Florence Foresti et sa Une de Paris-Match, ou comment sauter sur la lutte et la sororité à pieds joints, cracher dessus et la dissoudre à l’acide. Petite et nécessaire remise au point.

Chère madame Foresti,

Je ne vous connais pas très bien, déjà vous passez à la télé et comme je ne la regarde pas, ça n’aide pas. J’ai vu et adoré votre sketch de l’avion de Barbie. J’ai vu des bouts de vos spectacles, la fille qui mange sa petite salade pendant que l’homme se jette d’un bond néanderthalien sur son steak-patate-mayo, je me suis marrée aussi, vous voyez je ne suis pas ce que j’imagine être votre cauchemar, une féministe intégriste qui fait la gueule dès qu’on se moque des femmes, non mais quand même qu’est-ce qu’elles sont connes avec leurs petites salades et leurs bouderies, on peut bien rire oh mais quand même.

Non, vraiment, ça partait bien, j’avais plutôt une bonne impression, surtout quand j’ai entendu parler de votre discours à la cérémonie des Couilles Blanches, pardon, des Césars. Et puis il me semblait avoir entendu dire que vous vous engagiez publiquement contre les violences faites aux femmes, bon ça mange pas de pain mais on ne va pas faire la fine bouche, on prend ce qu’on peut prendre.

Vous voyez, vous ne faisiez pas partie de mon tableau de chasse patriarcal, et croyez-moi, il est bien fourni.

Et puis l’autre soir, il y a mon petit frère Mačko qui vient boire un coup à la maison, et entre deux verres de blanc il me sort : « T’as vu la Une de Paris Match ? ». Euh alors comment te dire, Paris-Match (une revue récemment fort compromise au niveau éditorial par l’affaire de la fausse rétractation de Takieddine orchestrée au profit de Sarkozy, mais passons), bon. Et voilà qu’il me décrit la une en question, et je n’y crois pas, je vais vérifier sur mon faux ami Google et que trouvé-je ?

Cette extraordinaire citation : « Les hommes ? La majorité sont féministes, doux, remplis d’amour ». Et je me suis étouffée dans mon Chardonnay.

Alors là chère madame, on va discuter deux minutes parce que c’est pas possible. Je sais même pas comment vous l’expliquer. Paris-Match ne faillit pas à son slogan, mais là « le poids des mots », c’est carrément une enclume de dessin animé.

Des femmes se battent depuis des siècles, beaucoup en sont mortes, pour récupérer des miettes de droits, voire éventuellement le Graal de l’égalité femmes-hommes. Ça, vous le savez, et je suis sûre que vous n’avez rien contre, merci d’ailleurs au passage. Mais le patriarcat, ma bonne dame, ce n’est pas juste une inégalité salariale, ou des pains dans la gueule. C’est un système de domination instauré par des millénaires (j’exagère mais vous voyez l’idée) de soumission forcée à un binarisme absurde, un mécanisme de pensée qui sous-tend que les femmes sont douces et mignonnes et donc bien à leur place les jambes croisées autour de leur touchante fragilité, et les hommes grands et forts et donc tout-à-fait à même de protéger ou défoncer les mignonnes (sachant qu’on ne demande ni l’un ni l’autre).

Voilà pour les bases. Je fais vite parce qu’une pléthore de fascinants ouvrages ont été écrits à ce sujet, vous pourrez les lire, je vais pas faire tout le boulot, non et puis alors. Donc nous avons le patriarcat. Et puis dans le patriarcat, il y a les hommes. Et les hommes ont été élevés dans un monde patriarcal (duh). Avec un conditionnement atavique, des réflexes bien ancrés, y compris dans la pensée. Ce n’est pas pour rien que les hommes féministes (ou alliés, vous avez compris l’idée) se tapent un immense travail de déconstruction, dont ils savent d’ailleurs qu’il ne sera jamais totalement abouti.

Vous me copierez cent fois, au stylo violet :

  • Mi-octobre, on dénombrait 102 féminicides en France. Une mort tous les 2 jours. Et on ne parle que de celles qui sont mortes, hein. Sachant qu’une femme sur 10 est victime de violences conjugales.

  • 82 % des morts au sein du couple sont des femmes

  • En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui, au cours d’une année, sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur conjoint ou ex-conjoint, est estimé à 213 000 femmes

  • En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui au cours d’une année sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol est estimé à 94 000 femmes.

  • Pour 1 femme sur 6, l’entrée dans la sexualité se fait par un rapport non consenti et désiré.

  • Dans 91% des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits.

Au cours de sa vie, plus d’une femme sur cinq a subi de la violence physique et/ou sexuelle dans le cadre d’une relation de couple. Deux femmes sur cinq ont subi de la violence psychologique au cours de leur vie. Plus d’une femme sur deux connaît dans son entourage au moins une femme qui a été frappée au cours de sa vie par son mari ou ami (Suisse)

40% des homicides de femmes sont le fait de leur conjoint.

60 % des appels Police Secours de Paris concernent les violences conjugales.

  • Plus d’une femme sur deux en France (53%) et plus de six jeunes femmes sur dix (63%) ont déjà été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle au moins une fois dans leur vie.

