On nous rabâche sans cesse là-haut que « le privé ça marche mieux que le public ». Vraiment ? Dans les transports, il y a un cas d’école : les « bus Macron ». Retards, salaires indécents, prix délirants, service client inexistant, CO2 en plus et qualité minable, petit tour d’horizon, sur fond de trajet Montpellier-Bercy en Blablabus, de l’échec fracassant de cette piteuse « alternative au train ».
Pour commencer, procédons à une petite expérience. Imaginons que, invité à manger un cordon bleu à l’Élysée, je veuille partir en urgence la semaine prochaine à Paris, depuis Nice donc. Je compare les sites de la SNCF et des BlaBlaBus. Si je pars lundi, le bus est certes moins cher (de 35,98 à 49,98 euros), mais le temps de trajet estimé -sachant que ces bus sont quasi-systématiquement en retard- va de 12h55 à… 15h25, quand même, contre 5h38 contre le train le moins cher ce jour-là (à 79 euros). Mais mardi et mercredi, pas de bus (avec ce jour-là des trains à respectivement 29 et 25 euros). Et jeudi, jour où l’on trouve deux trajets en train à 39 et 45 euros, les bus proposés (de 13h25 à 17h45 – !- de route) coûtent un minimum 51,99 euros.
Pour le prix à l’heure, ça n’est donc pas terrible. Et quant à la qualité de service, j’y reviendrai de nombreuses fois ici, il y a de fortes chances qu’elle soit tout simplement minable. La liberté de circulation est protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Quid du tarif à payer pour user de cette liberté et des conditions matérielles dans lesquelles celle-ci s’exercera ?
Revenons en arrière. En août 2015 -il est alors ministre de l’économie-, Macron porte une loi « sur la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » qui, entre autres fantaisies thatchérienne, libéralise le transport régulier longue distance en autobus, donnant naissance au « Service librement (sic) organisé » (SLO) de bus. Une nouvelle manne financière à venir pour des groupes déjà présents (Ouibus, ex-iDbus, une filiale de la SNCF, et Eurolines du groupe Transdev) et pour les petits nouveau comme Flixbus, autocariste allemand, ou Starshipper, un consortium d’opérateurs locaux français (1).
Mais dès 2019, ils ne sont déjà plus que deux, formant ce que l’on appelle donc un « duopole » (sachant que même selon ce site lambda de droite (2) « le duopole impacte négativement les consommateurs »), avec d’un côté Flixbus, qui a racheté Eurolines puis l’a placé en liquidation judiciaire pendant le Covid, et BlaBlaBus, du groupe de covoiturage du même nom, qui a racheté Ouibus à la SNCF et auquel je ferai un sort un peu plus loin.
Selon le site officiel gouvernemental autorite-transports.fr en juillet 2022 (3), tout va depuis au mieux dans le meilleur des mondes. « La concurrence entre Flixbus et Blablacar retrouve le niveau constaté lors de l’apparition du duopole en 2019 », ce qui permettrait « aux passagers de disposer d’une offre alternative en car ou en train pour près de 90% des trajets effectués en 2021 ». Le développement du secteur entre 2016 et 2019 est donc « conforme aux projections faites lors de sa libéralisation. L’ouverture du marché a généré des gains socio-économiques pour les usagers (notamment du fait de trajets moins chers) estimés à 109 millions d’euros par an, tout en ayant un impact positif sur l’environnement ». Et, pas de bol, tout ceci est faux.
Comme l’avait écrit Radio France en août 2018 (4), « en termes d’emploi, les cars Macron n’ont pas tenu leurs promesses ». Macron en avait promis 22 000 : trois ans après, il n’y en a que 2 400. Et, ajoute l’article, à la fin de l’année de sa parution, « les compagnies ne seront probablement toujours pas rentables […]». Il aura fallu attendre 2022 pour que Flixbus, devançant largement BlaBlaCar, atteigne la rentabilité -sur 40 pays et 4 continents… Et ce à la condition évidente de tarifs bien moins attractifs qu’au début, quand il s’agissait de conquérir le marché.
Et pour ce qui est de l’écologie… Ainsi que l’a rappelé Jean Sivardière, vice-président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut), dans une tribune parue en 2019 dans Reporterre (5), selon une enquête menée par Bruno Cordier pour l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer), les cars SLO, très soutenus par l’État, concurrencent davantage les trains que la voiture, avec trois conséquences : « 1. en 2017, la dépense publique pour les services SLO a été de 26 millions d’euros (+ 11 %), dont la perte des régions en recettes TER, passée de 5,5 à 10 millions d’euros (+ 80 %) ; 2. la perte de recettes supportée par la SNCF est passée de 54 à 67 millions d’euros (+ 24 %) ; 3. le surcroît de consommation de pétrole dû aux cars SLO est passé de 4 800 tonnes à 8 000 tonnes et celui des émissions de CO2 de 21 000 tonnes à 35 000 tonnes ».
Soit : de l’argent public perdu, et de la pollution en plus. Well done. Il n’y a pas à dire, la privatisation, c’est champion.
Dans l’enfer du Montpellier-Bercy
Un soir d’été, deux intrépides reporters de Mouais, de retour du Larzac, attendent le BlaBlaBus qui les ramènera à la Courneuve, via Bercy. Pourtant, suite à diverses mésaventures –que des mésaventures sur l’ensemble de ces bus maudits, en fait- l’auteur de ces lignes s’était juré qu’on ne l’y reprendrait plus.
Évidemment, comme souvent, le départ, contrairement aux trains, se fait non pas en centre-ville, avec un quai, des bars non loin et des panneaux indiquant les éventuels retards, mais bien far far away en zone indus’ ou résidentielle, sur un bout de trottoir qui pue surpeuplé de futurs voyageurs tous plus largués les uns que les autres, faute de la moindre information autre que : « Normalement votre bus est censé passer vers par ici vers cette heure-là ». Alors que notre véhicule se fait -évidemment, bis- attendre depuis une heure, je réponds sèchement à un individu qui s’obstine à me vanter les cars SLO qu’on devrait nationaliser tout ça fissa.
La chauffeuse, adorable maman dans la quarantaine à la voix douce, bippe elle-même tous nos billets avec son portable, et nous partons, serrés sur nos sièges trop petits. Plus tard, à 23 heures, à l’occasion d’une pause sur une aire d’autoroute, nous discutons. Elle dit que les toilettes du bus sont hors-service depuis deux mois. Elle-même n’a pas pu faire pipi depuis midi. Elle a cependant décidé de s’accorder, et à nous aussi, cette halte -qui va la remettre en retard sur son planning. Je lui demande combien elle est payée. Elle rit. Réponse : « 12,40 euros de l’heure ». Parfois, elle doit faire les avances du gazole.
« J’ai un fils, il faut le nourrir… J’ai fait quatre jours, et là il m’en reste deux. La route des Causses pour aller à Paris est très difficile, à cause du vent, de la fatigue. La Grande-Motte, Montpellier, Clermont, toute seule au volant, tard la nuit, sur une ligne très venteuse, avec la responsabilité de ne pas crasher tout ça… » Et, bien souvent, la responsabilité également de rattraper le retard pris par les autres. Clope finie, nous repartons.
Du démantèlement du covoiturage libre au bus industriel, le cas Blablacar
Souvenez-vous (temps que les moins de vingt ans, etc.) de cette époque où diverses plateformes, parfois locales, citoyennes et gratuites, permettaient de prendre des covoiturages vers un peu partout dans le pays. Puis est apparu covoiturage.fr, start-up aux dents longues (c’est assumé : « On va à un rythme de start-up », a déclaré leur porte-parole Laure Wagner (6)) qui, en 2013, devient BlaBlaCar et, à la faveur de levées de fonds d’investisseur et divers rachats, instaure sa suprématie dans 22 pays d’Europe.
Entre-temps, tout en faisant augmenter les frais sur les trajets de 11 % à 19% -ce qui est énorme-, la boite aura désossé toutes les plateformes locale, alors même que selon Pierre Aussant, président de l’association Eco-mobile, celles-ci, et ce sans frais de transaction, « sont plus efficaces qu’un site national pour inciter à partager ses trajets domicile-travail » (7).
L’association Eco-mobile, basée en Basse-Normandie, déclarera quant à elle sur son blog après avoir été gobée bien malgré elle : « Les fruits du minutieux travail de terrain mené par les associations animatrices du dispositif se trouvent entièrement récupérés par BlaBlaCar, sans autre forme de procès et aux frais du contribuable ». Elle conclut : « BlaBlaCar surfe sur l’image positive dont l’économie collaborative bénéficie aux yeux du grand public. Mais n’oublions pas qu’économie collaborative rime aussi très bien avec ultralibéralisme, dents longues et business agressif… » (8)
Et c’est bien ce « business agressif » et opportuniste qui préside, sur fond de greenwashing éhonté, à la création de Blablabus.
Compagnie privées de transport : écologie nulle part, dysfonctionnements partout
Retour au « bus Macron », justement. Nous faisons une halte à la gare de Clermont-Ferrand, en plein milieu de la nuit. Des cris, au dehors. Une femme est arrivée avec trop de valises selon le nouveau chauffeur, qui refuse de la prendre. Elle tente d’appeler le service client. Les minutes passent, les esprits s’échauffent.
