Benjamine Weill est philosophe, travailleuse sociale, et autrice d’un essai sur le rap intitulé A qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français (Editions Payot). Quel regard porte Benjamine Weill, amoureuse du genre, sur le fameux rapgame, le caractère toujours subversif de cette musique populaire, et le mouvement culturel hip hop? Discussion. Par Edwin Malboeuf
A la lecture du titre du livre, A qui profite le sale. Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, l’on pourrait penser à une énième critique réactionnaire du rap, comme on en entend régulièrement sur les plateaux de télé. Mais le bandeau du livre où il est inscrit Pour l’amour du rap vient contredire ce premier sentiment. Et c’est effectivement ce que donne à voir la lecture de l’essai : une critique juste, acérée, globale du rap français, faite par une philosophe, amoureuse du genre. Quoi de plus objectif. Pourquoi cet ouvrage ? « S’il n’y avait que le côté cathartique, je ne l’éditerai pas. J’ai commencé à l’écrire il y a sept ans, en me disant, on ne peut pas lire le rap sans une lecture intersectionnelle [qui interroge toutes les discriminations et leurs enchevêtrements – N.D.L.R.]. Le problème c’est qu’on choisit toujours l’un des deux axes : antisexisme ou antiracisme. J’étais également saoulée de voir tout le temps opposé rap et féminisme. », explique Benjamine Weill. Son livre s’évertue donc à tenir les deux bouts en même temps, et c’est d’ailleurs l’un des éléments centraux de l’ouvrage. Mais également de relever « un paradoxe de plus en plus massif entre ce que j’ai connu de cette culture, et de ce que j’en vois, de la façon dont les jeunes m’en parlent. J’ai l’impression qu’une marche a été ratée. Tous ces éléments qui font paradoxe viennent me questionner d’un point de vue philosophique car qui dit paradoxe dit problématique. Et avec le sentiment que les bouquins qui sortent sur le rap sont des bouquins complaisants ». Soit anthologie historique du rap, soit études sociologiques « avec 20 ans de retard ». Benjamine Weill a voulu « toucher ce milieu, qui a besoin d’être un peu ébranlé » selon elle. « C’est la fonction du philosophe qui est de venir titiller là où ça fait mal ». Mission réussie avec un propos accessible à tous, du jeune au moins jeune, des férus aux moins férus.
Aimer le rap, c’est le critiquer
Peut-on dire que Hip hop is dead (le Hip hop est mort), comme l’indiquait le titre d’un album de Nas en 2006 ? Il faut savoir que le rap, originellement est l’une des disciplines du mouvement hip hop. Qui comptait également la danse (smurf, breakdance notamment), le graffiti, le DJing (performance de DJ derrière les platines), et le beatboxing (reproduire une instrumentale de rap par uniquement par les cordes vocales). Toutes ces disciplines du hip hop ont été entièrement avalées par le système : le graffiti s’est installé en galeries, le breakdance en école de danse, idem pour le DJing. Alors que reste-t-il de l’esprit hip hop, au-delà du Peace, Unity, Love and Having Fun, slogan fédérateur originel lancé par Afrika Bambataa ? « Pour moi, la mentale hip hop, c’est ne pas rester à la place qui nous est assignée. Et si la porte est fermée tu passes par la fenêtre. De ne pas s’en laisser conter. Ce ne sont pas les autres qui vont décider à ma place de qui je suis, et de ce que je vais devenir ». Un mouvement d’émancipation par l’art populaire, de contestation de l’ordre social par le verbe, et de la réappropriation de l’espace public par la fête.
Argent ou capital ?