  • Dans le monde, on estime que 736 millions de femmes – soit près d’une sur trois – ont subi au moins une fois des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime

  • Dans le monde, la plupart des violences contre les femmes sont perpétrées par le mari ou le partenaire intime actuel ou passé. Plus de 640 millions de femmes âgées de plus de 15 ans ont été confrontées à la violence perpétrée par leur partenaire intime.

  • Parmi celles qui ont été en couple, près d’une fille adolescente sur quatre âgées de 15 à 19 ans (24%) a subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part de son partenaire intime ou de son mari.

  • En 2018, une femme sur sept a subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part de son partenaire intime ou de son mari au cours des douze derniers mois.

  • Dans le monde, 81 000 femmes et filles ont été tuées en 2020, dont environ 47 000 (58 %) par un partenaire intime ou un membre de la famille, ce qui équivaut à une femme ou une fille tuée toutes les 11 minutes dans son foyer.

Bon, j’arrête là parce qu’il ne faut pas abuser des bonnes choses, mais peut-être que vous commencez à entrevoir quelque chose de dérangeant dans tous ces chiffres ? Non ? Bon, je vous donne un indice. Cela concerne le mot « homme ». Il n’apparaît pas ou peu, n’est-ce pas ? Et pourtant, ces femmes mortes, battues, violées, elles le sont bien par quelqu’un, non ? Mais sacrebleu, par qui donc ? Je vous le donne en mille : les hommes. En écrasante majorité. Ces mêmes hommes que vous décrivez en majorité comme « doux et remplis d’amour ».

Et même quand les hommes sont assez gentils pour ne pas nous violer ou nous tuer, ils nous font peur. Ce qui semble à peu près normal voire sain, voyez, étant donné les statistiques, ce Kevin que tu ramènes à la maison après un rendez-vous Tinder, ben y a quand même pas mal de risques qu’il te fasse payer son phallus, alors tu es sur tes gardes, et tu as raison. C’est pas cool pour Kevin, mais ça permet de sauver ses fesses.

En outre, je n’ai parlé que de violences, mais le patriarcat étant une hydre à plusieurs têtes qui s’insinue dans tous les domaines de la société, vous remarquerez que les hommes sont partout où il y a du pouvoir et de l’oseille. Dès leurs premières bavouilles sur l’épaule de tonton Robert, ils sont socialement favorisés. Ils sont parmi les auteurs qu’on étudie à l’école, les personnages de films et de livres, les chefs d’entreprises, les puissants de ce monde. Et vous les décrivez en majorité comme « féministes » ? Depuis #metoo, les femmes ont été de plus nombreuses à élever la voix contre leurs agresseurs, potentiels ou avérés, et on les entend enfin. Elles se lèvent pour parler de la peur des hommes, du danger qu’ils représentent, des prédateurs qu’ils peuvent être. Et vous venez nous dire qu’en fait ils sont féministes ?! Ce n’est plus de l’aveuglement à ce stade, c’est du déni.

Alors peut-être malgré que votre âge un peu certain (48 ans d’après mon faux ami Google toujours), vous avez eu l’incroyable (sic) chance de ne trouver sur votre route que des hommes « féministes, doux et remplis d’amour », mais sachez qu’un exemple individuel ne fait pas des statistiques ni un ressenti collectif, encore moins de la sociologie de base. Les chiffres que vous avez maintenant appris par cœur en sont la preuve, si les cris assourdissants des chœurs de femmes n’y suffisaient pas.

Peut-être devrait-on se pencher un peu sur le mot féminisme, j’ai l’impression que nous n’en avons pas la même définition. Je ne me hasarderai pas à donner la mienne, elle ne sera de toute façon pas « la bonne », il existe autant de féminismes que de féministes. En revanche il est une chose que je sais : ce que le féminisme n’est pas. Et clairement, il ne se limite pas à offrir une médaille à son amoureux parce qu’il ne nous bat pas et qu’il lave une assiette de temps en temps, à faire un discours aux Césars ou dans une émission de télé. Le féminisme, c’est tous les jours. C’est une lutte, une déconstruction, un prisme qui nous permet de dénicher la domination et la hiérarchisation binaire partout où elle se dissimule. C’est un travail.

J’ai un principe auquel cette une de Paris-Match m’a contrainte à déroger : ne pas descendre en flammes une sœur qui s’en prendra de toute façon bien assez par les hommes, quoi qu’elle ait dit ou fait. Mais j’avoue que là, je suis prise de court. Qu’une femme « préférée des Français.es », qui jouit d’une célébrité comme la vôtre, avec une écoute et une attention de tout un pays, non seulement ne profite pas de son audimat pour faire passer un message de sororité, mais en plus piétine allègrement tout un combat, je suis pantoise.

Mais (soupir), vous venez tristement confirmer la théorie de l’intégration de la domination, la transmission de la domination masculine par les femmes, et pour finir ce vieil adage : « avec des amies comme ça, pas besoin d’ennemies ».

Un article de Tia Pantaï pour Mouais (www.mouais.org) ; les abonnements et les soutiens c’est par ici : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais