A l’occasion de la grotesque polémique sur les abayas, revient le fameux « oui mais la religion [surtout musulmane hein] c’est mal ». Rappelons donc que les religions ne sont pas en soi nocives ou violentes, mais toujours sujettes à diverses récupérations, conséquence de divers contextes historiques et politiques. Et rien ne doit faire oublier que la seule religion nocive en soi est celle du capital.
Difficile d’aborder la question de la foi de façon sereine. D’un côté, des réactionnaires surmédiatisés, des débris balai-dans-le-cul de la « manif’ pour tous » (parfois recasés au gouvernement) jusqu’aux imams tarés en passant par les ultra-sionistes fanatiques, se font de plus en plus entendre pour éructer leurs banalités réactionnaires généralement sexistes, homophobes et raciste. De l’autre, dans le camp « progressiste », on s’étonne, utilisant comme repoussoir les quelques poignées de cinglés fanatiques susnommés, que des gens aient encore l’audace de croire en ce début de XXIème siècle, après les Lumières, le développement de la science, le Big Bang, Darwin… « L’athéisme n’est pas une thérapie mais une santé mentale recouvrée » (Traité d’athéologie). Les croyants sont donc des malades mentaux -pervers, névrosés, psychotiques ou simplement un peu débiles, on ne sait pas très bien.
Ce qui revient à penser que la foi serait le propre d’individus ennemis de nos valeurs démocratiques, et qu’il conviendrait donc de l’éradiquer pour qu’advienne enfin un monde meilleur. Et ceci pose problème.
Soulignons tout d’abord que si l’athéisme était un vaccin efficace contre la connerie, ça se saurait. A toutes fins utiles, rappelons que l’auteur du Traité d’athéologie cité ci-dessus n’est autre que l’inénarrable Michel Onfray, camarade de caniveau de Zemmour. Ça calme. D’autre part, la religion, ça n’est pas seulement des interdits, des obligations, et une poignée de superstitions d’un autre âge, c’est aussi une culture, une littérature, une philosophie, de la musique, des coutumes, des peuples. La poésie Yiddish. Les quatrains de Khayam. La Divine comédie. Les Versets Sataniques, de Rushdie, un texte magnifique non pas contre l’islam mais sur l’islam –mais allez expliquer ça à un mollah Iranien. La Genèse illustrée par Crumb. La sagesse taoïste. Les contes issus de l’animisme Africain. Gilgamesh. Le gospel. Les merveilles ethnographiques, les superstitions, rites, traditions, de milliers de cultures à travers le monde. Des courants politiques émancipateurs : le Bund (premier parti juif socialiste en Russie à la fin du XIXème), la théologie de la Libération…. Et c’est aussi, bien entendu, une multitude d’individus divers, certains très sympathiques et d’autres complètement abrutis, sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec leur foi. Et c’est pourquoi, tout en continuant à vouer aux gémonies les bigots et culs-bénits de tout bord, j’ai cessé dès la fin de mon adolescence de bouffer du curé, car ça a très mauvais goût, les enfants de cœur Irlandais en savent quelque chose.
Violence religieuse, ou justification de la violence par la religion ?
Car peut-on et doit-on vraiment tenir les religions responsables de tous les maux du monde ? Rien n’est moins sûr. Pour ce qui est des questions de mœurs et de violence –notamment contre les femmes-, disons-le tout net : le patriarcat n’est pas propre à une religion quelconque, et prospère très bien dans des sociétés massivement sécularisées –alors que chez les protestants scandinaves, on est plutôt dans la moyenne haute. Le patriarcat est hélas le propre de la plupart de nos sociétés, il n’est l’apanage de personne, même si certains pays éclatent effectivement tous les scores, par exemple nos « amis » -ceux de nos gouvernants et de nos clubs de foot- Qataris ou Saoudiens. Ainsi, si les hiérarchies conservatrices doivent être combattues, les textes sacrés, sexistes car produit de leur époque, réactualisés, il est idiot de s’en prendre aux croyant(e)s de bonne volonté, certains pouvant s’avérer dans le domaine des mœurs plus progressistes que bon nombres d’athées spectateurs de Hanouna.
Une musulmane féministe est plus utile à la cause des femmes qu’un beauf athée laïcard qui se pignole devant la catégorie « beurette » de Pornhub.
Pour ce qui est des textes… Il y a de la violence dans l’Ancien Testament, bien entendu. Le Jéhovah qui nous y est décrit est une entité soupe-au-lait, voire carrément déglingo pour peu qu’on l’astique d’un peu trop près. Mais la Bible regorge aussi de manifestations de la miséricorde divine. Ainsi, comme l’a noté Philippe Haddad, rabbin et écrivain, si la violence traverse de part en part l’Ancien Testament, le texte est également porteur d’une utopie : celle d’un peuple qui puisse enfin vivre en paix, et se retrouver rassemblé jusqu’à la fin des temps dans la Jérusalem Céleste (qui se trouve dans le cœur des élus). Cette utopie, d’ailleurs, ce sera celle que développera plus tard Baal Shem Tov (Besht), fondateur du hassidisme (courant très répandu chez les juifs ashkénazes), qui professait l’amour de Dieu et des humains dans la fête, la musique, la danse, la joie de vivre, la bienveillance et le respect du corps, et qui déclarait : « L’amour de Dieu, l’amour de la Torah et l’amour du prochain sont une seule et même chose ». Et cette utopie sera aussi celle de Walter Benjamin, penseur juif de l’émancipation de tous les opprimés. Le Nouveau Testament est à l’avenant : certes, Jésus chasse les marchands du temple et dit : « Je n’apporte pas la paix, mais l’épée », mais l’ensemble demeure plus propice à l’amour du prochain qu’au barbecue d’hérétiques tchèques. Et pour finir sur le Coran, on peut notamment y lire, dans la sourate 5, La table servie, que le meurtre d’une seule personne équivaut à une agression contre toute l’humanité. Pas vraiment de quoi inspirer un maniaque de la décapitation…
Mais comment passe-t-on de tout ceci à l’inquisition, aux bûchers de sorcières, au massacre des huguenots, des manichéens, des Amérindiens, et j’en passe ? Eh bien, on en vient là en se basant sur le fait que ces récits sont de longs textes relativement obscurs, et qu’on donc peut les lire absolument comme on veut. On peut insister, dans le Pentateuque, sur le massacre des prêtres de Baal par Elie, ou lui préférer cette phrase de Zacharie : « Ni par la force, ni par l’armée, mais par mon souffle annonce l’Eternel ». C’est comme on veut. Il y a bien plus de paroles de paix dans la Bible ou le Coran, mais en bidouillant un peu entre les lignes, on peut y trouver de quoi justifier l’injustifiable, et l’Inquisition peut l’emporter sur les lumières andalouses et la bonté des moines franciscains chers à Rabelais.
Mais pourquoi l’emportent-t-ils, d’ailleurs ? Parce que leur lecture est plus proche de ce que serait réellement le christianisme ou l’islam, à savoir une religion de guerre ? Évidemment non. S’ils l’emportent, c’est pour une raison profondément politique, la même qui a fait que, lors de la Révolution d’Octobre, c’est l’aile droite de Staline qui a fini par s’imposer : à savoir, le fonctionnement même du pouvoir, dont c’est souvent, voire toujours, les tenants les plus brutaux et sans scrupules qui emportent le pompon. En outre, pour s’imposer et perdurer, ce pouvoir a besoin de deux choses : d’une force (militaire, policière…) et d’une idéologie. Quand cette idéologie repose sur l’athéisme, comme en URSS, alors on instrumentalise l’athéisme, ce qui ne veut pas dire que le fait de ne pas croire en Dieu soit en soi une porte ouverte logique au totalitarisme soviétique. Quand cette société repose sur le catholicisme, et bien on instrumentaliste le catholicisme, bien pratique pour donner une justification à l’esclavage d’un peuple qu’on déclare dénué d’âme, ou pour rétamer des opposants, qu’il suffit de taxer « d’hérétiques ». C’est commode. Et, dans le contexte tempétueux de l’Europe médiévale, ça se prête évidemment à tous les excès sanglants. Rarement les conflits humains n’ont eu de causes uniquement religieuses. Luttes pour un territoire, des ressources ou un leadership, les véritables explications sont légions. Quand Torquemada fait cramer une paysanne qui a cloué une chouette noire sur sa porte, il ne défend pas sa foi, il défend son pouvoir, et s’assure la tranquillité d’un peuple parfois bouillonnant.
Il y a d’ailleurs souvent d’énormes différences entre le sommet de la hiérarchie sociale religieuse et sa base. La rabbine Delphine Horvilleur note, lors d’un entretien pour Télérama, que, « en France, le discours religieux officiel, toutes religions confondues, est plutôt conservateur ». Certes. Mais si les hiérarchies religieuses sont réactionnaires, cela signifie-t-il que la base l’est tout autant ? Pas vraiment. Toutes les études sociologiques menées sur le fait religieux montrent l’existence d’une pratique beaucoup plus souple au sein de la majorité des croyants qu’au sein de ceux sensés les représenter, ce qui est logique : le croyant moyen, dont le rapport aux textes et aux impératifs quotidien est plutôt flexible (et qui, dans les grandes lignes, aura reçu à l’école publique une éducation laïque et scientifique, ce qui est important), n’aura pas forcément une énorme envie de devenir curé ou imam. Les éléments les plus sectaires seront hélas souvent les plus motivés à intégrer les instances représentatives, où ils feront beaucoup de bruit, laissant à croire que toutes leurs ouailles sont comme eux, ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut.
