Travaillant auprès des usager.ères de drogues, Kawalight, a réalisé un entretien avec deux de ces personnes, à propos des difficultés qu’elle et il rencontrent.

Par Kawalight

Je travaille en CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement pour la réduction des risques avec les usager.ères de drogues). Je suis responsable du service de médiation. En gros, je travaille avec des toxico SDF et je vais me faire engueuler par les riverain.es et les commerçants.es des rues jonchées de seringues et d’excréments.

Le projet « Regards Experts » du CAARUD Lou Passagin est né de plusieurs constats au sein même des rues du centre-ville de Nice et notamment des rues Dr Balestre et Tiranty présentées comme des lieux de consommation à ciel ouvert. S’il est indiscutable que ces rues sont occupées par un public usager de substances psychoactives, il y a un énorme décalage entre le traitement médiatique et la réalité. Cela renforce la stigmatisation des consommateur.ices et la vision des usager.ères elleux mêmes qui, manifestement, vivent un quotidien différent.

S’il n’est pas question de prendre parti, ni même d’incriminer qui que ce soit (quoique…), notre positionnement « d’aller vers » dans une démarche de médiation sociale. Il nous pousse à donner la parole aux usager.ères en les considérant comme expert.es du milieu dans lequel iels vivent. A montrer leur quotidien depuis leurs regards et non via un prisme médiatique ne sachant pas se départir du débat politique là où les questions essentielles devraient se fixer sur la santé publique.

Dans le cadre du projet, Martial (usager du CAARUD) nous accompagne régulièrement en maraude pour nous aider à ramasser le matériel usagé dans les squats, les parkings, les rues, les jardins…

L’entretien se déroule en plein centre-ville dans la rue Tiranty, au cœur du problème donc. Nous avions rendez-vous au CAARUD, mais Martial n’est jamais arrivé car le besoin de consommer a été plus fort. Mais je connais Martial depuis bientôt douze ans. Alors je suis parti à sa recherche. Et je l’ai trouvé entouré de deux autres usager.ères, tous les trois assis autour d’une boîte de Ritaline et de quelques aiguilles. Deux ou trois shoots plus tard, nous nous installons sur le trottoir à peine à l’écart. Je tends à Martial une photo qu’il a pris lors d’une maraude.

Personnes en train de s’injecter de la drogue, Nice, juin 2024. Crédit DR

KW : Alors en gros, qu’est-ce qu’on voit sur l’image ?

Martial : On voit deux personnes en train de se faire leur shoot malgré tout le mal que se donnent les CAARUD pour qu’on ait une salle de shoot, et ben on a que des endroits comme ça. C’est-à-dire des parkings comme ici sur la photo ou des lieux publics, ce qui est clairement un problème de santé publique parce que des fois il y’a des seringues qui trainent, des travailleurs des parking se piquent avec certaines seringues de consommateurs et ça pose problème. Il serait temps que les politiques se réveillent un p’tit peu et qu’ils ouvrent justement un endroit pour nous, pour qu’on puisse shooter dans un endroit propre, sans risque, en étant accompagné par une équipe de la salle de shoot avec tout un travail fait derrière. Je pense que les salles de shoot sont importantes pour tous.

KW : Pour revenir sur la photo, tu peux nous expliquer pourquoi on se retrouve avec ce genre de situation ?

M : Ben parce qu’on n’a pas d’endroit où aller pour shooter. C’est malheureux, mais on n’a pas d’autres choix que d’aller dans la rue Tiranty ou Balestre ou encore le parking du Louvre.

Manou, une amie de Martial, se joint à nous et prend part à la discussion.

MN : Et encore heureusement qu’il y a des associations qui sont là pour nous donner du matos.

KW : Tu veux dire qu’il y a un problème d’accès au matériel ?

MN : Oui, il n’y en pas assez. Les machines elles sont cassées ou carrément il n’y en a pas. Il y en a une à Pasteur et elle est toujours cassée. J’y suis passé ce week-end encore et elle ne marchait pas.

KW : Alors, j’y passe souvent car c’est nous qui nous occupons de l’entretien. Elle n’est pas cassée, mais j’y suis passé ce matin et les deux côtés était effectivement coincés à cause d’un bourrage de pièces. Là, elle marche, mais ça arrive souvent c’est clair. Elle marche jusqu’à ce qu’elle se recoince et ainsi de suite. Quand ce ne sont pas les riverain.es qui les détériorent volontairement.

Sur la question des automates (distributeurs de kits d’injection stérile à moindre risques et récupérateur de seringues usagées), la politique prend clairement le dessus sur la santé à Nice. Lorsque j’ai commencé au CAARUD il y a onze ans, il y avait un automate dans le centre-ville. Celui-ci a fini par être déplacé sous la pression du comité de quartier. Il est resté plusieurs années sur un nouvel emplacement où il distribuait et récupérait trois fois moins de matériel sur l’année. Pour cause de travaux, il a fallu déplacer de nouveau la machine. Elle a été dans un premier temps déplacé sur le trottoir d’en face, mais la propriétaire du garage juste à côté a fait travailler la mafia légale niçoise et il a été purement et simplement enlevé sans que nous sachions où il se trouvait pendant plusieurs mois. Ce dernier a finalement été installé sur un nouvel emplacement, toujours un peu plus loin du centre-ville. Dès que le distributeur a touché le sol, la mairie et nous même avons reçu de nombreuses doléances de la part des riverain.es qui nous verbalisaient leurs craintes de voir ce type d’appareil dans leur rue. Certain.es sont même allé jusqu’à menacer de l’arracher en inventant des problèmes de nuisances sonores inexistantes ou encore du matériel souillé qui joncherait tous les trottoirs et les jardins. Ces doléances nous ont extrêmement mobilisées puisque nous avons évidemment pris le problème au sérieux et ainsi effectué de nombreuses maraudes dans tout le quartier. Maraudes qui ont toutes confirmées que les déclarations des riverain.es étaient erronées. Nous nous sommes également rapproché des services espace verts de la ville qui ont un local dans la rue en question. Ils nous ont affirmé trouver moins de matériel qu’avant et nous ont même dit que la présence du distributeur était pratique pour les agent.es car ce dernier permet également de récupérer le matériel usé et leur permet donc à elleux de jeter le matériel qu’iels trouvent sur leurs différents secteurs d’intervention. Quant aux plaignant.es du quartier, forcé.es de constater que l’automate n’a absolument rien changé à leur quotidien, nous n’entendons plus parler d’elleux à ce jour.