Un jeune homme dont la place semble-t-il n’existe pas décide donc de se mettre sur la première rangées, restée libre. Le chauffeur, décidément adorable -une sorte de grosse brute viriliste- lui hurle aussitôt dessus. « C’est une place réservée -Mais il n’y a personne dessus, et je n’ai pas de place attribuée ? -Tu bouges, c’est tout ! » Un passager prend sa défense, lui demandant pourquoi il lui parle comme ça, tandis qu’un autre se lève et, menaçant, lui dit de faire ce que lui dit le chauffeur car le bus a déjà plus d’une heure de retard et qu’il va rater son avion.
La Grande Timonière, qui a retranscrit ce trajet, conclut : « Bref, voilà… Un enchaînement de situations de merde, qui rend les humains tendu a cause d’un système globalement dysfonctionnel. Je préférais la maman chauffeuse d’avant qui nous traitait comme ses gosses, plutôt que comme des merdes… Et tout ceci se recoupe avec les témoignages de potes qui ont fait des trajets avec des chauffeurs débutants, ne parlant pas forcément bien français, perdus, fatigués, ne connaissant pas les arrêts… » Rien ne va.
Nous arrivons finalement, au petit matin, à la gare de Bercy, dont l’ambiance me rappelle férocement quand j’habitais en Inde. Faisant face à l’opposition de la mairie de Paris, elle va redevenir -en 2024 ou 2026- un parking. « Notre présence n’était pas leur souhait le plus profond, nous le savons depuis longtemps », a déclaré le service presse de FlixBus (ActuParis, 11/09/23). Et on peut le comprendre : voir ces compagnies capitalistes miteuses squatter des aménagements municipaux tout en faisant concurrence, avec un service d’une qualité plus que douteuse, aux transports publics, a de quoi énerver.
Quelles solutions ?
Quelles solutions ? Elles sont nombreuses. Déjà, bien sûr, re-développer notre réseau ferré, qui a fondu comme neige ces dernières décennies. Il est possible, sur la base de l’auto-organisation, de relancer nous-mêmes certaines lignes, comme c’est le cas avec le projet de la coopérative Railcoop, qui vise à créer en 2024 le trajet Bordeaux – Lyon, via Libourne, Périgueux, Thiviers, Limoges, Saint-Sulpice-Laurière, Guéret, Montluçon, Gannat, Saint-Germain-des-Fossés et Roanne.
L’État a également son rôle à jouer. En Allemagne, un pays que nos dirigeants ne vantent que quand ça les arrange et qu’il s’agit de moins nous payer, a été instauré un pass à 49 euros permettant d’utiliser tous les transports collectifs du pays (hors TGV). Et en Espagne, le gouvernement socialiste a rendu les trains gratuits. Avec succès : « Le nombre de trajets effectués en train sur les réseaux concernés a bondi de 24 % par rapport au mois de septembre 2021. […] Cela équivaut à une économie de « 118 millions de litres de carburant [évitant l’émission] de 360 576 tonnes de CO₂ entre le 1er septembre et le 31 décembre [2022] », selon un communiqué de presse publié par la présidence du gouvernement » (9).
Alors chiche ? Comme l’écrit un militant pour des transports accessible pour tous, « l‘idée d’un service de transport public ambitieux, largement financé par la collectivité n’a rien de démodé et semble même un des moyens indispensables pour planifier une société plus écologique. Il doit rester notre horizon politique en la matière. Et d’ici à l’atteindre, nous pouvons revendiquer le « droit opposable au transport le plus écologique » : tout trajet en avion ou en voiture devrait avoir son équivalent moins cher en train » (10). Afin que cesse cette humiliation des pauvres que constituent les trajets en « bus Macron ».
Par Mačko Dràgàn, feat. la Grande Timonière
Un article tiré de notre Mouais #44, consacré aux transports, en accès libre mais soutenez-nous, abonnez-vous !
https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
Notes
(1) Lévêque, François. « Chapitre 15. L’autocar, BlaBlaCar et le chemin de fer », , Les Habits neufs de la concurrence. Ces entreprises qui innovent et raflent tout, sous la direction de Lévêque François. Odile Jacob, 2017, pp. 131-138.
(2) https://fiches-pratiques.chefdentreprise.com/Thematique/comptabilite-1098/FichePratique/Duopole-tout-ce-qu-il-y-a-a-savoir-361520.htm
(3) https://www.autorite-transports.fr/actualites/cars-macron-2022/, publiée le 7 juillet 2022
(4) Trois ans après, le bilan des cars Macron. Radio France, mardi 28 août 2018
(5) Les cars Macron ? Un bilan financier et environnemental négatif, par Jean Sivardière, Repoterre, 13 mars 2019
(6) (7) (8) BlaBlaCar avale le covoiturage local, c’est grave ?, Rue 89 (aujourd’hui sur L’Obs), par Thibaut Schepman, 17 septembre 2015
(9) Trains gratuits en Espagne : quel bilan ? Alban Elkaïm, Reporterre, 15 novembre 2022
(10) https://blogs.mediapart.fr/reno-bistan/blog/070923/nous-aussi-veut-le-pass-49-euros