Philippe Jérôme est journaliste sportif. Pour l’Humanité, il a couvert plusieurs Coupes du Monde et Coupes d’Afrique des Nations de football, et il est l’auteur du livre jeunesse « Qui sont les footballeurs ? ». En ce sinistre coup d’envoi du « mondial de la honte » au Qatar, il revient pour nous sur ce qu’est le foot, qui sont les footballeurs, et sur le moment où ça a commencé à merder.
Philippe Jérôme : Ma rencontre avec le foot, c’est la rue devant chez moi, comme des milliers de gamins dans le monde. On cherchait à s’éclater, à taper dans un ballon avec les copains le plus simplement du monde. Ma rencontre un peu plus sérieuse se passe dans une école de foot. Parce qu’à l’époque, il y avait des recruteurs qui allaient dans les villages pour chercher des jeunes et les faire venir dans leurs écoles de foot. J’ai intégré les équipes de jeunes de Monaco. J’étais pas loin de devenir pro. Et puis mes parents étaient inquiets parce qu’à l’époque le foot ne payait pas trop. Alors ils m’ont dit qu’il fallait choisir entre le foot et l’école. Et ils ont choisi pour moi. Comme beaucoup de journalistes sportifs, je suis en quelque sorte un footballeur manqué (rire)
Kawalight : Qui sont les footballeurs? Et ont-il selon toi une responsabilité vis à vis du peuple ? Éthique ? Éducative ? Politique ? Déontologique ? Culturelle ?
Les footballeurs sont toujours les mêmes. Souvent issus du milieu populaire, ils ont commencé à taper dans le ballon en bas de leur cité. J’en avais parlé avec Zidane lorsque j’étais en activité. Il disait que quand il rentrait sur le terrain, il avait la même attitude que lorsqu’il jouait à Castellane, en bas de la cité. Ce qui comptait pour lui, c’était le jeu. Je pense que c’est pareil avec Mbappé. Sur le terrain, il oublie les cent millions d’euros qu’il gagne par an. Je crois que la responsabilité, elle vient plutôt des clubs qui sont aujourd’hui aux mains de financiers Qataris ou autre. Ce sont des entreprises de spectacles. Le côté social a été oublié. Il y a eu deux grands changements, depuis les années 90. En 1989, un drame dans un stade en Angleterre tue 96 personnes et en blesse 180. Thatcher en profite pour faire une restructuration complète de tous les stades du pays, qui consiste à transformer les stades en salles de spectacles en mettant de côté le public populaire. On crée les loges VIP et le public est assis. On crée les produits dérivés et les boutiques. Ensuite, Robert Murdoch met une grosse somme sur la table pour racheter les droits exclusifs de diffusion des matches de la première division anglaise. A partir de là, les clubs doivent changer leur mode de gestion. Les recettes guichets apportés par les spectateurs deviennent inférieures aux recettes des droits télé. On incite les gens à rester chez eux et le stade est réservé à l’élite. Ça se répand un peu partout, la FIFA augmente ses exigences sur les stades en Europe ,et l’Angleterre cote ses stades en bourse. Mais c’est les droits télé qui prennent la plus grande importance. En Italie avec Berlusconi, en France avec Canal plus. C’est la première révolution conservatrice impulsée par les ultra-libéraux.
Et puis il y a une deuxième grande révolution, l’arrêt Bosman, en 1995. Bosman est un joueur de Liège qui demande à être transféré en France. Son club refuse, alors il porte l’affaire devant la Cour Européenne. Il revendique le statut de citoyen européen, et de ce fait, le droit de circuler librement. La justice lui donne raison, ce qui sème la panique dans les clubs. Les conséquences sont tout d’abord de payer les joueurs qu’ils veulent garder de plus en plus cher ; puis ils vont aller chercher des joueurs à l’étranger pour les payer moins cher. Il y a donc inflation sur les salaires et les budgets, augmentation des droits télé et donc une espèce de fuite en avant. Les clubs sont de plus en plus endettés. Ils se préoccupent donc plus de l’aspect financier que de la responsabilité sociale qui existait avant dans les centres de formation. Et pour en venir au Qatar, c’est une continuité dans la financiarisation du football. Comme dans le reste du capitalisme, on passe de l’ère de l’industrie à celle de la finance. Ce qui compte c’est la rentabilité financière, pas ce qu’on produit. Auparavant, les clubs de foot rassemblaient la population, il y avait une identité de club dans les bassins ouvriers. Et cette évolution se passe aussi au niveau international. La FIFA passe d’une association type 1901 créée en France à une société anonyme basée en Suisse et qui brasse des milliards. Il y a donc des enjeux politiques internationaux phénoménaux.