MN : Et il y a un problème avec les pharmacies aussi qui ne veulent plus du tout nous donner de seringues.

KW : C’est vrai qu’il y a moins de pharmacies partenaires, mais je peux te dire où aller et trouver des kits gratuits. Ceci-dit, il y a un réel problème car les pharmacies sont seules et ce n’est pas toujours évident pour elles de tenir quand elles subissent des agressions face auxquelles elles sont démunies.

Dans le cadre du Programme d’échange de seringues en pharmacie (PESP), les officines ont une responsabilité sanitaire en proposant des kits d’injection (payants ou gratuits) et en récupérant le matériel usagé avec des containers prévus à cet effet. Face au manque de suivi social et sanitaire du public usager de drogue, les pharmacien.nes se retrouvent régulièrement confrontés à l’inadaptation d’un public en manque et/ou à des ordonnances pour le moins suspectes, voire à des violences et des vols.

M : Après quand tu vois des mecs comme Alex (un usager du CAARUD qui vient de passer nous voir en criant fort et en gesticulant dans tous les sens) rentrer dans une pharmacie et les agresser parce qu’ils ne lui donnent pas ce qu’il veut, tu comprends que les gars ils veulent plus quoi.

KW : Ça veut dire qu’il y a un problème de la part de certains usagers aussi ?

M : Ah ben c’est clair qu’on a notre part de responsabilité et de faute aussi.

KW : Et pourquoi il y a ce problème selon vous ?

MN : Parce qu’on n’arrive pas à gérer notre dépendance et on n’est pas assez entouré pour ça. Par exemple, moi je ne savais pas qu’il ne fallait pas reshooter avec la même seringue parce qu’on s’infecte et qu’on fait des poussières ou des abcès.

M : Et ce serait bien qu’on ait une machine pour voir nos veines par exemple.

KW : Oui, alors du coup tu parlais d’une salle de conso ou salle de shoot tout à l’heure, tu peux nous en dire plus ?

M : Ben par exemple la salle de shoot à Paris, ça se passe très bien.

KW : Tu peux nous dire en quoi ça consiste ?

M : Alors t’arrives, tu donnes ton blase, mais tu dis ce que tu veux, c’est comme au CAARUD, c’est anonyme. Tu leur dis ce que tu shootes, tu leur montres et t’as comme des petits box avec une chaise et une table. Il y a un rideau tiré et tu prépare ton truc et tu shootes tranquille. Et pour ceux qui ont du mal à faire leur shoot comme moi, tu avertis l’équipe médicale et tu peux te faire assister par un collègue en annonçant qui et où il va te shooter. En gros, tout se passe de manière supervisée et donc beaucoup plus sécure. T’as aussi un étage pour te reposer et rester sous surveillance sanitaire avec quelque chose à manger et à boire.

KW : Comme après un vaccin finalement ?

M : Rires… Oui voilà, c’est ça.

MN : Tu vois moi, la dernière fois je n’ai pas shooté pendant huit semaines parce que j’étais en cure et en sortant, j’ai shooté direct et j’ai eu les jambes qui tremble, tout le corps qui tremble. On m’a dit que c’était une OD, c’est vrai ?

KW : T’as shooté quoi ?

MN : De la coke, un demi de coke. La même dose que d’habitude, mais là je sortais de cure. Mon mari et ma fille me soutenaient, mais j’ai cru que j’allais mourir.

KW : Alors oui, c’est ça le problème, c’est que sans accompagnement post-cure, tu replonges souvent et si tu reprends les mêmes doses, c’est potentiellement dangereux et tu peux facilement faire une OD.

MN : Et en plus je ne sais pas faire, alors je fais ça n’importe comment.

KW : Alors justement, tu sais Martial si dans les salles de conso, tu peux avoir accès à un accompagnement de la part des professionnels ?

M : Oui, c’est un peu comme AERLI (programme expérimental d’Accompagnement éducatif à la réduction des risques liés à l’injection). Ils te conseillent, te montrent comment ne pas t’abîmer les veines, comment filtrer ton produit…

KW : Du coup, je pensais te demander quelles sont les optiques selon toi pour que ce genre de situation qu’on voit sur la photo ne se produisent plus ?

M : Il faut des salles de shoot dans toutes les villes.

KW : Oui, je crois que tu avais déjà un peu répondu. Rires… Une autre idée peut-être ?

MN : Un camion qui intervient dans le centre-ville.

Alors voilà, finalement on parle de présence, d’accompagnement, d’aide, de soutien, de compréhension, d’écoute, d’intérêt sanitaire. Tous ces mots barbares d’éduc’ spé que l’on comprend pourtant très bien quand il s’agit d’une personne handicapée. Comme le dit Martial en début d’entretien et comme il le dit bien souvent sans gêne aux flics qui les déplacent de rue en rue, il serait peut-être temps que les politiques se réveillent.