Art populaire certes, car le il est né dans les ghettos noirs new-yorkais, notamment Harlem, puis en France s’est développé dans les cités et quartiers populaires. Mais il faut rappeler qu’il avait aussi un pied dans les milieux bourgeois, « de la haute bourgeoisie même » précise Benjamine Weill. « C’était l’élite culturelle de ces quartiers alliée à la haute bourgeoisie (Sébastien Farran premier manager de NTM est le petit-fils du fondateur de RTL) ». « Qu’on le veuille ou non, nous avons tous été imprégnés de ces valeurs bourgeoises ». Dans l’imaginaire collectif, la quête de moula, la recherche d’argent est consubstantielle au rap. La philosophe opère néanmoins une distinction entre s’émanciper de sa condition sociale de dominé par l’argent dans une société capitaliste, et à son tour devenir un capitaliste une fois l’émancipation réalisée. « Le capitalisme ce n’est pas uniquement gagner de l’argent. Gagner de l’argent c’est survivre. L’argent arrive avant le capitalisme, il a toujours plus ou moins existé. L’argent s’il circule ne me dérange pas, en revanche la capitalisation dans les mains de certains me dérange. Vouloir consommer plus que ton voisin, écraser l’autre. Gagner de l’argent de manière éthique est possible, mais cela suppose de se poser des questions. Je pense qu’il est possible de faire du circulaire, de la distribution, de l’investissement associatif. Cela suppose que ce que tu gagnes vienne servir d’autres. » En 1995, dans une émission de Ça se discute, passée depuis à la postérité, Kenzy manager du groupe Ministère AMER expliquait face à des rockers dépassés :« Nous, on veut que la machine nous broie au moins on va se faire de la caillasse ». Contrairement au mouvement punk, le rap a embrassé très tôt l’idée de faire de la moula. « Ah oui, mais ce n’était pas le même milieu. Il n’y avait pas cette urgence sociale. Il y a beaucoup d’enfants de bourgeois dans le milieu punk ».
Le rap vidé de sa substance ?
Alors à quel moment, ces référentiels négatifs associés au rap, de sexiste et capitaliste se sont agrégés ? A ses débuts, rien de tout cela ne transparaissait du rap. Comment s’est opérée la bascule ? « Au moment où le rap devient mainstream. Au milieu des années 2000 et c’est tout de même une femme qui le démocratise, Diam’s. A ce moment-là la classe moyenne écoute du rap. Pour toucher le mainstream, il faut toucher la nébuleuse des classes moyennes ». Forcément, la massification de l’auditorat a fini par inclure les franges les plus éloignées du genre, si ce n’est l’une de ses cibles d’attaque : les fachos, aussi bien en tant qu’auditeur, qu’en tant que pratiquant désormais. Rap de fachos, on en rigole ou on s’en inquiète ? « Comment a-t-on pu arriver à vider autant de sa substance politique le rap ? Pendant dix ans, de 2010 à 2020, tous les médias rap disaient “Pour la culture”. Sous-entendu, c’est du pur divertissement et rien d’autre. Or, le divertissement est déjà politique. Mais moins ça l’est plus ça le devient ; pas à l’endroit où on le voudrait. » Alors comment combattre cela ? Revenir à un caractère essentialisant du rap, ses codes, ses valeurs ? « Je ne suis pas pour “revenir à quelque chose”, je suis plutôt pour accompagner et transformer. Et cela fait partie de la culture hip hop, c’est une culture de transformation, non statique, par définition. Le hip hop est un mouvement. Donc il faut essayer de comprendre ce qui se joue. »
Emancipation et bourgeoisie
S’il est évident pour tout le monde aujourd’hui que le rap est devenu la nouvelle pop, serait-ce annonciateur de la fin du genre? Après le climax, la lente chute ? « C’est à la fois une victoire, qu’il ne faut pas nier dans ce côté mainstream. Cela a permis des carrières, des émancipations. Mais il ne faut pas qu’on s’arrête là. On n’est pas arrivé. Pour l’instant, l’industrie tient toujours les rênes ». Toujours dans cette optique émancipatrice, en dernière partie du livre, Benjamine Weill montre en citant quelques exemples comme Alpha Wann, que l’indépendance est possible. La citoyenneté également est très présente au cœur du livre.
