Depuis longtemps, Bernard Friot défend sans relâche son idée de « salaire à vie », apte à nous libérer de l’enfer aliénant du travail capitaliste. Il revient pour nous sur nos victoires, celles de la « classe fondamentale », « les sans privilèges, dont les mobilisations sont à l’origine de tous les droits dont nous disposons ».

Mačko Dràgàn : Dans En travail. Conversations sur le communisme, avec Frédéric Lordon, il est question de ce communisme « déjà là » donc, et d’îlots de communisme à défendre par la « classe en soi » des travailleurs. Pouvez-vous me détailler cette notion ?

Bernard Friot : Les « déjà-là communistes » (je ne parle pas de « communisme déjà-là, nous sommes toujours dans le capitalisme !) sont des institutions alternatives aux institutions capitalistes, conquises dans le capitalisme même. Car contrairement à une vision largement partagée par les militants des organisations de gauche et trop de chercheurs en sciences sociales, ce n’est pas « la reproduction » qui définit la dynamique du capitalisme, dans lequel il n’y aurait qu’une classe consciente de ses intérêts et en capacité de les faire valoir, la bourgeoisie ; et, en face, des victimes fondamentalement impuissantes. La dynamique du capitalisme est faite de la contradiction entre la classe dirigeante et la classe fondamentale, comme l’appelle à juste titre Jacques Bidet, celle des travailleurs, celle des sans privilège, dont les mobilisations sont à l’origine de tous les droits dont nous disposons.

Mon travail porte sur la sécurité sociale et le salaire. Pour la bourgeoisie capitaliste, il est vital que le salaire ne soit perçu qu’après un travail valorisant son capital. Après, parce que le chantage au salaire est décisif pour elle. Comme c’est elle qui décide ce qui doit être produit, et qui le fait de plus en plus contre nous (l’adhésion au travail tel qu’elle l’organise est de plus en plus faible), elle veut que nous posions l’acte de travail subordonné qu’elle exige de nous pour pouvoir être payés. Or cette prétention, encore une fois vitale pour elle car c’est la condition de son pouvoir sur le travail, a été largement mise en échec au vingtième siècle. Prenons la mesure de ce qui s’est passé pendant le confinement. Les travailleurs qui avaient un CDI et un salaire respectant la convention collective l’ont conservé à 84%, y compris s’ils n’avaient rien produit. Et les fonctionnaires, eux, l’ont conservé à 100%, quoi qu’ils aient fait. Pourquoi ? parce que les combats syndicaux du siècle dernier ont créé une alternative au paiement à l’acte, qui définit le salaire capitaliste […] Si, dans l’ordre du travail, on définit le communisme par le fait que ce sont les travailleurs-citoyens, et non pas les capitalistes ou un appareil d’Etat, qui décident de la production, qu’est-ce que le statut de la fonction publique, qui lie le salaire à la personne du fonctionnaire, sinon un déjà-là communiste ? […]

Et je n’ai parlé que des fonctionnaires, mais il faut y ajouter ce qui reste des salariés « à statut », comme on dit, à la Poste, à France télécom, à EDF, à la SNCF, à la RATP, dont le salaire a été copié sur celui de la fonction publique. Des chômeurs comme les intermittents du spectacle qui conservent leur salaire entre deux cachets. Et tous les retraités dont la pension est égale ou supérieure au Smic. 17 millions de majeurs, le tiers des plus de 18 ans résidant en France, ont un salaire lié à leur personne. Passons à 100% !

M.D. : « La proposition de salaire lié à la personne, elle est extrêmement populaire chez les jeunes », dites-vous dans un entretien avec le journal de la mairie de Saint-Etienne-du-Rouvray. Pensez-vous que les jeunes générations parviendront à changer la donne, en se basant sur vos propres constats (« On échoue stratégiquement depuis quarante ans parce qu’on a mis tout le paquet sur prendre le pouvoir sur l’argent qui est une faute stratégique majeure ») ? Sentez-vous dans les assemblées auxquelles vous participez cette prise de conscience ?

B.F. : Mais bien sûr ! il y a chez tous les travailleurs une aspiration à ne travailler que selon leur déontologie, un désir de travail bien fait qui s’exprime par défaut dans ce qu’on appelle « la souffrance au travail » lorsque, et c’est de plus en plus massivement le cas, les actionnaires, le management, les directions, imposent des conditions qui rendent impossible de bien travailler. Mais nombre de jeunes vont plus loin, souvent du fait d’une sensibilité à l’enjeu écologique heureusement bien plus grande que chez leurs aînés. Ils font sécession, ils refusent de faire de la merde, ils quittent leur entreprise ou leur service public pour retrouver du pouvoir sur leur travail. Très vite, comme autoentrepreneurs, comme prestataires dépendant de contrats avec des donneurs d’ordre, comme titulaires du RSA bricolant avec des travaux divers, ils prennent la mesure de la nécessité d’être titulaires d’un salaire pour que leur souci de maîtrise de leur travail ne soit pas illusoire ou générateur d’une grande précarité. Tous ces dissidents sont d’authentiques communistes dans leur détermination à définir leur travail, ils mesurent combien faire du salaire un droit politique de toute personne majeure est la condition pour les sortir d’une marginalité, qui, si elle dure, les rend inoffensifs pour le capital.

Car l’exit (le fait de récuser une situation en s’en allant) ne peut pas suffire pour prendre le pouvoir sur le travail. C’est dans les entreprises et les services publics qu’il s’agit de passer à l’autogestion. Cela suppose de s’attaquer collectivement au fatalisme de la « souffrance au travail », cette psycho-médicalisation de la violence du rapport au travail dans le capitalisme à laquelle nous nous sommes trop habitués. Le travail n’est source de souffrance que s’il est aliéné et exploité. Les organisations de travailleurs ont conquis des déjà-là communistes en matière de statut du travailleur en se battant pour une meilleure répartition de la valeur, en contestant le pouvoir de la bourgeoisie sur l’argent né de leur travail. Mais l’exploitation du travail n’est qu’une dimension de la lutte de classe, son aliénation en est une autre, trop négligée jusqu’ici. C’est sur la production de la valeur elle-même, et non pas sur sa répartition, qu’il faut déplacer le combat. Ne faire, dans les entreprises et les services publics, que les travaux décidés en commun par les travailleurs concernés, c’est le front nouveau de la lutte de classes. C’est de son pouvoir sur le travail que la bourgeoisie tire son pouvoir sur l’argent, lui ôter ce pouvoir sur tous les lieux de travail en décidant du type d’investissement, du contenu du travail, de l’objet de la production, voilà l’enjeu.

M.D. : Quelles menaces pèsent sur ce « déjà-là » ?

B.F : Pour m’en tenir à ce que je travaille, le salaire et la sécurité sociale, la classe dirigeante a engagé depuis les années 1980 une lutte à mort contre le salaire-attribut de la personne dans la pension de retraite, dans la fonction publique, dans les régimes spéciaux (EDF, SNCF…), dans le droit au chômage. Les reculs qu’elle a imposés sont dus évidemment à son pouvoir dirigeant mais aussi, et c’est loin d’être négligeable, à la faillite des organisations de travailleurs pourtant à l’origine des « déjà-là communistes ».

Prenons un exemple particulièrement douloureux, celui des soignantes fonctionnaires suspendues sans traitement pour non vaccination. Il y a eu certes des protestations contre le scandale de se priver de soignants dont on manque tant et de laisser sans ressources des personnes n’ayant aucunement démérité. Mais rien contre l’énorme atteinte au statut de la fonction publique qu’il y a à suspendre le salaire, alors qu’il est un attribut de la personne. Cette formidable innovation communiste est ignorée ou tenue pour négligeable, ou laissée à une défense corporative comme çà a été le cas pour les postiers ou les cheminots. On retrouve le même silence intersyndical sur la suppression du régime des électriciens et gaziers et de la RATP qui était le cœur de la dernière réforme des retraites. Et nous avons eu la même défaillance depuis 1987, lorsque Seguin a indexé les pensions du privé sur les prix et non plus sur les salaires : protestation sur les risques pesant sur le pouvoir d’achat, mais rien sur la nature salariale des pensions, qui doivent donc, évidemment, être indexées sur les salaires non pas pour des raisons de pouvoir d’achat, mais parce qu’elles ont été conquises comme salaire continué et non différé de cotisations. Dans toute la réforme des retraites, le droit au salaire des retraités a été totalement absent des mobilisations. Si l’on examine l’offensive menée depuis 1982 contre le droit au salaire des chômeurs (qui avait connu d’incontestables avancées au cours des deux décennies précédentes), on sait qu’il est vital pour la bourgeoisie d’attaquer le droit au salaire de personnes qui n’ont pas d’emploi, et les gouvernements Macron sont en première ligne à ce propos. Mais quid de l’attitude des organisations syndicales et politiques de gauche ? Même si l’on ne tient pas compte des inadmissibles mises en cause des « allocataires », qui restent le fait de personnalités isolées à gauche (mais aimées à droite) comme Fabien Roussel, le fait pour toute la gauche de s’obstiner à nier le conquis du salaire comme droit de la personne et de continuer à fonder le droit au salaire sur le contrat de travail fragilise évidemment la riposte. Tant que la gauche préconisera la généralisation du contrat de travail comme fondement de la pérennité du salaire, elle sera condamnée à des batailles défensives, collées à l’agenda de l’adversaire, contre la mise en cause des droits des chômeurs.

