Alors que le Liban traverse la pire crise économique du monde depuis 1850, les femmes sont en première ligne, comme toujours, de cette guerre sociale. Á Tripoli, tenue pour la ville la plus pauvre, la plus conservatrice et la plus dangereuse du pays, deux jeunes féministes témoignent de leur combat contre un patriarcat aux multiples visages. Par Philippe Pernot.

Affublée d’une réputation peu enviable comme étant la ville la plus pauvre, la plus conservatrice et la plus dangereuse du pays, Tripoli fait peur. Pourtant, la deuxième ville du Liban a émergé comme place forte d’un mouvement révolutionnaire combatif lors de la révolution (« Thawra ») de 2019, obtenant même le surnom glorieux d’« épouse de la révolution ». Les revendications féministes des révolutionnaires ont secoué Tripoli, ressuscitant son passé progressiste. Ancienne capitale culturelle sous l’empire Ottoman (1516-1918), la capitale du Nord a été supplantée et marginalisée par Beyrouth depuis le mandat français (1918-1946) et le régime politique qui l’a suivi, opposé au panarabisme et au communisme que prônaient de nombreux.ses Tripolitain.e.s. Après la guerre civile (1975-1990), la population exsangue a été oubliée par l’État central, renforçant un système politique néolibéral et confessionnel. Je suis allé à la rencontre de deux féministes qui, en adoptant des approches différentes, dénoncent la « guerre économique faite aux femmes » par un patriarcat capitaliste et religieux.

Sarah

Sarah Kabout a 20 ans, elle étudie les sciences politiques à l’Université libanaise à Tripoli. À côté de ses études, elle occupe divers emplois alimentaires et s’engage auprès du mouvement de gauche Citoyens et Citoyennes dans un État, qui prône un État laïc et social à la place du système confessionnel et ultracapitaliste actuel. Elle se réclame d’un féminisme radical, intersectionnel, et anticapitaliste, encouragé par la révolution qui secoua le pays en 2019.

« C’est sûr que le mouvement féministe de Beyrouth est le plus visible, c’est là que j’ai rencontré le plus de féministes. Mais la Thawra a changé la donne à Tripoli. J’avais 18-19 ans, et j’ai lancé un groupe WhatsApp où on pouvait parler de plein de sujets qui étaient encore tabous. Puis, tout s’est passé très vite, entre manifestations et sit-in : c’est la première fois que je rencontrais des féministes ici ! Les réseaux sociaux nous ont permis de nous connecter et de nous visibiliser.

Deux ans plus tard, la crise économique et l’explosion du port de Beyrouth [le 4 août 2020] ont porté un coup au mouvement : nous devons toutes travailler double pour survivre, et n’avons plus le privilège du temps libre. Mais il est hors de question de dire que le féminisme passe après les autres engagements, au contraire, c’est un féminisme de survie que nous pratiquons maintenant. Il y a une grande solidarité, qui se fait notamment autour de la distribution de tampons, qui sont devenus hors de prix et durs à trouver. De nombreuses femmes doivent aujourd’hui choisir entre acheter des tampons et manger un repas ! C’est une véritable guerre économique contre le peuple, qui affecte tout particulièrement les femmes, les travailleur.ses, et les migrant.e.s.

Toutes les femmes souffrent ainsi de la crise économique et du patriarcat, dont les effets se démultiplient. Nous sommes les premières à être mises au chômage, à dépendre de nos familles : les conditions de travail ont empiré, et de nombreuses femmes ne peuvent plus se rendre à leur lieu de travail, à cause des effets conjugués de la hausse des prix du carburant et du risque de harcèlement accru dans les transports en commun et les espaces publics. Mais certaines sont impactées encore plus à cause de leur origine, de leur classe sociale, et de leur couleur de peau : les employées de maison kényanes ou éthiopiennes, par exemple, se voient privées de droits et manifestent actuellement pour la fin du système qui les maintient en servitude. Il y a des discriminations intersectionnelles, et seul un féminisme radical peut y répondre.

Car, au Liban comme en France, des féministes libérales prêchent un double langage : elles exigent des droits et du pouvoir pour les femmes libanaises aisées, elles font partie de l’élite « moderne » qui profite de la crise et qui accapare le pouvoir, elles sont juges ou parlementaires… Elles critiquent seulement certains aspects de l’État, mais pas le système entier. Ces femmes se disent féministes mais mènent la guerre de classe, refusent le droit de parole aux migrantes et réfugiées, aux femmes voilées, aux travailleuses. Discriminer d’autres femmes n’a rien de féministe !