L’islam, « religion de haine » ?
Et tous ces clichés contre les religions sont actuellement mobilisés, dans nos sociétés, pour s’en prendre avec virulence à l’islam, que beaucoup, jusque dans les rangs de la « gauche », s’obstinent à penser comme radicalement impropre à la démocratie et au jugement éclairé. Vraiment ? Mouais. Du IXème au XIIème siècle, ce sont les médecins, philosophes, poètes, scientifiques musulmans qui ont aidé l’Europe à sortir de son marasme obscurantiste. A l’époque, les lumières de la raison resplendissaient surtout en Orient. Pas parce que l’islam serait par définition, et texte sacré à l’appui, plus progressiste que le catholicisme : mais bien parce que les classes intellectuelles musulmanes, à l’époque, l’étaient, elles, plus progressistes. Toujours cette question du pouvoir, et des utilisations du fait religieux qui sont faites selon les époques. Ainsi, à partir du XIème siècle, c’est un calife, celui de Bagdad, Al-Qadir (947-1031) qui met hélas fin aux heures fastes de l’ijtihad (l’exégèse coranique) qui enfanta des penseurs comme Al-Kindi, Avicenne et Averroès. Ce qui n’empêche pas que pendant longtemps, ainsi que l’a noté Samir Kassir, « les philosophes arabes ne se sont pas contentés de s’approprier la philosophie antique, mais ils ont posé l’universalité de la raison -un précédent qui mériterait d’être médité aujourd’hui par ceux qui affirment l’impossibilité théorique de la démocratie en terre arabe » (1). Puis, plus tard encore, l’occident s’est imposé, et les civilisations musulmanes, se sont mises à péricliter. Les rapports de force avaient changé, et la colonisation-évangélisation du monde par l’Europe pouvait commencer.
Foi, émancipation, et religion du capital
Et dans tout ça, la religion n’aura joué qu’un rôle d’instrument, mis au service de volontés diverses, tantôt plutôt bienveillantes, tantôt carrément hostiles, et soumis aux péripéties des collectivités humaines et de leurs dirigeants. Quoique anarchistes, restons également marxistes, et ne perdons jamais de vue les super-structures. Qui refourgue « l’opium du peuple » ? Dans ces histoires de religion, tout est toujours (ou très souvent) question d’intérêts politiques et économique, de stratégie du pouvoir, de logique de domination, le tout sur un tissu qu’il faut appréhender en termes sociologiques, donc en prenant en compte les déterminismes. Regardons l’islamisme politique radical, qui enfanta Al-Qaeda puis Daech. Pensée violente, conquérante et furieusement attractive pour beaucoup hélas, aujourd’hui, sans distinction d’origines sociales ou religieuses, le djihadisme est quelque chose de relativement récent -et de profondément politique. Nabil Mouline, dans un article du Monde Diplomatique : « A l’instar d’autres idéologies extrémistes, le djihadisme puise ses racines dans le désenchantement provoqué par la première guerre mondiale. Le démantèlement de l’Empire ottoman, l’abolition du califat par Mustafa Kemal Atatürk, la domination occidentale et la montée en puissance de nouvelles formes de socialisation ont engendré un véritable désarroi dans certains milieux musulmans » (2).
Nous faisons face, aujourd’hui, à un ennemi, un esprit, très clairement déterminé : le capitalisme néolibéral globalisé fonctionnant grâce à une stratégie de marché impérialiste et broyant tout sur son passage. Dans la lutte contre cet ennemi, il paraît difficilement envisageable de perdre du temps en s’en prenant à nos sœurs et frères croyants. Car c’est n’est pas leurs foi(s), aujourd’hui, le problème. En soi, la religion n’est ni bonne ni mauvaise, ni aliénante ni émancipatrice, elle n’est que ce qu’on en fait, elle n’est que la lecture qu’on en fait, les façons dont on va la ressentir, la vivre, la manifester. Ce n’est pas le cas du Kapital. Celui-ci, même appliqué avec bienveillance, que celle-ci soit sincère ou de façade, reste destructeur. « Hors du marché il n’y a pas de salut ». Pas d’autre Dieu que le marché… n’est-il pas plutôt là, le souci ?
Par Macko Dràgàn, article tiré de notre numéro 36, dont le dossier central est justement consacré aux religions. Abonnez-vous pour plus de contenus dubitatifs ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
(1) Cité dans l’article Réflexion sur l’islam des lumières, Akram Belkaïd, le Monde Diplomatique
(2) Nabile Mouline, Genèse du Djihadisme, le Monde diplomatique.