Professeure associée en justice criminelle à la California State University, Chico (Etats-Unis), Gwenola Ricordeau vient de publier une sorte de manifeste, avec un recueil de textes militants et sociologiques, intitulé 1312 raisons d’abolir la police. Nous l’avons interrogé sur les stratégies pour y parvenir, l’état de la réflexion actuelle sur ces questions, en déconstruisant le besoin de police et en se projetant dans une société sans.

Propos recueillis par Edwin Malboeuf

Gwenola Ricordeau, crédit photo Jessica Bartlett

1312 raisons d’abolir la police, éd. Lux, coll. L’instinct de liberté, 2023, 345 p.

Edwin Malboeuf : Dans l’introduction, vous faites la distinction entre police et maintien de l’ordre. L’abolitionnisme vise plutôt le maintien de l’ordre dans son ensemble. Est-ce que la fonction police existerait toujours dans une société égalitaire ? 

Gwenola Ricordeau : On ne peut pas penser une société égalitaire en pensant une société avec la police. Il y a une contradiction même dans ces deux expressions là. L’existence de la police est liée à l’inégalité de la société. Son rôle est de maintenir des formes d’inégalités. Une fois qu’on a dit ça, il s’agit aussi de prendre en considération qu’aucune société humaine ne se passe de formes de contrôle social, et de formes de coercition. Si on pense un horizon qui est celui d’une société égalitaire, il faudra encore penser de quelle manière s’exerce ce contrôle social, et aux éventuelles formes de coercition. 

E.M. : Dans ce cas là il faut pouvoir se départir du mot « police » pour pouvoir penser ces régulations de conflits autrement ?

G.R. : C’est vrai qu’il y a un embarras avec le terme, qui est polysémique. Parce qu’il exprime à la fois des corps de métier et des fonctions sociales. Aujourd’hui, dans l’état des débats et dans le champ politique reprendre cette expression d’abolition de la police, ça dit un projet politique. Après, se poser la question d’un horizon politique, tout de même extrêmement lointain, c’est se poser des questions auxquelles on ne peut pas répondre aujourd’hui. Même si certaines questions permettent d’alimenter l’imagination nécessaire à des projets révolutionnaires. Mais aujourd’hui, se poser la question de manière concrète de formes de contrôle social dans une société égalitaire, qui serait le résultat d’une révolution, je pense qu’on ne peut pas y répondre de manière définitive. 

E.M. : C’est pour cela que vous évacuez dès l’introduction les alternatives que l’on est toujours sommé de proposer quand on parle d’abolition de la police. Pour « ne pas mythifier des exemples ça et là, en piochant dans des sociétés autochtones » par exemple. Pourquoi ?

G.R. : De par mon positionnement politique dans l’abolitionnisme pénal, il y a une ligne directrice. Le futur est ouvert, il faut nourrir l’imagination et non pas fournir un prêt-à-penser, un mode d’emploi ou des alternatives qui seraient des réponses à l’existence du système pénal ou de la police. Si on refuse de fournir une solution prête à l’emploi, il faut au contraire œuvrer à ouvrir le champ de l’imagination à partir d’une critique radicale. Mais non pas à mon sens, juste fournir ce qui serait des meilleures solutions. Parce que lors qu’on reste sur le terrain de la proposition d’alternatives, c’est une façon de continuer à penser dans une boîte à outils dans laquelle on pourrait piocher. Et non pas se dire que les formes d’organisations sociales sont vastes, et que tout n’a pas été pensé, réalisé. D’être dans cette proposition d’alternatives, c’est une façon de restreindre l’imagination.

E.M. : Que pensez-vous alors des chercheurs qui s’y essayent, comme le dernier ouvrage de Paul Rocher Que fait la police et comment s’en passer ? ? Est-ce légitime tout de même, ou alors il faut toujours refuser cette injonction, sans quoi défendre l’abolition de la police devient inopérant si on ne propose pas une solution de remplacement ? 