KW : Le football subit donc tout simplement le système ?
PJ : Bien sûr. Y compris dans les problèmes de violence, de corruption, de dopage. Toutes les questions de société se retrouvent dans le football. Un sociologue marseillais dont le nom m’échappe disait que quand on veut connaître l’ambiance d’un pays, on va voir un match de football.
KW : Un mot sur le choix des footballeurs de ton livre, et notamment Bobby Charlton ?
PJ : Je l’ai choisi parce qu’il illustre le foot d’avant les changements dont je parle. C’était le « kick and rush ». Un football plutôt primitif et stéréotypé. On envoie des grands ballons vers le but adverse et on court très vite vers l’avant. Les entraînements étaient plutôt légers, c’était presque amateur. Puis il y a une évolution avec le Catenaci en Italie, et le « football total » initié en Hollande. Tout le monde peut être défenseur et attaquant. Ce qui veut dire que physiquement, il a fallu passer à des entraînements beaucoup plus durs en plus des deux ou trois matches par semaine. Ce qui entraîne les changements qu’on peut imaginer. Ça correspond à la logique financière. Comme c‘est la finance qui domine, il faut faire de plus en plus de matches, de recettes, de droits télé. Pour la coupe du monde au Qatar, on passe à 32 équipes nationales au lieu de 16. Je crois que le budget de la coupe du monde au Qatar est de plus de 200 milliards d’euros… Et par exemple, la coupe de la Ligue n’a absolument aucun intérêt sportif, le but est uniquement de faire des matches entre gros clubs professionnels pour avoir des droits télé supplémentaires. Je ne sais pas si on est pas en train d’atteindre une certaine limite…
KW : Ça permettrait de passer à autre chose… Peut-être un petit mot sur Platini, ce fils d’immigrés installés en Lozère qui a tenté de « réguler » la financiarisation du football. Comment peut-on se battre contre la finance et accepter une Rolex à 10 000 euros ? On a l’impression qu’il se fait un peu avoir.
PJ : Ah ben oui, c’est un combat qu’il a perdu. Par exemple, si on prend le « fair play financier », qu’il a mis en place et qui interdit à un club de dépenser plus qu’il ne gagne, ça pourrait réguler les clubs, mais un club comme le PSG n’a aucun limite aujourd’hui. Les clubs de cette envergure acceptent toutes les amendes imposées, puisque ça ne représente pas grand-chose. Et surtout, ils sont entourés d’une batterie de juristes et d’avocats d’affaires qui ont réussi à contourner le système. On peut par exemple acheter des joueurs par tranches, sur trois ans. Par rapport au Qatar, qu’on lui reproche beaucoup, je dirais qu’il y avait une intention au départ d’organiser une coupe du monde dans un pays arabe. Il y avait cette idée d’arrêter de partager le prestige de la coupe du monde entre pays européens et États-Unis. Toutes les tentatives ont échoué. Le Maroc a été recalé quatre fois. Et c’est Sarkozy qui, lors d’un dîner, affirme son soutien au Qatar et vend en quelque sorte le vote, déterminant, de Platini aux Qataris. Tout ça est très bien expliqué dans une enquête du journaliste Pierre Perran en 2014. On ne le découvre pas aujourd’hui. Tout le débat sur le boycott arrive un peu tard.
KW : Ce boycott, et notamment médiatique, tu en penses quoi ? Engagement, ou opportunisme ?
