Un procès historique. Un donneur d’ordre à la barre est un cas rare. Rabah Souchi, commissaire divisionnaire était à la manœuvre ce 23 mars 2019, lorsque Geneviève Legay, 73 ans au moment des faits, a failli perdre la vie sur une charge policière inique. Mais contrairement à l’accoutumée, ce n’était pas le responsable direct de la violence policière, mais la tutelle instigatrice. Récit du procès de Rabah Souchi, accusé de « complicité, par ordre ou instruction, de violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique ». Par Edwin Malboeuf.

« Si l’on a pu avoir ce procès c’est par une série de circonstances et de révélations. » Mireille Damiano, avocate de Geneviève Legay, épaulée par Arié Alimi dans ce procès, retrace la chronologie des faits dans son bureau une semaine après le procès qui s’est tenu le 11 janvier 2024 à Lyon. Cette affaire représente le cœur du réacteur de la machine étatique : répression d’un mouvement social, violence policière, mensonge d’Etat, protection de l’institution policière et au bout du compte, souvent, des morts. Cela n’a pas été le cas pour Geneviève, mais sur son lit d’hôpital, les médecins lui ont confié que cela tenait du miracle. Rappel des faits et récit du déroulé du procès.

Ce 23 mars 2019, le président chinois Xi Jinping est en visite officielle sur la Côte d’Azur pour rencontrer son homologue français, Emmanuel Macron. Tout le littoral est bloqué, et six mois après le début du mouvement des Gilets jaunes, les manifestations sont interdites par le préfet pour l’occasion (1). Un petit groupe d’une cinquantaine de manifestants se positionne tout de même sur la place Garibaldi comme chaque samedi. On dénombre presque autant de journalistes. La foule est calme. Rabah Souchi, commissaire divisionnaire de la police nationale, et autorité civile de commandement ce jour-là, reçoit les ordres du préfet, qu’il est censé administrer aux commandants de terrain. « Il y avait une appréhension de cette foule dont il était incapable de dire combien elle représentait. Avec une décision de nasser immédiate qui suivait l’édiction du décret permettant de verbaliser à 135 euros les participants à la manifestation interdite. Son idée, c’est d’appliquer l’arrêté préfectoral d’interdiction du rassemblement », raconte Mireille Damiano. « Le premier ordre de charge qui a été donné, l’a été vers le boulevard Jean-Jaurès. Sauf que, dans l’arrêté qu’il voulait tant faire respecter, le quadrillage des lieux interdits incluait Jean-Jaurès. Il ordonnait donc de refouler les manifestants vers une zone interdite. La seule voie possible de sortie se trouvait avenue de la République [vers l’est de la place N.D.L.R] » poursuit-elle.

Une charge irrégulière et disproportionnée

« Il hurle sur les gendarmes pour leur dire :  chargez, gazez. Mais les gendarmes estiment à juste titre que la foule est calme. Il y a quelques invectives à l’encontre des services de police, mais rien de particulièrement problématique. Donc ils n’obéissent pas à l’ordre de charge, mais refoulent, en poussant gentiment vers Jean-Jaurès ». Premier écueil : Rabah Souchi n’est pas compétent pour ordonner une quelconque charge. Ce qu’il fait malgré tout. « Il ne peut pas donner l’ordre de charge car il est autorité civile sur le territoire, c’est-à-dire pour relayer les ordres du préfet. Ensuite, il doit se coordonner avec les commandants de terrain pour adopter une stratégie, et ce sont eux qui doivent donner l’ordre de charger. Lui ne peut pas. Or la première charge, non observée par les gendarmes, c’était déjà lui ». Le préfet donne l’ordre de dispersion mais demande à ce que soient préservées les ruelles du Vieux-Nice, car s’y trouvent les commerçants et plus loin la mairie. « A ce moment il prend la décision d’organiser un contournement avec une charge dans l’autre sens, vers République. Il place ses trois divisions de Compagnies départementales d’intervention (CDI), de 15 hommes chacune, en ligne de charge. C’est à ce moment qu’il donne la charge. Or, une charge est codifiée. J’ai décrypté un document du ministère qui décrit comment doit être faite une charge. Et tout était irrégulier », explique l’avocate.