G.R. : Il y a certes une injonction à fournir des solutions de remplacement. Et c’est important de répondre sur le fond à ces injonctions. De dire qu’à l’échelle de l’histoire de l’humanité, mais aussi à échelle individuelle, la plupart des préjudices sont traités en dehors du système pénal, échappent au traitement policier. Au lieu d’avoir cette peur d’une feuille blanche ou d’un vide qui serait créé par l’abolition de la police ou l’abolition du système pénal, il faut au contraire se dire qu’on a des savoir-faire et qu’on a de quoi continuer à penser, à imaginer. Les abolitionnistes du système pénal dénoncent régulièrement que celui-ci entretient le mythe d’une société qui ne tiendrait pas sans le système pénal. Ruth Morris [militante abolitionniste canadienne, N.D.L.R.] dit que le système pénal crée de la dépendance au système pénal (« nos sociétés sont pénalcoliques », penaholic en anglais). Il y a nécessité sur le fond de s’extraire et de critiquer cette vision du système pénal et de la police comme nécessaires au fonctionnement de la société. Et puis il y a certainement une nécessité d’être dans l’expérimentation, de préfiguration de ce que pourrait être une société sans système pénal. Il y a forcément besoin de cela, mais ce n’est pas par la préfiguration que l’on abolira le système pénal. Ce n’est pas en créant seulement des manières de se passer de la police que l’on abolira la police. Pour moi, pas d’abolitionnisme sans projet révolutionnaire. 

E.M. : Peut-être est-ce seulement l’ordre social actuel qui ne tiendrait pas sans police… On a d’un côté une vision très pessimiste de l’humain en société, de l’autre une vision plus optimiste, quoique sans doute plus réaliste. Votre ouvrage montre aussi que la police loin de combattre le crime, participe également à créer une société violente alors qu’elle est censée l’amoindrir. 

G.R. : Lorsqu’on dit « la police n’empêche pas le crime », ça heurte le sens commun pour la plupart des individus. Il y a une sorte d’évidence que la police empêche le crime. Mais si on dit que ce qui façonne, ce qui détermine le niveau de criminalité, c’est la répartition des richesses, la pauvreté, la densité ou l’absence de densité des rapports sociaux, les gens comprennent ça généralement. Même sans avoir fait d’études de sociologie, on comprend bien qu’une société plus égalitaire d’un point de vue économique, une société riche en liens communautaires est une société plus pacifique, où il y a certes encore des préjudices, mais qui sont sans commune mesure avec une société très inégalitaire, dans laquelle le lien social s’est délité. Quand on présente les choses comme ça, en montrant les variables qui expliquent le crime, qui sont d’ordre social, on dit exactement la même chose que quand on dit « la police n’empêche pas le crime ». Mais pourtant il y a une formulation plus acceptable socialement. C’est important de faire entendre qu’il n’y a pas de rapport entre l’activité policière et la diminution de la criminalité. Il faut se concentrer sur les vraies fonctions de la police, celles de maintenir un ordre social.

E.M. : L’une des stratégies abolitionnistes qui revient beaucoup dans votre livre c’est le defund (définancement). Est-ce que cela tient justement à la structure de la police aux États-Unis, notamment avec des élections pour une partie du corps policier ? En France, c’est une stratégie sur laquelle il semble qu’on a peu de prise puisque les budgets sont votés au parlement. En revanche, le mot d’ordre semble avoir pris aux États-Unis.

G.R. : C’est sûr que ce type de revendication est plus facile dans le contexte états-unien puisqu’il peut facilement être repris à une échelle locale. Avec une impasse de fait, puisque vous pouvez définancer et même démanteler une police locale, mais ça ne veut pas dire que cette zone géographique sera une zone sans police. Il y aura seulement une autre police, notamment la police d’État ou la police du comté, qui va se charger des fonctions de la police qui étaient remplis par la police de la ville. Il faut avoir à l’esprit que le définancement de la police est une tactique qui s’inscrit dans une stratégie dite de l’usure, qui œuvre à réduire la puissance de la police. Ça peut passer aussi par le désarmement de la police, la fin des recrutements des policiers etc…

E.M. : C’est un peu la même tactique que les libéraux avec les autres services publics, d’asséchement du service à des fins de privatisation.

G.R. : Le définancement n’est pas en soi abolitionniste. On peut appeler au définancement pour un tas de raisons, notamment pour limiter les dépenses publiques. Mais dans le projet d’abolir la police, il peut y avoir cette stratégie de procéder par étapes. Et forcément, si vous voulez abolir la police, vous vous opposez à son extension. Si vous êtes pour l’abolition de la prison, vous vous opposez à la construction de prisons et à l’embauche de surveillants de prison. 

E.M. : D’ailleurs, après l’annonce du démantèlement de la police de Minneapolis suite au meurtre de George Floyd, les citoyens ont tout de même voté contre le projet de nouvelle police qui mettait beaucoup plus l’accent sur la prévention. Cela donne raison à une partie de la critique dans votre ouvrage. 