Ça va sonner drôle ou ridicule, mais pour moi, une réelle alternative au patriarcat, c’est quand j’ai vu une femme conduire un taxi. C’est bête, mais ça nous offre un espace sûr, à l’abri du harcèlement récurrent dans les transports en commun. L’an dernier, j’ai été harcelée sept fois dans des bus ou des taxis partagés ! J’aimerais pouvoir me déplacer sans ressentir une tension permanente. »

Iman

Iman, 27 ans, a adopté une approche plus humanitaire au contact des nombreuses organisations humanitaires pour lesquelles elle a travaillé. Et pour cause : elle a vécu le conflit armé de 2008-2014 contre deux quartiers voisins, l’un alaouite, l’autre sunnite. Travailleuse sociale, elle s’engage maintenant auprès des populations les plus touchées par la crise économique qui dévaste le pays, notamment les 2 millions de réfugié.e.s syrienn.e.s présente.s. au Liban, pays de 6 millions d’habitant.e.s.

« Je viens d’une communauté où le sexisme, le racisme et l’homophobie sont la norme : bien sûr, j’étais comme ça aussi ! J’ai vécu le conflit armé de mes 14 à 20 ans, ça a façonné une vision du monde refermée sur ma communauté. J’ai commencé à changer au contact du travail social et humanitaire : ça m’a fait réaliser que tous les côtés du conflit avaient les mêmes traumatismes et le même besoin de parler. C’est le cas surtout des femmes, qui subissent des violences domestiques accrues pendant les périodes de crise.

Les confinements ont, bien sûr, accru les violences faites aux femmes et aux enfants, mais c’est surtout la crise économique qui est dévastatrice. Pour les femmes qui ont perdu leur emploi et qui doivent rester à la maison, la perte d’indépendance financière est dramatique : ça accroît le déséquilibre de pouvoir. Elles n’ont plus les ressources pour quitter leur foyer pour trouver refuge ou dénoncer les hommes violents. Il en va de même pour les personnes LGBTQIA+ : il y a une grande communauté queer à Tripoli, mais la plupart vivent dans des quartiers populaires et n’ont pas de safe space [endroit sûr]. Beaucoup viennent vers moi pour parler car je leur offre une écoute tolérante, idem pour certaines ONG, cafés et bars.

Et en raison de la situation socio-économique dramatique à Tripoli, il faut adapter notre approche du féminisme. Il y a des inégalités énormes : dans des villages ruraux ou des camps de réfugiés, de nombreuses femmes n’ont même pas conscience de leurs droits fondamentaux, alors qu’en même temps il y a des femmes juges, cheffes d’entreprises, millionnaires ! C’est extrêmement toxique et ça rend tout plus difficile.

Pour approcher des communautés comme la mienne ou comme les réfugié.e.s syrienn.e.s, nous évitons de trop utiliser des mots comme « patriarcat », car beaucoup pensent que nous accusons les hommes, et ça crée encore plus de conflits. Donc on se concentre sur une approche pragmatique, où on explique les effets concrets du patriarcat. Par exemple, en temps de crise, les mariages précoces augmentent dans les populations les plus précaires, car ils représentent un moyen de subvenir aux besoins essentiels des jeunes filles et de leurs familles, grâce à la dot. Or, nous essayons de pointer du doigt les traumatismes subis par ces filles et de souligner l’importance économique de les laisser aller à l’école, à l’université. Parfois, ça ne fait que décaler l’âge du mariage de 12 à 15-16 ans, mais parfois, la famille y renonce entièrement, surtout si on les aide financièrement.

En même temps, la religion constitue un facteur aggravant, le système confessionnel multiplie le patriarcat. Il existe un mélange de droit religieux et laïc. Par exemple, en ce qui concerne le mariage, le divorce, la garde des enfants, c’est le droit religieux qui prime, chez les chrétiens comme chez les musulmans. Et les femmes sont systémiquement désavantagées ! Mais dans le droit civil aussi, par exemple, les femmes libanaises ne peuvent pas passer leur nationalité à leurs enfants. En tant que féministe, je réclame donc principalement l’avènement d’un droit civil, laïc, tolérant et équitable. Pour moi, ce serait la première étape vers une alternative concrète au patriarcat. »

Un reportage de Philippe Pernot pour Mouais, paru dans le numéro de mars

Philippe Pernot est un photoreporter actuellement basé au Liban ; pour l’aider à bouffer, donnez-lui du boulot, commandez-lui des piges ! https://philippepernot.com/