Rabah Souchi, désormais ex-commissaire divisionnaire de la police nationale, à la barre le 11 janvier 2024 à Lyon.

Souchi, pas en état de commander

De plus, il a également été relevé par le parquet que « dans son état d’agitation il n’était pas en état de commander ». En effet, et ce fut l’un des moments forts du procès, l’un des témoins, le policier Rousseau, pourtant appelé à la barre pour la défense de Rabah Souchi, vient répéter l’ordre reçu ce jour-là par ce dernier : « Ce n’est pas comme ça qu’on fait une charge. Vous la refaites. Il faut les défoncer ». Silence absolu dans la salle. A tel point que la présidente lui a rappelé qu’il était entendu en tant que témoin par M. Souchi. « Oui mais je veux dire la vérité », visiblement excédé que le commissaire accusé remette toute la responsabilité sur M. Vouriot, le major directement responsable de la chute de Geneviève Legay. « Il a fallu qu’on démonte chaque épisode. Et preuve a été apportée qu’il n’était pas en état de commander. Et ce depuis le matin. Il s’était chauffé à blanc avec les commandants de gendarmerie », détaille Mireille Damiano. L’instruction à la barre a été longue, où durant quatre heures, le commissaire a été sommé de s’expliquer sur ses décisions. « Il s’est défendu avec une étroitesse d’esprit hallucinante : références textuelles, jurisprudentielles… Il avait tout bien fait et ne s’est pas remis en cause cinq minutes. Il se veut rigoriste sur l’interprétation de la loi qui empêche toute adaptation à la situation ». En tout état de cause, « l’ordre était irrégulier et disproportionné. Tout démontre que l’altération de son jugement est patente. Il le sait qu’il n’est pas dans les clous. Mais il dit que les ordres ruissellent par lui. Comme si cela lui permettait de ne pas respecter les compétences des uns et des autres. », résume l’avocate de Geneviève Legay.

Rouleau compresseur étatique

Alors que celle-ci se réveille à l’hôpital avec une hémorragie dans les méninges, de nombreux hématomes et plusieurs fractures dont une au crâne, le rouleau étatique d’effacement des preuves se met en marche. « Le procureur Jean-Michel Prêtre au début ne voyait rien, malgré analyse des images pixel par pixel. S’il n’y avait pas eu de nouvelles images, le problème révélé du contact avec la police, on ne serait jamais allé au-delà. Il a fallu que ce soit Mediapart qui révèle l’existence d’un rapport interne à la police, qui n’était pas versé au dossier [qui stipule que « la septuagénaire aurait été bousculée par un homme qui portait un bouclier » – N.D.L.R]. Lequel a provoqué l’enquête IGPN. Qui malgré les résistances de Souchi a fini par accoucher d’une charge disproportionnée. Quand on voit le nombre d’écueils, ce n’est que par des révélations au fur et à mesure, tiers à l’enquête, qui permettent enfin de faire venir Souchi à la barre, pour qu’un dossier de violences policières soit jugé », narre Maitre Damiano.

Autre fait marquant : Hélène Pedoya, compagne de Rabah Souchi, était chargée par le procureur de l’enquête sur l’analyse des causes de la chute ! «  Elle dit n’avoir rien à se reprocher puisque toutes les possibilités avaient été ouvertes : elle est tombée toute seule, c’est le photographe d’à côté qui l’a fait tomber, ou c’est le contact avec la police. Mais cette articulation ne fait l’objet d’aucun PV. Ce que Geneviève a confirmé à la barre, c’est que lorsqu’on l’a interrogé à l’hôpital, la question était très indicative concernant le photographe. ».

