Yeux crevés. Mains arrachées. Visages défigurés. Régulièrement, de façon systémique, la police frappe, la police tue, la police mutile. La plupart du temps, ces centaines d’affaires sont classées sans suite. Alors, pour ne pas être seul·e·s dans ce combat pour obtenir justice, l’association des « Mutilé·e·s pour l’exemple » a été créée. Rencontre avec Vanessa et David, membres du collectif.
Le vendredi 8 mars, sur la place du Palais de justice, à Nice, la joie éclate dans la foule rassemblée, après la traditionnelle marche pour la journée internationale des droits des femmes, en soutien à la militante locale Geneviève Legay. Rabah Souchi, responsable de la charge qui aurait pu lui être fatale le 23 mars 2019, vient d’être condamné à 6 mois de prison. Avec sursis, sans inscription sur le casier judiciaire, et il a aussitôt fait appel, mais c’est néanmoins une victoire pour Geneviève, et avec elle pour toutes les victimes de la police. A ses côtés, sur les marches du palais, des membres du collectif des Mutilé.e.s pour l’exemple sont présent.e.s (1). Et nous les retrouvons, le lendemain, à la soirée d’anniversaire de votre mensuel dubitatif préféré.
Devant un public ponctuant leur intervention d’applaudissements et de vibrants « ACAB ! », Vanessa, éborgnée pendant l’Acte V des Gilets Jaunes à Paris, et David, le visage fracturé par un tir à l’Acte VIII à Bordeaux, présentent le collectif, dont le site (2) indique : « Des femmes, des vieux, des enfants, désarmés… […] 964 victimes graves, 99% des affaires sont classées sans suite. Ces armes mutilent et tuent, les donneurs d’ordre comme les tireurs le savent. Avant le 17 Novembre 2018, pas moins de 42 personnes avaient été énucléées/amputées/tuées par les flashball/LBD40 et grenades (DMP/GLIF4) ».
« En manif’ Gilets Jaunes, explique Vanessa, nous avons fait des rencontres avec de nombreuses personnes mutilées qui nous ont raconté le long combat quelle ont mené. On s’est dit que ça n’était pas possible de laisser seules, ce qui a mené rapidement à la naissance du collectif des Mutilé·e·s pour l’exemple ». Avec une idée simple : « Déjà, se soutenir, car entre mutilé·e·s, forcément, on se comprend. Puis il y a eu très vite le constat que la mutilation a un coup. Avec des frais médicaux qui ne sont pas pris en charge car nous n’avons pas le statut de victimes ».
Pour une personne ayant perdu sa main, la fausse main va être prise en charge, de même que l’œil de verre d’une personne éborgnée. Mais par exemple, poursuit Vanessa, « ceux qui ont eu les dents bousillées, c’est eux qui payent. Les frais psys, c’est pour nous. Nos familles, c’est pareil -car elles sont aussi en souffrance, les troubles post-traumatiques, ça se règle pas comme ça… » Le collectif décide donc de commencer à « cagnotter », pour pouvoir aider les mutilé·e·s, afin de payer les frais médicaux et juridiques.
« Puis nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas que les Gilets Jaunes. Ils ont aidé à visibiliser les violences policières, mais il y en avait avant, et après ». Le collectif ouvre alors ses portes à toutes les personnes blessées, mutilées, « quel que soit le contexte, quel que soit l’endroit. Et depuis 5 ans, on fait en sorte que chaque mutilé·e puisse sourire, et avoir droit à la justice ». Il est très rare, dans ce genre d’affaire, d’obtenir un procès -et ceux qui y arrivent « sont traités comme des coupables ». « C’est dur à vivre. Donc on s’essaye de s’entraider, d’être là pour les procès, pour faire comme les policiers –qui remplissent à chaque fois la moitié des salles de tribunal, pour intimider. Alors nous, on vient en groupe de mutilé·e·s ! » Applaudissements. Elle ajoute : « Les mutilé·e·s, si on est encore présents et, pour certains, si on est encore en vie, c’est grâce à cette solidarité, ces luttes ».
Pour toutes les victimes, des cités aux ronds-points
Ayant parlé longuement avec elle la veille, autour d’une bière, de ce sujet, je la questionne sur la prise en compte du fait que dans les quartiers, dont elle vient, cette violence policière est subie en silence depuis très longtemps. Elle opine. « Je viens de Champigny-sur-Marne, où il y a une grande cité qui s’appelle Bois l’Abbé. C’est une « cité-école » pour la police, où ils viennent s’entraîner à la répression. Vous vous doutez bien que la première « doctrine de maintien de l’ordre », les premiers LBD, ça a été là-bas. Honnêtement, je pensais plus m’en prendre une en bas de l’immeuble qu’en manif’… »
Cela y fait partie du quotidien. Et rares sont les plaintes, « car on ne sait même pas qu’on a droit à une justice, un dédommagement, à être reconnus victimes. Alors que c’est le minimum ». C’est donc le travail qu’a également endossé Vanessa, « aller dans les cités pour dire de déposer au moins une plainte administrative, pour obtenir le statut de victime et gratter un billet. Mais ils commencent à comprendre qu’ils ont aussi des droits, et pas juste le droit de se taire ». « Là, ajoute-t-elle, on commence tout juste à récupérer tous les blessés des émeutes… »
Puis c’est au tour de David de prendre la parole, en commençant par raconter le jour où son beau visage (la preuve en image) a été broyé. Avec sa copine, il s’éloignait tranquillement d’une manifestation un peu tendue, dont il s’était tenu à distance. « Et, là je suis percuté de côté par un tir. L’impact est au-delà de ce tout qu’on peut imaginer. C’est très surprenant. J’ai fait des sports de combat, j’ai déjà pris des pêche. Mais là, j’ai eu l’impression de me prendre le choc d’une maison sur un centimètre carré de mon visage. Le truc est passé, a tout pété, crac-crac-crac, et mon nez s’est retrouvé plaqué à mon visage ». Il conclut : « C’est une arme de boucher. Je doute que même les flics qui tirent avec savent vraiment ce que ça fait. C’est d’une puissance délirante, ça n’est pas une arme de neutralisation ».
