L’énergie nucléaire, même si beaucoup la disent « propre », produit pas mal de déchets (et coûte « un pognon de dingue »). Un chercheur a pu réaliser une enquête d’environ un an sur deux sites français d’enfouissement de déchets. Comment ces machins sont-ils gérés ? Entretien exclusif. « Décontaminer, ça n’existe pas. C’est un abus de langage. Tu ne tues pas la radioactivité, tu la déplaces ».

Janvier 2023, dans notre start-up nation managée à la cravache. Malgré des années de contestation populaire acharnée, l’ANDRA2 dépose sans vergogne sa demande d’autorisation de création du projet Cigéo3 à Bure (Meuse), ce qui amènera, très certainement dès 2027, à « la construction des principaux ouvrages de surface, mais aussi des premiers ouvrages souterrains »4. Pour rappel, le Cigéo « doit accueillir les rebuts les plus dangereux du système nucléaire français […] Au bout de plus d’un siècle, le site devra être rebouché et gardé en l’état pour plusieurs milliers d’années »5. Si le « site de Cigéo est censé accueillir les déchets dits de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) existants et à venir »6, pour leur part, les déchets dits de très faible activité (TFA) sont notamment entreposés à Marcoule et à Cadarache, dans le Sud de la France (en principe, pour pouvoir être enfouis par la suite au CIRES7 de Morvilliers, loin dans le Grand-Est).

C’est principalement sur ces deux sites méridionaux qu’un anthropologue souhaitant préserver son anonymat, et répondant ici sous le doux blaze d’Anthropolonium, a pu réaliser l’une de ses enquêtes. Et c’est lui que Hakhimh a interviewé, dans le cadre d’un interrogatoire pas forcé. Révélations mystiques.

Hakhimh : Est-ce que tu pourrais un peu parler des modalités de ton enquête ?

Anthropolonium : J’étais dans un projet où mon rôle était de comprendre comment étaient produits les déchets de démantèlement des installations nucléaires. Donc il fallait aller au plus près des chantiers. Ce qu’il fallait découvrir, c’est l’usage de l’information tout au long de la filière du déchet. C’est-à-dire, à partir de la décision de gratter un mur radioactif, jusqu’à l’expédition dans un centre de stockage, en passant par l’emballage utilisé, donc de la production du déchet à sa mise en terre… Notamment les déchets de très faible activité, TFA, massivement générés durant ces opérations.

H. : Et donc ces TFA, comment sont-ils traités ?

A. : Ils vont dans un centre de stockage. En bref, ils font une alvéole de stockage : c’est une sorte de grosse tranchée améliorée, ils empilent les « colis » en mode Tetris, puis ils les ensablent ou ils les bétonnent à chaque couche. Et ce qui est intéressant avec les TFA, c’est que pour tous les autres types de déchets, il y a une précision sur la durée de vie. Mais TFA, il n’y en a pas. Et pourtant, il y a des trucs dans les TFA qui vont durer 16 milliards d’années ! Des milliards ! C’est complètement fou…

Dans les autres pays européens, il y a un seuil de libération pour les déchets nucléaires ; c’est-à-dire qu’en deçà d’un certain seuil de radioactivité, les trucs vont en décharge traditionnelle. Ça concerne les gravats, la ferraille, et dans les installations il y a des métaux précieux aussi… La France, dans les années 1990 à la suite de tout un tas de scandales, a installé un principe de « zonage », c’est-à-dire que tous les endroits où potentiellement il y a pu avoir un déchet nucléaire – et encore une fois, il faut dire que déchet nucléaire ça peut être de la poussière, ça peut être un liquide qui s’est renversé sur le sol et qui fait que le sol devient un déchet nucléaire… – donc tous les endroits de production potentielle de déchets nucléaires sont traités comme du nucléaire. Du coup, ils ont zoné très large et il y a donc énormément de matière qui remplit un centre de stockage. Si on pense aux démantèlements à venir, ça représente des millions de mètres cubes. Par exemple, le CIRES dans l’Aube arrive déjà à la limite de ses capacités de stockage. En gros le truc se remplit très vite, c’est très coûteux à construire et, ils arrivent un peu au bout de leur logique. D’autant que même s’ils prolongent de 10 ans ou plus les centrales nucléaires, tout arrive en fin de vie au même moment, vu qu’ils ont tout construit en même temps… Donc ça fait beaucoup de déchets à traiter d’un coup.

