Toutes les grandes organisations, publiques et privées, tous les secteurs d’activités ont adopté un management numérisé qui met au pas notre vie professionnelle. Hôpital, usine d’automobile, mairie, service social, université… tous sont victimes du « lean management » imposé par ce que l’on appelle des « planeurs ». Penser l’action sans convoquer le corps, cela semble être un concept inhumain, pourtant il prolifère.
Marie-Anne Dujarier (« Le management désincarné », Ed. La découverte 2015), professeure de sociologie à l’Université Paris Cité, spécialiste du travail et des organisations, s’interroge dans cette étude sur « Le paradoxal déploiement du management par les dispositifs » (titre de sa section), fruit d’une décennie de recherches sur les dispositifs de procédés qui disent comment, vous salariés et employés divers, devez faire votre travail par le biais de procédures et autres protocoles noués aux systèmes d’information que sont les logiciels.
Ils mettent le travailleur devant l’écran, lui dictant les étapes à suivre et balisant les chemins pour effectuer les tâches. La justification de ces dispositifs est la « conduite du changement » présentée par des arguments de séduction, des discours « pédagogiques » sur le monde qui évolue, et finalement imposée par la promotion ou la menace.
Les « planeurs »
Des humains sont employés pour mettre en œuvre ces dispositifs, des cadres qui sont présents dans toutes les grandes entreprises, ils sont rattachés à la direction générale ou travaillent dans des cabinets de conseils en stratégies. Même si la critique sociale sur ces dispositifs et leurs concepteurs est très forte et qu’il existe des formes de résistance et de refus d’obéir aux process, la force hiérarchique des dispositifs s’impose au final.
Hôpital, usine d’automobile, mairie, service social, université… tous sont victimes du « lean management ». Il s’agit donc d’un fait social.
C’est le rêve taylorien qui se réalise pour ces penseurs du découpage de la tâche (rationalisation du travail), le fantasme ultime de pouvoir « remplacer les hommes par des singes », nous dit l’universitaire : « penser le travail des autres sans le pratiquer, à l’intention de ceux qui devront effectuer le travail sans le penser ». Penser l’action sans convoquer le corps, cela semble être un concept inhumain, pourtant il prolifère.
« Ces cadres sont situés à distance fonctionnelle, temporelle, sociale mais aussi topographique, des opérationnels dont l’activité est encadrée par leurs dispositifs » explique Marie-Anne Dujarier. Ces Bac+5 peuvent naturellement passer d’une industrie de sodas à l’hôpital public car ils sont qualifiés pour manipuler des abstractions, des chiffres et des lettres, sans connaissances fines du métier qu’ils encadrent par leurs dispositifs. Ils le font toujours au nom du réalisme (coût du travail, endettement, concurrence, performance), un réalisme économique.
Ils planent au-dessus du système, Marie-Anne Dujarier les appelle donc « les planeurs ». Comme ils doivent avoir une vision globale et rationnelle sur l’ensemble de l’organisation, ils ne peuvent que composer des procédures vues d’avion. Les planeurs constituent une catégorie caractérisée en sociologie du travail. Ils sont souvent situés dans des sièges sociaux éloignés des travailleurs du réel, ils ne peuvent donc jamais être régulés par ceux qui pratiquent leurs procédures. Ni entendre les souffrances et les incompréhensions qu’ils occasionnent.
D’après l’enquête de Marie-Anne Dujarier, les planeurs (à différencier des cadres de proximité et de ceux qui travaillent dans la recherche et le développement) seraient désormais 40 % des cadres en France ; 56 % d’entre eux déclarent avoir pour mission de « fournir des outils et/ou méthodes de travail pour les autres salariés », 43 % disent « mettre en place des méthodes de contrôle, d’évaluation, de reporting et de mesures de performances dans les entreprises ».
Pourquoi les planeurs n’entretiennent aucune réelle relation avec le terrain ? La première raison est quantitative : lorsque vous êtres responsable RH en charge des risques psychosociaux d’une entreprise employant dix mille personnes, il est impossible de se rapprocher de chacun. La deuxième raison est directement liée à leur emploi.
Les « réalistes » contre le « réel »
La raison d’être du planeur est l’amélioration de la rentabilité à travers des outils d’analyse, d’intervention, de conception et d’accompagnement. Il a le goût du concept, des données, des détails, des analyses et synthèses, il aime le rédactionnel et la formalisation. Si une entreprise produisant des casseroles recherche un contrôleur de gestion pour analyser la performance sur la ligne de production, elle réclamera pour compétences lors du recrutement d’avoir déjà une expérience dans l’analyse de la performance sur une ligne de production, pas de connaissances métiers sur l’assemblage d’une casserole. Des compétences de méthodes, et une attitude proactive, impliquée, engagée dans l’amélioration de la rentabilité en étant corvéable, efficace, performant, rapide et docile. Il conduit le changement par l’optimisation des flux et par la réduction de coûts (production, maintenance, ressources humaines).
Les planeurs ont tous la même trajectoire sociale (même s’ils ne sont pas tous issus d’une même classe sociale), ils ne sont pas des idéologues forcenés du libéralisme, mais ils sont tous passés par des systèmes d’apprentissages qui valorisent la manipulation d’abstractions sous contrainte de temps, notamment par des classes préparatoires aux grandes écoles. Ces écoles mettent les étudiants sous contraintes temporelles permanentes et enseignent la manipulation de données à transformer en graphiques. L’abstraction est donc leur univers et leurs journées se déroulent sur des écrans. Ce ne sont pas des penseurs, ni des créatifs, mais des exécutants d’objectifs.
Ils ne fabriquent pas eux-mêmes ces dispositifs, ils ne les inventent pas, ils les achètent sur le marché des dispositifs, le marché des méthodes de management où l’on trouve une multitude de produits de gestion et leur mode d’emploi (Thalès est le premier vendeur de logiciels de gestion au monde). On y trouve des logiciels, mais aussi les services de consultants, facilitateurs, coachs et autres intervenants en informatique de gestion, spécialisés dans l’adaptation des logiciels aux entreprises acheteuses. Une fois les produits achetés, les chefs de projets (« planeurs intermédiaires » ») se chargent des tâches de recueils de données, de mises en formes graphiques et visuelles, de programmation, d’élaboration de logigrammes (travaux répétitifs et ennuyeux accomplis surtout par de jeunes cadres), afin que les planeurs en chef puissent décider du nombre de minutes à accorder à chaque patient du service oncologie, du nombre de dossiers à administrer par heure à la préfecture et du nombre de stylos annuels accordés à la secrétaire bancaire.
Ils décident comment mutualiser les ressources, du nombre de salariés à licencier et à remplacer par l’automatisation informatique qu’ils mettent en œuvre, voire de la délocalisation de l’entreprise.
Des planeurs en escadrons
C’est grâce à ces planeurs que vous subissez la numérisation à outrance de la société, que vous faites le boulot à la caisse soi-disant automatique, que vous vous arrachez les cheveux devant Parcoursup, que vous faites le travail de votre banquier sur Internet et que les services publics se dépeuplent de leurs fonctionnaires. Ils informatisent et « logicialisent » en agissant sur les organisations, l’emploi et l’activité des humains productifs.
Selon l’enquête de la sociologue, les salariés qui subissent ces dispositifs observent que ceux-ci sont régulièrement « à côté de la plaque », « ils ne connaissent pas le réel », les procédures sont souvent jugées peu efficaces, ou même source de perte de temps, d’énergie, d’intelligence, de matière et même d’argent. Surtout si, en plus, ils doivent rendre compte quantitativement de leurs activités en renseignant des tableaux, cochant des cases, ce que l’on nomme le « reporting » et qui est vécu comme une tâche supplémentaire fastidieuse. « Cette nouvelle bureaucratie néolibérale diffusée au nom de la productivité et de l’excellence réduit l’efficacité, la justesse et la performance, d’après celles et ceux qui l’expérimentent. Cette situation est vécue comme insensée et pathogène », car la mission des planeurs « consiste le plus régulièrement à dégrader les conditions d’emploi, à automatiser, délocaliser et intensifier l’activité concrète, afin de satisfaire les critères du travail abstrait ».
La perte de sens organisée
À l’heure où la quête de sens du travail est ébranlée, où les travailleurs post-Covid tentent de trouver une utilité à leurs activités, les planeurs dissèquent et morcellent nos tâches en nous demandant de rendre des comptes impossibles lors de « contrôles qualité », d’évaluations des « risques psychosociaux » et autres participations factices à des groupes de travail pour améliorer le quotidien professionnel : autant de miroirs aux alouettes qui créent des dissonances cognitives chez les employés enrôlés dans des actions qui participent au dépérissement de leurs missions.
Selon Marie-Anne Dujarier (« Travailler a-t-il un sens ? », émission Arte, 28/10/22), « la notion d’utilité est centrale dans la définition sociale d’aujourd’hui », sachant que ce qui est utile à l’actionnaire ne l’est pas forcément pour le salarié, notamment du fait du « divorce entre la production de valeur économique et la production d’utilité ». Lorsqu’un éducateur spécialisé est dorénavant sommé de renseigner un logiciel pour justifier quantitativement de l’accompagnement d’usagers, et que cela représente deux heures par semaine, il réalise qu’il effectue une tâche de gestion réclamée par des gestionnaires, et que cela empiète sur ses véritables missions.
« L’orientation (élaboration d’actions), la sensation et la signification sont les trois définitions du sens au travail ». S’il manque une des trois valeurs, voire les trois, l’absurdité de l’emploi se révèle toxique aux yeux de l’employé. Le « nouveau management public », qui se déploie depuis trente ans dans la fonction publique, fait la part belle à ces dispositifs de gestion qui « joignent l’inutile au désagréable », « rendent malades », car ils sont loin d’être aussi efficients que le pensent les planeurs : « les femmes et les hommes qui vont vers le service public le font pour se sentir utile et paradoxalement ces dispositifs d’encadrement les en empêchent ».
Un monde sans planeur ?
Alors comment se débarrasser des planeurs, ces parasites de « la valeur travail » (terme qui n’a aucun sens pour la sociologue) ? Est-ce seulement possible sans une réappropriation populaire globale du sens du travail et de ses fruits ?
L’étude de Science Po démontre que l’effondrement des industries françaises et de la qualité de leurs produits est, outre la concurrence internationale liée au coût du travail, du fait-même des planeurs en recherche perpétuelle de nouvelles économies à réaliser (faire plus avec moins), leur « réalisme économique » s’éloignant toujours plus des réalités du travail.
Peut-être est-il temps d’entrer collectivement en résistance passive en ne renseignant plus les logiciels dédiés, en piratant les progiciels ou en y injectant des virus, ou bien en cochant les cases des tableurs de manière aléatoire, rendant impossible la collecte de données et les analyses en découlant. Pour Marie-Anne Dujarier (« Que sait-on du travail ? ») il s’agit de reprendre le pouvoir en étant assuré de sa puissance, car « ce mode d’encadrement de l’action humaine des salariés, citoyens et consommateurs (…), s’il se présente comme neutre et pragmatique, est donc en réalité profondément politique ».