De 18 ans à la mort, le salaire doit devenir un droit politique de la personne majeure, exprimant un enrichissement de la citoyenneté, son extension à la décision sur la production qui doit être arrachée à la bourgeoisie.

M.D. : L’anthropologue David Graeber, quant à lui, parle plutôt à sa façon d’un « anarchisme déjà-là », notamment via un horizontalisme qui serait selon lui beaucoup plus répandu qu’on ne le croit dans nos vies quotidiennes. Serait-il possible que nos acquis (voire nos jamais-perdu) soient plus nombreux qu’on ne le pense ?

B.F. : A quoi servent les campagnes grotesques contre le wokisme engagées par l’arc Renaissance/Républicains/Rassemblement national aujourd’hui au pouvoir ? Chacun aura noté qu’à l’Assemblée nationale et au Parlement européen ce tiercé joue des coudes en étant d’accord sur l’essentiel. A quoi servent les campagnes qu’il mène contre le wokisme sinon à disqualifier toutes les luttes pour l’égalité ? La lutte pour l’égalité est le feu qui anime la lutte contre la domination de la bourgeoisie. Énormément reste à faire en la matière, mais la mobilisation féministe a brisé des tabous et commence à faire chanceler la domination machiste, c’est sans doute le front de la lutte de classes qui a engrangé le plus de victoires au cours des cinquante dernières années. Mais je voudrais insister sur cette autre dimension de la lutte pour l’égalité, cœur de la lutte de classes, qu’est la lutte décoloniale. On sait combien les luttes syndicales, dans un pays de tradition coloniale comme le nôtre, ont été et demeurent grevées par le mépris pour les personnes « issues de l’immigration », désignation scandaleuse qui les disqualifie sans fin de génération en génération. On est « issu de l’immigration » aujourd’hui exactement comme on avait « une ascendance juive » dans les années trente. A l’heure où la criminelle colonisation de la Palestine par l’État d’Israël est activement soutenue en France par le trio au pouvoir qui appelle à des sanctions policières et judiciaires pour « apologie du terrorisme » contre tout énoncé de l’incommensurabilité des crimes commis contre les civils palestiniens au regard de ceux qui le sont contre les civils israéliens, à l’heure où les extrêmes-droites mondiales, dont la française, vont chercher auprès de l’État d’Israël les modèles de contrainte des populations « issues de l’immigration », il faut saluer comme de précieux « déjà-là » d’égalité toutes les mobilisations décoloniales.

Qu’elles récusent, au nom de l’égalité des droits, les situations coloniales entretenues par lesdites « politiques de la ville », qu’elles s’efforcent de documenter les rackets et les assassinats policiers dans les quartiers populaires, qu’elles réclament des droits de citoyenneté et non pas de l’assistance, elles sèment des « déjà-là » constitutifs de la lutte de classes et de la construction du communisme.

Cet entretien est tiré du Mouais n°47, dont le dossier central est consacré à nos victoires, même petites, en accès libre en ligne mais pour que notre revue continue à vivre et à vous proposer enquêtes, entretiens, reportages, une seule solution, l’abonnement par pitié : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais