Les barrages routiers bloquent la vie des Palestiniens depuis des décennies. Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, la réponse a été terrible, et presque plus aucune route n’est empruntable en Cisjordanie… sauf pour les colons, qui peuvent circuler librement et attaquent les Palestiniens. Mouais a parlé à deux d’entre eux, qui nous racontent leur vécu.

Rappel historique

La Palestine historique, telle qu’elle a existé des siècles sous l’empire ottoman, a graduellement été divisée, morcelée. Déjà sous le mandat britannique (1920-1948), des checkpoints sont venus entraver la circulation des Arabes, notamment pour en empêcher les rassemblements et les manifestations lors de la Grande Révolte arabe des années 1930. Pour rappel, les populations arabes chrétiennes et musulmanes luttaient contre les forces coloniales britanniques ainsi que l’emprise grandissante des milices sionistes pratiquant le terrorisme (Irgun, Haganah, Palmach…) – qui se sont ensuite rassemblées pour former l’armée israélienne. Avec la première guerre israélo-arabe et la création de l’État d’Israël en 1948, c’est la « Nakba » (catastrophe) : 700 000 Palestiniens sont expulsés de leurs terres, 500 villages entiers détruits, et des milliers de civils massacrés à Tantura, Deir Yassine, etc…

Depuis lors, c’est un processus continu d’appropriation des terres arabes : le Golan et le Sinaï lors des guerres de 1967 et 1973, et un empiètement graduel sur la Cisjordanie, qui compte aujourd’hui presque 3 millions d’habitants. Depuis les accords d’Oslo, celle-ci se retrouve divisée en 3 zones. La Zone A, gouvernée par l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas, constitue environ 18% du territoire. Le reste, ce sont les Territoires Occupés. La Zone B (22%) est sous contrôle politique de l’AP mais sous domination militaire israélienne.La Zone C, la plus grande puisqu’elle forme 61% de la Cisjordanie, est sous contrôle total d’Israël. En zones B et C, les civils Palestiniens sont soumis aux tribunaux militaires, alors que les colons israéliens vont au civil. C’est donc un état d’apartheid que dénoncent des ONG internationales, israéliennes et Palestiniennes comme Amnesty, Human Rights Watch, Btselem and Adala for Rights.

L’apartheid par la mobilité

Or, l’un des meilleurs moyens de ségréguer les Palestiniens, c’est en entravant leur mobilité. Depuis la première Intifada (1985), des checkpoints militaires israéliens sont venus séparer l’accès de la Cisjordanie à Israël (aussi nommée « Palestine de 1948 »). Le « mur de séparation » long de 700km a divisé des villages, enclavé des territoires entiers, empêche des agriculteurs de cultiver leurs champs. Neuf checkpoints le ponctuent : 100 000 travailleur.se.s palestinien.ne.s les passent chaque jour pour leur boulot en Israël. Ils y sont soumis à des contrôles, fouilles, humiliations, et même à de la torture. Mais ce schéma se répète aussi à l’intérieur de la Cisjordanie, où l’occupation israélienne a créé des routes pour israéliens et des routes pour Palestiniens. Celles-ci se retrouvaient entravées de 565 obstacles en août 2023, selon l’ONU : checkpoints militaires ou privés, de barrières, ou tout simplement bloquées par des murs, des tunnels, des tas de terre, des rochers. Pas un seul village n’est épargné : aucun Palestinien ne peut se déplacer sans être bloqué, estime l’ONG israélienne « Checkpoint Watch ».

Depuis le début du conflit du 7 octobre, l’occupation et les colons travaillent de pair et ont mis le paquet pour empêcher la mobilité des Palestiniens – officiellement pour empêcher des attaques terroristes, mais en vérité pour confiner les arabes chez eux afin de pouvoir mieux prendre leurs terres, les empêcher de récolter leurs oliviers. L’armée a distribué 35 000 fusils d’assaut aux colons : ce sont maintenant 145 000 colons armés qui dominent la Cisjordanie, sans aucune forme de justice pour leurs victimes. L’ONU a comptabilisé plus de 250 attaques, 2000 morts et des milliers de familles expropriées par la violence des colons et militaires israéliens. Mouais a parlé à deux Palestiniens qui nous racontent leur vécu.

Moayyad Bsharat – Lobbying & advocacy director UAWC, coordinateur à la Via Campesina.

« Je vis à Jéricho mais dois voyager au bureau de l’UAWC à Ramallah et dans toute la Cisjordanie. Avant, je voyageais deux fois par jour pour mon travail, de Ramallah à la vallée du Jourdain. Mais la situation a tellement empiré que je n’ai pu me rendre qu’une seule fois à mon bureau depuis le 7 octobre. C’est devenu très dangereux de conduire : maintenant, je dois tout faire en télétravail.