G.R. : Abolir la police ou démanteler des forces de police est illusoire dans une société qui ne change pas radicalement. Démanteler la police dans un espace géographique peut donner une forme de confort pour un groupe social, mais le policing peut être assuré d’autres manières. Notamment par de la surveillance électronique, de l’autosurveillance avec des formes de vigilance entre les citoyens. L’enjeu ce n’est pas de se passer de police à un endroit, mais d’avoir un projet de changement de société dans laquelle il n’y a pas de police. 

E.M. : Est-ce que vous faites un lien comme certains sociologues, notamment Loïc Wacquant (« la main invisible du marché nécessite le poing de fer l’Etat pénal »), entre le démantèlement de l’Etat social et la prégnance de plus en plus forte de la police dans la gestion des rapports sociaux ? 

G.R. : Je rejoins ces analyses qui sont utiles pour penser la critique du système pénal. Sur ce champ de réflexion on a pu voir aux Etats-Unis un appel au detasking. C’est-à-dire que les tâches effectuées par la police le soit par d’autres corps de métier. Plus de travailleurs sociaux, de personnes travaillant dans le champ de la santé mentale etc. Ce qui peut sembler à première vue une approche progressiste. Mais en pensant la critique des formes de maintien de l’ordre, ça nous amène aussi à dénoncer le rôle des travailleurs sociaux, du champ de la psychiatrie dans cette activité-là. Le livre pose aussi ces questions avec un appel à réfléchir à un travail social abolitionniste avec des réflexions sur le validisme et la critique de la psychiatrie. 

E.M. : Sur la forme, le livre fait penser à un manifeste, avec un recueil de textes certes très documentés, mais avec une écriture militante. Comment l’avez-vous pensé, comme un outil de lutte ? 

G.R. : C’est vrai que je m’adresse en grande partie à des personnes déjà critiques ou abolitionnistes. Il y a un point de vue assumé, situé. L’idée est de permettre de faire circuler des outils, des analyses, et que les gens qui veulent s’engager dans des réflexions abolitionnistes aient cet outil-là. Mais il y a en d’autres, notamment Abolir la police aux Editions Niet ! Il y a des brochures, des livres militants. Mon livre s’inscrit dans ce champ pour permettre aux gens de s’armer politiquement contre la police. 

E.M. : Avec un titre, un peu provocateur d’ailleurs, 1312 raisons d’abolir la police, référence au slogan ACAB (All cops are bastards, 1312 correspondant à l’ordre alphabétique de chaque lettre de l’acronyme – N.D.L.R.). Est-ce un slogan que vous utilisez ou c’était uniquement pour avoir un titre accrocheur ? 

G.R. : Je reviens dans l’introduction sur ce slogan où je reconnais la charge patriarcale évidente. Mais l’intérêt de ce slogan, c’est d’avoir un point de ralliement où se retrouve énormément de courants politiques. Avec des personnes qui ne politisent pas la critique de la police mais assument une conflictualité, une détestation de la police. Et le fait que ça soit largement repris a un intérêt. On pourrait gloser sur le slogan. Le propre d’un slogan c’est d’être court, et concis politiquement. Il a l’intérêt de dire TOUS les policiers. Et de se situer d’emblée contre la rhétorique réformiste qui distingue les bons des mauvais policiers. Le réformisme est otage de l’idée qu’il pourrait y avoir une meilleure police, qu’il y a des bons et des mauvais flics. En disant « tous les flics sont des bâtards », on pose le refus de dire qu’il y en aurait quand même des bons, et qu’il y a surtout des brebis galeuses. Donc ce slogan pose tout de même des bases politiques sur lesquels on peut continuer à penser et arriver à cette idée d’abolition de la police. 

E.M. : Comment en êtes vous venus à ces réflexions à titre personnel ? Via votre travail de professeur de criminologie ? 

Ça fait plus de vingt ans que je suis en faveur de l’abolition du système pénal. C’est lié à mes engagements politiques. Devenir abolitionniste a aussi été lié à des expériences personnelles d’avoir des proches incarcérés, et d’avoir tiré le fil d’une critique radicale de la prison, pour penser plus généralement l’abolition du système pénal. C’est vrai que j’ai essentiellement travaillé autour de ces questions et des stratégies abolitionnistes. Ce travail là est en continuité avec mes travaux précédents, plus sociologiques. Habitant aux États-Unis depuis quelques années, avec une connaissance des débats et des critiques, je pense que j’étais dans une position qui permet d’aider à la circulation des idées et des textes.