H. : Et on ne peut pas les décontaminer, ces trucs ?

A. : Décontaminer, ça n’existe pas. C’est un abus de langage. Tu ne décontamines pas comme tu désinfectes. Tu ne tues pas la radioactivité. Tu la déplaces, tu la ranges. On pense forcément à l’anthropologue Mary Douglas, qui a travaillé sur la pollution et les déchets8 ; selon elle, le déchet est quelque chose qui n’est « pas à sa place ». Et là justement, ils essaient de leur trouver une place, aux déchets…. Mais en fait ils ne font que décaler la pollution. Elle n’est plus sur le déchet, elle est sur leur chiffonnette de « décontamination », qu’ils mettent dans un endroit « approprié », et voilà. De plus, ils ne peuvent décontaminer que ce qui est lisse. Tout ce qui est poreux, strié, ils ne le peuvent pas ; c’est compliqué ou cher. Ou alors, avec de gros karchers, mais le problème est que tout ce liquide-là devient également un déchet, et devient peut-être plus coûteux à traiter que le déchet initial. Et ce sont tout le temps des arbitrages comme ça…

Il y a, en gros, trois producteurs de déchets nucléaires : EDF, Orano (donc ex-Areva) et le CEA9. Et on peut diviser ces types de déchets en trois catégories : les déchets de production courante, par exemple les tenues obligatoires d’entrée dans une zone, qui deviennent des déchets, le matériel… Ensuite, il y a ce qu’on appelle les déchets sur pied, les installations à démanteler, en gros les murs, les équipements, les machines, les différentes parties des bâtiments. Et enfin, tu as les déchets anciens : en 60 ans d’existence, les centres du CEA et les autres centres en France ont produit beaucoup de déchets, gérés avec la réglementation de l’époque qui était sur une traçabilité très différente.

Par exemple, on bloque typiquement les fûts en mettant du béton dedans. Et ce béton, il faut qu’il ait des spécificités particulières, qu’on sache exactement sa composition pour savoir comment il interagit avec la radioactivité. À Marcoule, les producteurs de déchets ont bloqué la matière dans les fûts avec de l’enrobé bitumineux, ailleurs ils ont fait un mélange béton-bitume…. Et en fait, le bitume n’est plus du tout compatible avec les exigences de stockage car il peut s’enflammer avec des réactions chimiques.

Et pour remettre en forme un déchet ancien en fonction des critères actuels, c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup de travail ! Par exemple, à Marcoule on trouve 60 000 fûts, dans lesquels il a été mis du bitumineux. Ils doivent donc les reprendre. Et tous ces déchets, il faut qu’ils leur fassent tout un traitement, qu’ils les mettent dans des coques spécifiques, qu’ils aient l’accord de l’ANDRA, qu’ils fassent des dossiers… Et ça n’est rien par rapport à la masse de tout ce qu’il y a à traiter.

D’autres déchets, même s’ils ne posent pas trop de problèmes sur la façon dont ils sont « emballés », quand on ne se rappelle plus ce qu’il y a dedans, ne peuvent pas faire l’objet d’une inspection sans être ouverts ou carottés1O. Or, ne pas savoir de quoi est fait un déchet peut poser des problèmes dans le nucléaire, et ce en termes de nocivité pour les générations futures notamment.

H. Et il n’y a aucun moyen de vérifier sans ouvrir ?

A. : Ces moyens existent, mais ils sont trop chers. Ils sont obligés de passer par des techniques sophistiquées d’imagerie, proches de ce qu’on retrouve dans la prospection minière. Ils ont des capteurs ou des gamma-caméras par exemple, mais qui coûtent très chers.

Il y a cette débauche de technologie, mais a contrario, par exemple, ils utilisent beaucoup de chiffonnettes de « décontamination », ils frottent les objets contaminés avec, et pour s’assurer qu’il ne reste pas de liquide, ils pressent à la main, c’est leur critère ! Voyant ça, je me suis dit : « Ben putain, pressage à l’ancienne quoi ! (Rires) ». C’était entre la NASA et le Père Ducrasse11 !

Le nucléaire c’est complètement fou en fait, si tu y réfléchis deux secondes : toute cette débauche technologique, juste pour faire de la vapeur d’eau ! Et une centrale nucléaire ne retient que dalle de l’énergie qu’elle produit, une grande partie part en chaleur. J’ai visité Tricastin par exemple, on passe dans les salles de machines et tout : il fait 1000 degrés (rires) ! C’est ouvert à tous vents, il y a une déperdition et un rendement pas terrible. Et avant, ils utilisaient l’eau (pas du circuit primaire, hein !) qui servait à refroidir, pour chauffer la ville de Saint-Paul-Trois-Châteaux ou de Pierrelatte. Eh bien, plus maintenant ! Vraiment, parfois c’est la NASA, parfois des bras cassés…

H. : Qu’est-ce qui t’as le plus surpris dans ton étude, finalement ?

A. : La liberté de parole des gens qui travaillent dans le nucléaire. Avec pour beaucoup un regard vraiment critique sur leur propre travail. Une certaine vision de l’écologie aussi, via des aberrations qui sont constatées. Par exemple tous ces camions de déchets de très faible activité qui traversent toute la France ou les bennes, les containers métalliques… Beaucoup quasi-neufs mais qui ont été en zone, et qui même s’ils n’ont jamais connu un déchet deviennent eux-mêmes des déchets…

C’est vraiment beaucoup de matière, beaucoup de fer… Désormais, les acteurs du nucléaire verdissent tout, ils disent qu’ils sont la solution contre le réchauffement climatique… Mais en fait le démantèlement (nécessaire) des vieilles centrales va générer des déchets qu’ils n’ont pas du tout anticipés et ces quantités sont véritablement monstrueuses ! Pour une énergie qui se targue d’être non-carbonée, ça fait un sacré paquet de semi-remorques sur les routes tous les jours, et ça consomme énormément de carburant tous ces camions qui traversent toute la France pour emporter tous ces déchets dans les centres de stockage…

C’est une chose que je trouve complètement hallucinante dans ce milieu ultra-scientifique : ils calculent tout, mais par un tout petit bout de la lorgnette. Donc ils vont dire que c’est non-carboné, que ça n’émet pas de gaz à effet de serre, mais si tu prends le cycle du début à la fin, ce sont des mines, des foreuses (pas électriques), des camions qui transportent la matière… Les installations sont fabriquées avec de nombreux matériaux : des métaux comme le cuivre, il faut bien les extraire… Il faut aussi beaucoup de terres rares… Et il faut énormément de béton, et c’est une horreur ce truc, c’est du sable de rivière, du gravier, ça consomme une quantité infernale d’eau….

H. : C’est marrant que tu utilises le terme de déchet, la dernière fois tu as utilisé le terme de colis.

A. : Le terme colis, il désigne le déchet et l’emballage, avec l’ANDRA pour destinataire final. Il y a tout un tas de règles pour faire ces colis, parce qu’en fait, il y a vraiment plein de services : il y a le service expédition, le service emballage, le service qui contrôle… Et ils s’assurent à chaque fois de la conformité. C’est un univers de la conformité et tout doit être quantifié et rentrer dans un bilan coût-bénéfices… Bref, toute cette idéologie de l’entreprise imposée au service public. Il y a une bureaucratie énorme : on en arrive parfois à se demander s’ils ne produisent pas plus de papier que de déchets !

Par Hakhimh

Un article paru en janvier dernier, dans notre dossier consacré à l’énergie, en accès libre mais soutenez-nous, abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

IALENTI, V. (2021). Drum breach. Operational temporalities error politics and WIPP’s kitty litter nuclear waste accident. Social Studies of Science, 51(3),364-391.

2 ANDRA : Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.

3 Cigéo : Centre industriel de stockage géologique.

4 https://reporterre.net/Dechets-nucleaires-le-projet-Cigeo-accelere

5 https://www.mediapart.fr/journal/france/160921/bure-les-dechets-nucleaires-aura-passe-une-vie-avec-ca

6 https://www.greenpeace.fr/dechets-nucleaires-projet-cigeo-a-bure-etre-stoppe/#option

7 CIRES : Centre Industriel de Regroupement, d’Entreposage et de Stockage

8 DOULAS, M. (2005) [1966]. De la Souillure : Essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte.

9 CEA : Commissariat à l’énergie atomique.

10 Pas au sens de « voler » hein, on vous voit venir !

11 Pour le « Père Ducrasse » : on renvoie les lecteurs.trices encore innocent·e·s aux sketches des Inconnus.