le monde est bienvenu, même si je suis bien évidemment anti-fasciste. Concernant Brigitte Bardot, le Parti animaliste dont je suis membre a annoncé en grande pompe au printemps 2019 pendant les européennes le soutien de celle-ci. J’ai dit que c’était une faute politique majeure, bien qu’elle fasse un travail remarquable avec sa fondation. Ce qui m’a d’ailleurs valu d’être rétrogradé dans la liste du Parti aux européennes. La Fondation Brigitte Bardot agit sur les cinq continents. Il faut évidemment être ferme, et ne pas tolérer des propos d’extrême droite, mais l’on peut manifester ensemble.

Il est vrai qu’on a parfois du mal à placer le Parti animaliste sur l’échiquier politique, sans doute du fait du centrage unique sur la question animale.

Oui, nous sommes mono-thématiques. Par exemple, sur les retraites, le nucléaire, on ne va pas donner d’avis. Sur l’environnement qui est relié à la cause animale, il y aura des positions claires. De toute façon, le but du Parti animaliste est de disparaître. Il espère atteindre une certaine masse pour que les autres partis, de gauche, voire de droite et d’extrême droite, reprennent les idées du parti et les intègrent.

Vous soutenez alors l’initiative d’un journaliste comme Hugo Clément qui a participé au débat organisé par Valeurs actuelles, en avril dernier ?

Je le soutiens pleinement. Il ne faut pas parler qu’à ses amis. Avec les propos qu’il y a tenus, on voit bien que le Rassemblement national est à zéro sur la cause animale. Par ce qu’il a dit, il a montré qu’il y avait un enjeu et un intérêt. La présence d’Hugo Clément ne va pas amener les gens à voter pour le RN parce qu’il était à ce débat-là. Je pense qu’il a plutôt montré la nécessité de prendre en compte l’animalisme. Mais je comprends et respecte la position consistant à dire que ça leur fait de la pub et de l’audience, dans laquelle ils peuvent faire passer leurs idées anti-immigrés, racistes etc. Mais la question de la normalisation malheureusement n’a plus lieu d’être, il faut être réaliste. Ils sont à 20 ou 30% à chaque élection.

Vous citez Emmanuel Levinas et sa théorie du visage dans votre ouvrage, qui explique, à gros traits, que la vue du visage empêche de tuer. A ce titre, l’association militante L214 a fait beaucoup en la matière.

“Si les abattoirs avaient des murs en verre, tout le monde serait végétarien”, disait Paul McCartney. Grâce à L214, on voit ce qui se passe, on voit la souffrance animale. Et même chez les petits éleveurs, le cochon souffre autant, si ce n’est même pire, avec un coup de couteau dans la carotide. Le lobby de la viande organise l’invisibilisation avec des barquettes blanches, toutes rangées, sans sang apparent. A travers les appellations, on arrive aussi à des absurdités : on ne va pas avoir le droit de dire crème d’avoine, crème de soja, mais on a le droit de dire crème de marron, crème de coco, ou lait démaquillant, mais pas lait d’épeautre, lait d’amande. Concernant le fromage, rien n’empêche d’en faire à partir de lait végétal, puisque c’est un processus de fermentation et d’affinage à partir de lait. 

Vous parlez de la végéphobie dans votre livre. Pouvez-vous détailler ?

On a organisé la Veggie Pride à Paris depuis 2011 [la première date de 2001- N.D.L.R]. Pour s’affirmer en tant que végan, en tant qu’antispéciste. Je suis adepte de la philosophie “faire feu de tout bois”. Je fais des marathons, des ultra-trails, je cours 70 kilomètres par semaine. Souvent avec un T-shirt “Go vegan” (devenez vegan), justement pour combattre ces stéréotypes. On peut avoir une alimentation végétale et être sportif. Celui qui a gagné l’Ultra-trail du Mont Blanc cette année est végétarien.

Comment contrer ce discours si engoncé dans la culture française, de la corrida jusqu’à la gastronomie ?

L’argument de la tradition n’est pas pertinent sur le plan éthique. La corrida en France existe depuis 1850. Quand bien même ce serait très vieux, ce ne serait pas légitime comme argument. La peine de mort on l’utilise depuis les débuts de l’Homo Sapiens, jusqu’en 1981 en France. Par rapport à la gastronomie, on peut faire tous les plats de façon végane et la viande de culture se développe actuellement. Un peu comme lorsqu’on donne de la méthadone comme substitut pour les personnes accros aux opiacées. A partir de cellules prélevées sur un animal, on arrive à cultiver ces cellules et faire de la viande sans souffrance animale.

Vous êtes pour l’utilisation du droit et de l’action directe. Que pensez-vous des pavés dans les vitrines de boucher ?

Les bouchers sont des êtres sentients donc il ne faut pas leur faire de mal. C’est un principe de base de l’ALF, l’Animal Liberation Front aux Etats-Unis, de ne pas faire de mal aux humains. Si le boucher n’est pas dans sa boucherie, cela lui crée tout de même du tort mais ce n’est pas bien grave. Cela permet d’employer la technique good cop/bad cop. Le second envoie le pavé, mais le premier va ensuite sur les plateaux télés pour regretter le geste, et rappeler que 3 millions d’animaux sont tués par jour en France pour l’alimentation des humains. Verser une imitation de sang devant la boucherie par exemple est un moyen assez utile de faire prendre conscience aux clients de ce qu’ils s’apprêtent à acheter.

Souvent les éleveurs estiment que si on arrêtait l’élevage, il y aurait une démultiplication des bêtes.

Si les éleveurs ont des animaux, c’est parce que les vaches sont inséminées. Ce n’est pas la vache qui se promène, rencontre un taureau et ça donne un veau. Toute naissance, même dans les élevages bio, c’est de l’insémination. Il y a des gens dont c’est le métier de masturber des dindons, récupérer le sperme et produire des dindes, ou des dindons reproducteurs. Les animaux domestiques ne peuvent revenir à l’état sauvage. Par exemple, les vaches Holstein sont issues de croisements génétiques, n’ont plus rien de naturel, et sont inaptes à la vie dans la nature. Il faut simplement arrêter d’en produire et les dernières seront gardées dans des refuges. Les animaux sauvages, comme les loups, continueront leur vie.