Véritable œuvre d’éducation populaire, le rap a souvent été attaqué par le pouvoir pour son discours subversif, notamment celui dit « anti-France » ou « anti-républicain ». Celui d’une critique acerbe d’un environnement socio-économique injuste et violent, pour des déracinés ou enfants de déracinés. Comment tenir la barre en tant qu’enfants de colonisés, de dire « Nique la France, oui oui, et on vous emmerde », et pourquoi si peu y parviennent, ou, ne serait-ce, essaient ? (1). « Il y a un besoin d’être adoubé qu’il ne faut pas nier, et des équipes derrière avec ce qu’on leur dit de dire ou pas. La Rumeur et Casey sont en indé. Keny Arkana aussi, figure de l’altermondialisme, qui a fait des choix en dehors de l’industrie. Mais d’une certaine manière Booba n’est pas non plus pro-France. Comment chacun construit sa propre trajectoire par rapport au système ? Selon les valeurs transmises par le collectif et les institutions. Il y a un double mouvement. J’ai vu beaucoup de gens fascinés par la bourgeoisie. Car elle impose son modèle, le seul et l’unique, elle est la norme. Peu de gens ne sont pas fascinés par les moulures et les grands appartements haussmanniens. Les rappeurs, comme n’importe qui, et qui ont grandi en plus à regarder ça de l’autre côté pour beaucoup, ça crée de l’envie. C’est plus facile de dire merde au système quand tu le connais et que tu as les armes et les moyens pour te défendre. La Rumeur, il y a des hautes études derrière par exemple. Casey dans sa conférence à l’ENM dit : « Pourquoi vous voulez maintenir les gens dans la misère ? » C’est logique et humain de vouloir en sortir. Et donc d’accéder à une forme de bourgeoisie qu’on le veuille ou non. Ensuite il y a la grande bourgeoisie. Qui détient les moyens de production. Et qui ne les lâchera pas. Ce n’est pas qu’une histoire de valeurs et de modes de vie là. »
Alors, le rap toujours subversif ? « Elle prend des formes différentes [la subversion], car la société évolue aussi. Nous sortons du binaire. » La question sociale n’a pas disparu pour autant. « Il est vrai que ça a bougé, mais c’est tant mieux. On n’a plus de leçon de morale ou d’histoire dans les textes. Même si certains faisaient ça très bien comme Le cuir usé d’une valise de La Rumeur. Mais au fur et à mesure que les gars ont grandi, le discours moralisateur a pris de la place, professoral envers les plus jeunes. Ce que je trouve intéressant dans le rap d’aujourd’hui, qui suppose de chiner effectivement, c’est que ça va être une punchline à droite, à gauche, glissée au milieu d’autres trucs. Les gamins ne se sentent pas pris en défaut. Et il faut de l’humour aussi, car parfois les rappeurs se prennent un peu trop au sérieux. » En conclusion, Benjamine Weill nous invite à sortir d’une forme de « sexisme ou racisme bienveillant » que certains auditeurs peuvent avoir envers le rap. « Comme si les rappeurs étaient trop cons, et qu’on ne pouvait pas leur demander une ouverture d’esprit. » Comme elle l’écrit si bien, « aimer le rap, c’est le critiquer ».
Notes : (1) lire Mouais #38 « Le rap, la France, amour haine et capital »
A propos de la couverture
« D’habitude, un essai, c’est écrit en noir sur fond blanc. Là j’ai demandé l’inverse, pour que le noir soit le fond et que le blanc ressorte par rapport au noir alors qu’il est minoritaire. La bouche vient signifier le sexisme et une certaine façon de l’envisager. Et le dollar qui est pour le côté capitalisme. Car le sale en soi ne me dérange pas. C’est une certaine manière de le promouvoir, qui devient du sale (vente en anglais). Comment on a fait de ce sale une marque de fabrique absolue. Mais pas au sens du dirty, qui a une connotation positive. Dans le rap, il y a toute cette inversion des termes et du langage : bitch, bastard etc ne sont pas des insultes. Le bon son c’est du sale. C’est pour cette raison qu’un bandeau “Pour l’amour du rap” a été rajouté. Car beaucoup de gens s’attendaient à ce que le propos du livre soit entièrement ciblé sur “la masculinité toxique” des rappeurs. »
Cet article est extrait du numéro 46 de Mouais (février 2024). Pour recevoir la version papier directement dans votre boite aux lettres, d’un magnifique mensuel de 24 pages couleur, abonnez-vous via ce lien : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais