Je suis au RSA depuis peu. Je n’y serai sans doute bientôt plus : il faut « revenir à l’emploi au plus vite », on m’a dit. N’importe quel emploi : manutention, ménage, caissier. Envie ou pas envie. En mode travail forcé. Témoignage d’un humain broyé par l’algorithme. Strangulé par le cadre. Humilié par le protocole.
Régulièrement, depuis deux mois, on me donne rendez-vous. On me demande mon nom, nom prénom, et plein d’autres informations pour remplir les fiches. On s’inquiète de savoir pour combien d’offres d’emploi j’ai postulé cette semaine. Moins de dix, c’est pas bon. On me dit que je dois être « raisonnable », que je dois « être prêt à faire des compromis », que je dois « m’adapter ». On m’a quand même donné deux « jokers », deux type de boulots que je ne souhaite pas faire. J’ai dit que c’était plutôt l’inverse, et que pour des raisons de principe, la plupart des métiers du monde, je n’ai pas envie de les exercer. On m’a redonné deux jokers à choisir. J’ai dit la vente, et que je n’ai plus le dos de mes vingt ans, donc si on peut m’éviter la manut’ –j’ai déjà donné. On me redemande mon nom, mon prénom et tout le reste, pour mettre à jour les fichiers. On me répète qu’il va falloir « faire des efforts ».
Dans l’un de ces bureaux, il y a des affiches touristiques de paysages paradisiaques où toi, avec ton RSA, tu ne pourras jamais aller, et un chat porte-bonheur dont la patte va et vient sur son oreille avec un bruit feutré répétitif, tchoufou, tchoufou, pendant que moi, j’aimerais juste qu’on me foute la paix, et tout ce que je peux faire, c’est de prononcer sans un bruit sous mon masque, avec ma bouche, « je vous emmerde », en dodelinant de la tête.
Mes bourreaux ont des têtes d’anges. Douces, polies et parfumées. Elles se disent « assistantes », elles se disent « sociales ». C’est faux, bien sûr. Mais elles ont l’air d’y croire. Y croient-elles ? Je leur dis que je fais du bénévolat, beaucoup. Elles me disent que c’est bien. Je leur dis que j’écris, beaucoup. Elles me disent que c’est bien aussi, tout en me faisant bien sentir qu’elles s’en foutent, c’est pas un métier, il faut travailler, maintenant, monsieur. C’est pas de leur faute, elles disent, c’est le département qui donne les ordres. Département qui lui-même répond à d’autres ordres, je suppose, chaine d’ordres avec moi tout en bas, assis sur ma chaise où chaque jour les parasites inadaptés viennent se faire humilier à la chaine pour faire plaisirs aux donneurs d’ordres anonymes.
Quatre personnes, désormais, consacrent leurs efforts salariés à surveiller et contrôler ma modeste personne, et les 530 euros que l’État lui verse mensuellement. Je le lui ai dit, d’ailleurs, il y a quelques jours, à la pauvre meuf qui me sourit si fort et si faussement sous son masque (je le vois à ces striures aux coins des yeux) quand elle me flique l’air de rien presque chaque semaine, toujours avec courtoisie. « Vous vous rendez compte que le protocole que vous m’imposez coûte beaucoup plus cher que l’argent qu’on me donne ? » Elle n’a rien répondu. A regardé ailleurs. Peut-être que elle, non, mais moi, je sais : le fond de tout ça n’est pas pragmatique ou pratique. Il est idéologique.
Et puis il y a les mails, plusieurs dizaines par semaine. Des papiers à remplir et renvoyer (attention : des fois, c’est obligatoirement sur papier, d’autres fois, obligatoirement en ligne), des convocations pour des « journées de formation » obligatoires, des situations à réactualiser, des nouveaux protocoles à consulter, et il faut être attentif, car si on ne répond pas rapidement, si on ne renvoie pas les papiers, si on ne se met pas au fait des nouveaux protocoles, on est radié, et il faudra refaire tous les dossiers.
Dans ces mails, il y a des offres d’emploi. Assistant manager en grande surface, agent d’entretien, hôte de caisse, manutentionnaire, je leur ai dit que j’étais « journaliste », à bac+5, mais il faut croire que ce n’est pas le secteur qui recrute le plus. Ces boulots précaires ne sont pas honteux, loin s’en faut : mais, je sais pas, j’ai donné, je veux faire autre chose ? On doit postuler, c’est obligatoire. Au bout de trop de refus, on est radié, vous connaissez la chanson. Si on veut temporiser un peu, seule solution, se mettre en arrêt maladie, en arrêt maladie du RSA, colle-toi en dépression et tu pourras espérer souffler quelques semaines, et en bonus tu auras droit à des cachets d’anxiolytiques pour faire passer le goût de la colère et de l’angoisse, et calmer ces mains qui tremblent après chaque rendez-vous, parce qu’on se sent piégé, parce qu’on a juste envie qu’on nous laisse tranquille.