Le 10 octobre, j’ai voulu me rendre au bureau de Ramallah. Je suis arrivé à un premier checkpoint avec énormément d’embouteillages, j’ai donc fait demi-tour. Au sud de la ville, re-belotte. J’ai donc voulu emprunter une route agricole : elle était bloquée par des colons. J’ai refait demi-tour et suis allé au checkpoint du nord de Jéricho. Il n’y avait que quatre voitures avant nous, j’ai cru être très chanceux. Mais, au final, cela a pris 3 heures, car ils ont arrêté chaque voiture pendant trois quarts d’heure ! C’était juste pour contrôler l’identité et faire une fouille rapide, puis ils les faisaient attendre en jouant sur leurs téléphones et en blaguant entre eux.

Quand cela a été notre tour, j’avais extrêmement peur, à cause de mon statut d’ex-prisonnier, mais ils ont jeté leur dévolu sur un réfugié palestinien, qu’ils ont viré du bus et qui a dû rentrer chez lui à pied ! Et au retour, nous avons dû faire un long détour parce qu’une route avait été bloquée par des colons. Au final, j’ai passé 7 heures sur les routes au lieu de 2 heures aller-retour en temps normal !

Les humiliations sont quotidiennes. Au checkpoint mobile de Salah al Sharkieh, les Israéliens demandent aux Palestiniens où ils sont. S’ils répondent « en Palestine », ils se font humilier, insulter, refuser le passage, voire se prennent des coups de pied et de poing.

Les fouilles téléphoniques aux checkpoints ont beaucoup augmenté : s’ils retrouvent la moindre conversation ou le moindre post sur les RS à propos de Gaza, ils peuvent te retenir 3-4 heures, t’interroger, même t’insulter et te frapper. Le risque est d’autant plus grand si tu as déjà été incarcéré avant. Il y a un million de détenus palestiniens en Cisjordanie, c’est une personne sur quatre – femme et enfants y compris ! Personnellement, j’ai été détenu en 2012 à cause de mon travail, donc maintenant j’ai extrêmement peur de passer des checkpoints.

La vallée fertile du Jourdain, par exemple, est totalement isolée du reste. En plus, il faut ajouter les couvre-feux et les restrictions horaires sur les déplacements professionnels. Par exemple, des zones agricoles de Tulkarem et Einab ne sont ouvertes que deux heures le matin et deux heures l’après-midi. Les agriculteurs et commerçants peuvent passer, mais perdent énormément de temps, d’argent et d’essence, donc les prix augmentent. Par exemple, depuis le 7 octobre, le prix d’un kilo d’oignons a augmenté d’un tiers, et les denrées agricoles de base comme les tomates et les concombres sont passées à 3€ le kilo [presque autant qu’en France, NDLR] ».

Ibrahim Manasra – agriculteur à Wadi Fukin et coordinateur en Palestine de l’Arab Group for the Protection of Nature

« C’est une stratégie de diviser pour mieux régner, totalement sous leur contrôle. Ils peuvent ouvrir et fermer des routes quand ils veulent, où ils veulent. [Avant, on parlait d’îlots]. Maintenant, les communautés de la Cisjordanie sont devenues de petites prisons. Les 10 premiers jours de la guerre, c’était un lockdown total, nos villages étaient totalement bloqués. Maintenant, cela reste possible de se déplacer en faisant de grands détours pour éviter les checkpoints, mais c’est très risqué à cause des attaques de colons sur les routes, et on peut finir en prison si on est surpris en train d’éviter un checkpoint.

Je vis dans un village entouré de colonies. Sans les checkpoints, il me faudrait 15 minutes pour me rendre à Bethlehem, mais maintenant il faut 2 heures. Et quand on passe des colons, ils nous lancent des pierres, nous insultent… et encore, on a de la chance, ceux de chez nous ne nous tirent pas dessus !

Cela rend l’accès aux hôpitaux, aux supermarchés très compliqués. Les dix premiers jours, des femmes enceintes ne pouvaient même pas se rendre à la clinique pour accoucher ! Les gens malades, les diabétiques ne peuvent plus aller acheter leurs médicaments ou doivent faire d’immenses détours, très risqués, à travers les champs et les collines. Les dix premiers jours, on a dû se débrouiller avec uniquement ce qui poussait sur nos arbres et dans notre terre ! »

Par Philippe Pernot.

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