Après deux jours d’audience, le procureur a requis six mois de prison avec sursis pour le commissaire. Le délibéré sera rendu le 8 mars. Pour les Niçois.es ce jugement déterminera également si Rabah Souchi sera le prochain directeur adjoint de la police municipale de Christian Estrosi. En cas de condamnation avec inscription au casier, ciao Souchi. Malgré le procès en cours, la municipalité n’a rien trouvé à redire à sa candidature à ce poste. Le jour du procès, le porte-serviette du maire, Anthony Borré, adjoint à la sécurité, invité sur BFM tenait ce propos : « Je ne ferai jamais de Madame Legay une héroïne, même si ses blessures sont dommageables. Ce sont les policiers les héros et non Madame Legay qui n’aurait pas du se trouver là », rappelant les sinistres paroles du président français sur la sagesse qui faisait défaut à la septuagénaire. Des héros, qui ont failli tuer une dame âgée et pacifique, manifestant pour ses droits, sans aucune autre raison que la raison d’Etat.

Geneviève Legay, entourée à gauche de Maitre Arié Alimi, et à droite de Maitre Mireille Damiano, le jour du procès, le 11 janvier 2024 à Lyon.

Geneviève Legay, « déterminée et calme »

Contactée, Geneviève Legay nous fait part de ses sentiments mitigés suite au procès, entre amertume, et joie du combat mené. « J’y suis allé avec détermination et calme car j’étais dans mon bon droit. Mais je suis un peu abasourdi car pendant deux jours ce cher Souchi nous a un peu baladé. J’étais contente car ça tournait en ma faveur, la présidente ne l’a pas lâché. » Au départ, la militante d’Attac avait demandé à ses avocats que toute la chaîne de responsabilité soit convoquée au tribunal. Du policier lui ayant asséné un coup de tonfa sur le crâne qui a provoqué la chute, jusqu’à Emmanuel Macron, en passant par Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur au moment des faits. « Je suis frustrée car il manquait des commanditaires. Et le procureur a fait un réquisitoire magnifique, mais quel décalage avec la peine demandée : six mois avec sursis. Les gens sont un peu amers, mais il faut mesurer tout de même qu’on a amené un commissaire divisionnaire à la barre. » Et comme à son habitude, de ne pas s’enorgueillir d’une quelconque manière et de se placer dans un cadre plus global. « L’affaire Legay, j’ai voulu la mettre au service de toutes les victimes de violences policières. Depuis 2005 on tue 20, 25, 30 jeunes par an dans les quartiers populaires. Ces gens n’ont pas accès à des procès. Et c’est toujours le policier qui gagne. Je voulais ouvrir une voie de jurisprudence en gagnant ce procès. On a fait une journée de travail parallèle à la bourse du travail, avec toutes les organisations de gauche. Il y avait environ 400 personnes qui ont débattu sur les violences policières. Pour aboutir à un texte pour stopper ces violences policières, il y en a marre. Que le peuple de France sache qu’on tue autant de personnes chaque année. Selon le réseau Vérité et Justice dans lequel je me trouve, on dénombre 684 morts depuis 2005. Cela veut dire qu’on a réintroduit la peine de mort en France, mais sans aucun procès ». Celui de Rabah Souchi en revanche, a existé. A la sortie du tribunal, Geneviève lui a glissé ses mots : « Je lui ai dit le vendredi : M. Souchi je vous pardonne, mais s’il vous plaît, changez de métier, et prouvez-nous que vous êtes humain ». D’ici là, rendez-vous est pris le 8 mars, jour du verdict, mais également journée internationale de lutte pour les droits des femmes. « On a pris ça comme un clin d’oeil, il y avait deux femmes assesseurs. Espérons que ça me porte chance », conclut-elle.

Notes :

(1) L’arrêté préfectoral sera d’ailleurs annulé par la cour administrative de Marseille le 24 janvier 2022 après recours d’un Gilet jaune assisté par Maitre Rosanna Lendom, jugeant disproportionnée l’atteinte portée par le Préfet à la liberté de se rassembler et de manifester