Parce que je suis qui, je suis quoi, pour eux ? Un imbécile égaré qui refuse obstinément de rentrer dans les cases, un débile léger à qui il faut parler doucement mais fermement pour lui expliquer à quel point le travail, le travail salarié, le seul qui vaille, c’est important, c’est ce pourquoi nous sommes au monde, un patron, un smic, des ordres clairs auxquels obéir, voilà le cadre, et hors de ce cadre, il n’y a rien, aucune vie envisageable, et donc, hors de ce cadre, on te laissera crever –littéralement : comment serais-je censé bouffer, une fois qu’ils m’auront coupé les minimas sociaux ?
Et pendant ce temps-là, Patrick Balkany, condamné à trois ans de prison ferme et dix ans d’inéligibilité pour une fraude fiscale d’au moins 4 millions d’euros, vit sa plus belle vie, va au marché, se balade où il veut, mate des matchs de baskets, loin de tout contrôle –là ou moi, pour être sûr que je mérite les poignées d’euros que je n’ai pas volées et qui me sont dues, je suis traité comme un délinquant en risque perpétuel de récidive.
C’est terrible, cette sensation d’être bloqué dans une impasse. Soumis à un régime inhumain, machinique, algorithmique, implacable, n’accordant aucune place à la rêverie, aux moments de flottement, à la poésie, à l’amour-et-l’eau-fraîche, à la vie simple et sereine de celui qui sait profiter de la chaleur d’un ciel bleu, loin des Fenwick à charger au petit matin, du bip-bip de la caisse du Carrefour Express, de toutes ces activités ineptes vers lesquelles les garde-chiourmes de l’ordre établi veulent nous mener, contraints et forcés, « flingue de la survie sur la tempe », comme l’a formulé Lordon.
Tout ça me fait penser à P.R.O.T.O.C.O.L, de Stéphane Vanderhaeghe à paraitre en février aux éditions Quidam (je l’ai lu en avance, en service presse, et je vous conseille d’en prendre commande : c’est fort intéressant, malgré des imperfections), un roman qui décrit une société dystopique en fin de compte horriblement très actuelle et réaliste, dans laquelle aucun espace n’est accordé aux marges et au marginaux qui les habitent plus moins volontairement, clocharde, vigile, punk à la rue, graffeur ; marges qui, en disparaissant, progressivement, sous la pression des milices armées du pouvoir, de la lessiveuse médiatique, des algorithmes administratifs, tout ce qui annihile la liberté et la vie, ne laissent place à autre chose que la colère, la terreur et l’impuissance –et à un P.R.O.T.O.C.O.L mystérieux.
Les marges sont tracées, traquées ; si bien que toute illusion s’évapore. « C’est la différence entre les révolutionnaires, même ceux à la sauvette comme lui […], et les autres, gagnés au système ou par lui broyés : l’absence totale d’illusion. C’était une erreur, une grossière erreur selon lui de croire que les révolutionnaires étaient armés d’illusions, de croyance et d’espoir en un monde meilleur, plus juste, plus respirable, plus égalitaire et libertaire. Non, tu penses. Les révolutionnaires sont des êtres qui n’ont précisément plus rien à perdre et surtout pas leurs illusions qu’ils ont perdues depuis toujours ou n’ont même jamais cultivées […] La révolution n’est rien d’autre qu’une mort en sursis ».
Bon. Pour conclure tout de même sur une note vaguement positive, il reste encore des laps de temps intime pour respirer. Hier soir, mon gros chat noir Kuti sur les genoux, j’ai regardé Stranger than fiction (L’Incroyable destin de Harold Crick dans la langue de K. Maro), de Marc Forster ; un chef d’œuvre sur un homme banal (Will Ferrell) qui se découvre un beau matin personnage de roman, et tente d’échapper au destin tout tracé qui lui est imposé par sa narratrice. Il s’en tire entre autres en tombant amoureux d’une boulangère anarchiste (la toujours adorable Maggie Gyllenhaal). Et moi, j’étais là, à rire, à m’émouvoir, à gratter la tête de mon chat, et c’était bien.
Morale de l’histoire : ne laissons pas des gens malfaisants écrire nos vies.
Vive les boulangères anarchistes,
Salutations libertaire,
Mačko Dràgàn