PJ : Il y plusieurs niveaux. Par exemple, je ne comprends pas qu’un journal boycotte. Je pense que les journalistes doivent y aller. Si j’avais été encore en activité, j’aurais demandé à y aller pour être témoin de ce qui se passe. J’ai travaillé au journal l’Humanité qui ne se contentait pas de faire des résumés de matches, mais qui allait voir un peu dans le pays pour voir ce qui se passait. Quand tu vas au Japon, tu vas pas nous raconter simplement Argentine- Angleterre, tu vas voir aussi ce qui se passe à Hiroshima, ou faire un reportage sur le syndicalisme au Japon. Cette coupe du monde va avoir lieu quoi qu’il arrive, donc les journaux doivent y aller et rendre compte de ce qui se passe. On parle de centaines ou milliers de morts, d’un pays qui ne respecte pas les droits de l’Homme, qui applique une charia très brutale. Il faut témoigner de la réalité de ce pays.
Après pour ce qui est des citoyens, chacun doit voir avec sa conscience. Moi je sais que je ne regarderai pas les matches. Je trouve ça inconcevable. Et en même temps, je me mets à la place du joueur. Le gars, il a 22 ou 23 ans, c’est peut-être une occasion unique de réaliser un rêve de gosse donc c’est un déchirement pour lui de ne pas y aller. Et en même temps, il va jouer dans un cimetière. Ce que j’attends en tant que citoyen, c’est que la France se fasse entendre sur ces questions de droits de l’Homme et de climat. Sur la question des stades climatisés, ça paraît extravagant, mais en même temps, j’ai vu des stades construits pour éviter la pluie au Japon. Ils étaient entièrement couverts avec une technologie incroyable. Et pour arroser la pelouse, il y avait un système de vérin pour sortir la pelouse à l’extérieur du stade sur des roulettes par temps de pluie, pour qu’elle s’arrose et ensuite qu’on la rentre. Donc hormis les 6000 morts, rien de bien extravagant. Mais dans la même lignée, on vient de donner les jeux olympiques d’hiver à l’Arabie Saoudite et c’est le même problème. Le football devient un paravent et derrière il y a des enjeux politiques très importants. L’Arabie Saoudite amène une guerre au Yémen qui fait des milliers de victimes et personne ne proteste. La question est de savoir si on peut changer les choses.
KW : A la fin de ton livre, tu parles de football féminin, de « futsal », de « beach soccer ». Tu vois une solution dans ce genre de football alternatif ou est-ce qu’ils seraient récupérés de la même manière ? De manière générale, tu vois un espoir ?
PJ : Oui, parce que ça reste le sport le plus populaire et je pense qu’il y a beaucoup de gens qui se sentent dépossédés. Rendez-nous notre football ! Pour moi, ça doit passer par les clubs. Le problème de fond est qu’il n’y a pas de fonctionnement démocratique des clubs. Sauf rares exceptions, les supporters, les socios,… ne sont pas associés à la gestion. Donc déjà, le changement peut commencer par ça. Par exemple, en Allemagne, il y a une loi qui empêche les financiers de posséder plus de 49% du club. Ça peut être un début. Dans l’histoire, il y a eu des clubs gérés démocratiquement, comme les Corinthiens de Sao Paulo avec Socrates. C’était une coopérative. Ils élisaient leur capitaine et la gestion se faisait selon le principe « un homme une voix ». Tous le personnel était associé, et ça marchait. Le supporter principal était d’ailleurs Lula, qui sera élu président de la république avec le Parti des Travailleurs qui s’inspirait beaucoup du fonctionnement du club de foot.
KW : Un club de foot qui inscrit « democratia » sur son maillot en pleine dictature. C’est mon passage préféré de ton livre. Quand je lis ce paragraphe, j’ai l’impression que le foot c’est l’anarchie, et c’est génial (rire).
