Le Département, chef de file de l’action sociale, de la prévention et de la protection de l’enfance ? Si seulement. Une travailleuse en aide sociale en témoigne pour nous : « De l’extérieur, le Département se pâme de nouvelles couleurs, dépensant régulièrement des milliers d’euros en communication. De l’intérieur, c’est beaucoup plus glauque et tristement risible ».

Le Département, chef de file de l’action sociale, de la prévention et de la protection de l’enfance ? J’aimerais y croire. Etre fière de faire partie de ce service public. Mais encore faudrait-il qu’il y ait de l’action sociale, de la prévention et de la protection de l’enfance. De l’extérieur, le Département se pâme de nouvelles couleurs, dépensant régulièrement des milliers d’euros en communication pour refaire et re-refaire logo et plaquettes, devantures et signalétique. De l’intérieur, c’est beaucoup plus glauque et tristement risible.

Vous le savez déjà, en France, quand un fonctionnaire dysfonctionne, on lui propose un poste à responsabilités, si possible à l’Aide Sociale à l’Enfance. S’en suit une politique sociale toujours plus décadente avec cette consigne récurrente : faites mieux avec moins. C’est ainsi qu’à l’heure où se déploie une très juste campagne contre les violences sexuelles faites aux enfants, on apprend dans mon Département que seulement un poste sur cinq sera remplacé. Évidemment, vous pensez bien, il s’agit des gens de terrain, pas des chefs ou sous-chefs ou conseiller-copain-de-la-présidente. C’est un peu comme si on disait aux enfants « parlez, on vous écoute », en se bouchant les oreilles.

De ma petite lucarne d’assistante sociale, je continue pourtant à me prendre pour un colibri. Je me dis : « Ce n’est pas grave, dans mon quotidien, chaque graine de prévention semée germera peut-être. » Et la colère monte souvent. Descend parfois. Alors, puisqu’on me donne l’occasion de parler des enfants et de mon métier, je saute dessus et me dis que la meilleure chose à faire est peut-être de vous décrire certaines de ces rencontres pour ajouter quelques teintes mitigées au tableau de l’enfance en France aujourd’hui.

Je commencerai par Archad.

Sa maman est soudanaise, mais elle n’a pas eu la chance de décrocher le Graal de l’asile. Elle vit seule avec son petit garçon de 8 ans. Elle est enceinte de 7 mois d’un Français. Archad et sa mère dorment à la halte de nuit du 115 quand ils ont la chance d’y avoir de la place. Sinon ils dorment à la gare. Le Département a pour mission de protéger les femmes seules enceintes. C’est pourquoi lors de notre première rencontre, nous sollicitons une mise à l’abri à l’hôtel. La halte de nuit n’est pas adaptée à madame, si tant que dormir en préfa après avoir attendu 4h dehors pour une soupe et une douche en subissant les violences du public alcoolique et se lever à 6h pour partir avec toutes ses affaires infestées de puces de lit soit adapté à quelqu’un. Je veux préciser que les hôtels ne veulent plus travailler avec l’ASE car on les paie deux mois après, voire on les oublie. Nous déployons des heures à chercher un lieu où les enfants et les mamans pourront se reposer. Se reposer ? Ah non, ça c’est ce que je voudrais. Archad, lui, a changé 3 fois d’hôtels la semaine de Noël. Quand nous annonçons à madame qu’elle doit partir dans un hôtel à 50km, c’est la douche froide. J’ai honte. Tout tombe à l’eau : les rendez-vous à la maternité, les repères dans la ville, les distributions alimentaires, et l’école bien sûr. L’école où Archad se sent si bien, travaille avec sérieux, mange à sa faim chaque midi. Vous connaissez une assistante sociale qui appelle l’école pour dire qu’un enfant sera déscolarisé un mois ? Non ? Bah, ça y est, c’est fait ! Le jour où je viens les chercher pour les emmener, je suis en retard. L’hôtelier les a mis dehors. Ils attendent sous la pluie. Madame est assise par terre, la tête dans les mains, Archad a les yeux dans le vide. Douce France… Il porte courageusement les bagages jusqu’à la voiture. Un prince. Un mois plus tard, je reviens les chercher. Je lui demande « Comment ça va, Archad ? » « Je me suis ennuyé ». Qu’est-ce que je pouvais attendre d’autre que cette vérité crue ? Un mois sans école dans 10m2 avec sa maman. Mon responsable me dira pour me rassurer : au moins, ils avaient un toit sur la tête ». Clap Clap.

Halisoita a 6 ans.

Elle est française, mais pas sa maman, qui vient des Comores et qui a vécu 10 ans à Mayotte. Avec son père et sa mère, Halisoita a débarqué en métropole il y a quelques mois. Madame est enceinte de 8 mois. Monsieur s’est fait la malle (j’ai le droit d’ajouter « comme souvent » ?). Sans ressources, sans domicile, la situation est catastrophique. Naïvement, je demande pourquoi elles ont quitté Mayotte et sont venues en Métropole. Avec simplicité et pudeur, madame me répondra « Mayotte, ce n’est pas bien pour les filles ». Quelques reportages sur Mayotte plus tard, je me promets de ne plus poser cette question stupide. Je commence à vouloir faire ouvrir des droits à madame qui vit en France depuis 10 ans sans toucher aucunes prestations (Mayotte, c’est la France, on a oublié !). Pour avoir de l’argent, les plus-à-droite d’entre vous pourront dire qu’elle n’a qu’à travailler. Mais comment dire qu’enceinte de 8 mois, sans logement et sans la petite peau blanche qui va bien, bah c’est difficile, même en traversant la rue. Alors après avoir trouvé des hôtels et trouvé une asso pour un hébergement, ouvrir le RSA me paraissait facile. Grave erreur. Avec Halisoita, j’ai bien compris que tous les enfants français n’avaient pas les mêmes droits aux allocations pour aider leurs parents à les élever. Un véritable combat s’engage avec la CAF. On nous demande de nouveau documents, puis ceux qu’on a déjà fourni mais qui sont tombés dans les limbes. Un puis 2 mois passent. La petite sœur d’Halisoita naît. Bienvenue Mouna. Madame doit fournir un justificatif d’entrée sur le territoire de ses filles ! Je maîtrise ma colère pour expliquer à la CAF qu’elles sont nées en France. J’ose espérer que nous sommes proches de la victoire. Ridicule, nous n’étions qu’au commencement : la CAF oblige madame à faire une demande d’homologation par le Juge aux affaires familiales de convention parentale. Vous ne saviez pas que cela existait ? Rassurez-vous, moi non plus. 6 mois sans ressources. En 18 ans de carrière, je n’ai jamais vu un tel acharnement.

Je vous parlerai bien d’Héléna, Ouma et Cassandre.

Elles ont bientôt 8 ans et sont en CE1. Je les rencontre autour d’un projet autour de l’égalité fille-garçon que nous menons avec mes collègues infirmières et éduc’ de prévention. Nous sommes en REP+, il y a 11 enfants dans la classe, l’idéal. Pourtant dès le début de l’intervention, les 3 filles de la classe ne parlent pas. Après avoir donné leur prénom, elles n’ouvriront plus la bouche. La plupart des garçons ont plein d’idées, peinent à retenir leur prise de parole. Malgré nos questions simples, (est-ce qu’une fille peut jouer au foot ? qui fait la cuisine à la maison ? comment ça va ? À quel adulte tu peux parler si tu as un problème ?) les filles restent muettes. On s’en inquiète. L’instit’, souriante, les trouve « sages ». Moi j’aurai dit éteintes. L’égalité n’est pas pour demain.

Je finirai par Leila.

Elle s’est présentée un 26 décembre avec une animatrice du centre social. C’était il y a 3 ans. J’ai son regard dans le mien, peut-être pour toujours. Elle avait 18 ans. Son père a abusé d’elle trois fois, depuis ses 9 ans. À ce moment-là, ses petites sœurs jumelles viennent de fêter leur 9 ans. Elle revit tout, très précisément. Elle ne supporte plus cette proximité avec son agresseur ni avec sa mère qui est au courant et lui a demandé de ne rien dire. C’est pour ça qu’elle ne peut pas porter plainte. Elle préférait mourir. Opération exfiltration. J’aimerais l’emmener chez moi, mais comme d’habitude, je sais qu’il vaut mieux que je déploie toute mon énergie professionnelle pour trouver des solutions plutôt que de déployer ma cape trouée de super-maman. En trois jours, on avait une place en FJT et un déménagement sur un créneau où elle était seule à la maison. J’étais plutôt fière de moi, et d’elle. Croyez-le bien, pour un enfant il est toujours beaucoup plus difficile de se sauver que de subir. C’était avant la douche froide. J’avais rédigé dans la foulée une information préoccupante pour évaluer la situation des enfants restant au domicile. J’avais même osé croire qu’un procureur se saisirait des faits pour enquêter sur ce « père ». Grave erreur : Leila est majeure, elle n’a qu’à se démerder. Et les petites ne sont pas concernées par les faits. Non-lieu. Merde ! Évidemment, évidemment, évidemment… Trois ans plus tard on m’interroge dans la cadre d’une évaluation suite aux révélations d’une des sœurs de Leila à l’école. Trois ans. J’essaie de ne pas imaginer. De ne pas visualiser. La colère déforme mon visage.

Le regard fait exister. C’est une notion magique, essentielle. Croyez-le bien, si vous ne voulez pas voir, vous ne verrez jamais. Et puisque l’on me donne tribune libre, je finirai par un constat, après 18 ans de travail en temps qu’AS. Les petits blancs bien franchouillards, bien locaux, sont bien plus dégueulasse avec leurs enfants que les gens qui viennent demander la protection de notre pays. De génération en génération, et c’est un véritable constat d’échec pour moi, la misère sociale et le manque de repères transgénérationnels se transmettent parfaitement dans le clan défendu par le RN, en ville comme en campagne. Ainsi va l’enfance de ma petite lorgnette. Plutôt pas bien. Mais c’est normal : c’est ce que j’ai choisi de voir. Ils donnent du sens à ma vie ces enfants, bien plus que je n’en ai donné à la leur. Un jour j’irai voir ailleurs si les enfants y rient.

Par Fanny

PS : le 119, c’est sympa si vous avez un petit doute sur ce qu’un enfant vit.

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