Pour lui, ce qui rend nécessaire l’existence du collectif, « c’est aussi pour tout ce qui arrive derrière ». Plus ou moins tous ses os ayant été fracturés et déplacés ont pu être reconstruits. « Mais pendant 6 mois, j’ai eu le nez de travers, le visage boursouflé… Quand vous vivez ça tous les jours, ça met en colère ». et « si on reste seul, ça va vite de tomber dans une horrible spirale. Beaucoup de mutilé·e·s se sentent coupables. Notamment en lisant partout, sur les réseaux, dans les médias, « c’est sa faute, il a du essayer de caillasser un flic ». La pression sociale vous pousse à vous taire. Et à ne pas porter plainte, sachant que quand on le fait, c’est une violence supplémentaire, avec des flics qui se moquent de vous… »
Les collectif d’entraide comme celui des Mutilé.e.s sont donc très importants. Car au-delà de la souffrance physique, il y a aussi la souffrance psychique, le fait de ne plus se reconnaître… « Quand il m’ont défiguré, on m’a promis qu’ils allaient arriver à tout reconstruire, même si allait prendre du temps, mais… tout m’énervait, j’étais tout le temps stressé. Je me disais : et s’ils avaient tué la personne que j’étais ? C’est de grosses angoisses, et beaucoup à porter pour les familles, les proches. Ça peut briser des vies, des amitiés, des couples ». Et souvent, aussi, dissuader de retourner en manif’ ? Vanessa : « Ça fait peur, et nos familles ont peur. Donc certains n’y vont plus, on ne peut pas leur en vouloir. D’autres continuent à y aller, force à eux ». Mais beaucoup « se font agresser à nouveau par la police, tels des éborgnés, qui se sont entendu dire par des agents qu’ils allaient leur faire le deuxième œil ».
Indemniser les mutilé.e.s, absoudre la police
On le sait peu, mais l’État lui-même reconnaît massivement l’existence de ces violences. Seulement, de façon très paradoxale, il le fait sur le plan administratif, mais pas sur le plan judiciaire. Comme nous l’explique Vanessa, « il y a deux type d’indemnisation que l’on peut avoir. Il y a l’administrative : on condamne l’État pour l’usage des armes, et la mutilation qu’elle a entraîné. c’est une chose qu’on est sûr de gagner. Un œil en moins, par exemple, c’est 45 000 euros. On essaye d’obtenir le plus de dédommagement, en ajoutant le psy, la perte de taf… Et avant ça, on a droit au fonds de garanti des victimes (FGTI), qui fait une avance ». Et donc, « ça prouve bien que l’on est des victimes, avec une indemnisation. Même si nous n’en avons pas le statut… et ça revient de facto à reconnaître l’existence des violences policières ».
« Il faut savoir que l’État français a prévu 2 millions pour les mutilé·e·s Gilets Jaunes. S’il y a ces deux millions, c’est qu’il y a des victimes, qu’il y a des mutilé·e·s ! C’est bien que ça existe ! Alors que quand on les écoute, ça n’est pas le cas ». Le double discours est total : d’un côté, l’État français va indemniser les violences, en reconnaissant que sa police utilise des armes qui mutilent, et prévoir un budget alloué, tout en niant systématiquement ces violences de l’autre, tout en faisant en sorte qu’aucun policier ne soit jamais condamné. Vertige : l’État ne condamne pas la police, mais se condamne lui-même pour les armes que sa police utilise…
« Leur fric, on s’en fout, dit Vanessa. Mais c’est des banquiers, c’est le seul moyen qu’on ait pour faire pression sur eux. Nous on voulait une vie digne pour tous, pas gratter des centimes à l’État -et donc, désolée, à vous, car c’est vous qui payez quoi (rires) ». Et de conclure : « Le combat qui durera toute notre vie, c’est contre ces armes, mais c’est aussi pour obtenir ce statut de victimes de la police, car c’est important. Ce n’est pas se « victimiser » : c’est obtenir d’un État coupable, et de ses agents, la reconnaissance qui nous est due ».
Elle précise : « En aucun cas signaler qu’on a été mutilé·e alors qu’on ne faisait rien veut dire que les zadistes, le black bloc, les gens des stades, que je défends, méritent de s’en prendre plein la gueule. Pas du tout. Mais quand on parle du fait de ne rien faire, c’est pour attirer l’attention du grand public sur le fait que ça peut tomber sur n’importe qui : une gamine de 5 ans s’est pris un tir de flash-ball en pleine tête ! » Comme le dit quant à lui David, « généralement, une seconde avant l’impact, tu n’as aucune idée de ce qui va t’arriver… ».
par Mačko Dràgàn
Un article tiré de notre numéro 48, actuellement en kiosque, en accès libre mais pour que vive la presse libre nous avons besoin de votre soutien, donc par pitié abonnez-vous ! 40 ou 30 euros par an pour 24 pages de bonheur en couleur par mois, c’est donné : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
(1) Alexandre, 26 ans, énucléé à coup de poing par un policier en civil il y a un mois à Marseille, était là également.
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