PJ : Oui, c’était un peu gonflé car c’était une dictature militaire. C’est pour ça qu’on est en droit aujourd’hui de regretter l’apathie politique des joueurs de foot et notamment en France. Personne n’ose dire ce qu’il pense. Je crois qu’ils pensent des choses, car ce sont des gens intelligents et instruits par le centre de formation, qui permet aux joueurs de continuer leurs études. J’ai suivi le foot pendant 25 ans et j’ai vu le niveau intellectuel des joueurs s’élever. Le problème est qu’ils sont dans une bulle, très infantilisés. Certains ne savent même pas faire un chèque. D’autres ne savent pas qu’ils doivent payer des impôts. Et en même temps, il y en a qui savent très bien placer leur argent dans les paradis fiscaux. Donc c’est vrai qu’on peut quand même être un peu déçu que personne ne s’exprime dans un pays où même s’il y a des répressions, on n’est pas au Qatar non plus. Un Français peut parler sans risque de dire ce qu’il pense. Après, ce qui pourrait changer au niveau de la FIFA, c’est évidement le choix des lieux où on organise les coupes du monde. Il faudrait même que ce soit au niveau de l’ONU que ça se décide. En 2026, c’est les États-Unis, le Canada et le Mexique. Trois pays. C’est un truc de folie. Ça veut dire quoi, une coupe du monde avec 64 équipes ? Et combien de stades on va construire ? C’est un peu comme une espèce de bulle qui gonfle. Est ce qu’elle va éclater un jour ? On ne sait pas. Il y a des économistes qui pensent qu’à un moment ça va éclater. Ils prédisent une crise économique pour le football à la hauteur de ce que 2008 a été pour l’économie en général.
KW : Mekhloufi en Algérie qui s’associe avec le FLN, Ruud Gullit contre le racisme, Didier Drogba contre Gbagbo, Socrates dont on a parlé, Raymond Kopa qui se battait contre l’esclavage des joueurs, Maradona qui a beaucoup influencé les gens dans le côté populaire et révolutionnaire… On ne voit plus ça aujourd’hui. Comment se sortir de ça ?
PJ : Du côté des présidents de club, ils sont à fond dans le système. Je me souviens que lors de la construction du stade de Nice, il y a eu deux morts, deux ouvriers polonais, un est tombé d’un échafaudage et l’autre est mort d’une crise cardiaque. Conférence de presse. J’y étais. Les collègues posent une question sur le nombre de places, tout ça tout ça. Moi je pose une question sur les morts. Il y a eu deux morts, c’est malheureux, mais est-ce que pour le premier match, il y aura un hommage rendu aux ouvriers, aux ingénieurs et aux deux gars qui ont laissé leur peau là-dedans ? Le président de l’OGC-Nice m’a répondu qu’on était pas là pour gâcher la fête. En Italie, en 90, pour les rénovations de stade lors de la coupe du monde, il y a eu 80 morts, je crois et lors du premier match, les premiers mots étaient pour leur rendre hommage. Donc les mentalités ont beaucoup évolué, et pas en bien.
KW : Alors du coup, il y a un espoir ?
PJ : Oui. L’espoir doit venir des gens qui aiment le foot et qui doivent faire changer un certain nombre de choses dans la gestion des clubs. Il n’y aura pas de grands soirs, mais il y aura à partir des clubs des changements politiques en France. Pour revenir au Qatar, c’est Sarkozy qui fait pencher la balance. S’il y avait eu un autre président, est-ce que le Qatar aurait eu la coupe du monde? Sarkozy sauve le PSG dont il est le premier supporter et fait vendre des rafales au Qatar. C’est une prise de position politique qui donne la coupe du monde au Qatar. Si on avait eu un président de gauche, est ce que le Qatar aurait eu la coupe du monde? Et du coup si une décision politique peut nous amener dans le mauvais sens, une autre politique peut nous ramener dans le bon. Tout ça est une construction humaine qui peut donc être améliorée, défaite, changer…
Par Kawalight, illustration Elodie Perrotin pour le livre Qui sont les footballeur, de Philippe Jérôme, éditions le Ricochet, 2018
Article paru dans le Mouais n°33 (novembre). ABONNEZ-VOUS on vous en supplie : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais