Patrick Weil est politologue, chercheur et professeur à Yale. Dans son dernier livre, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État, qui ne parle pas de Macron mais bien de Woodrow Wilson, il esquisse une analyse subtile et novatrice du pouvoir, et des potentiels déséquilibrés qui l’exercent. Entretien autour des failles du régime présidentiel –et des pistes de sortie possibles.
Mačko Dràgàn : Pourrais-tu retracer ton parcours universitaire et politique ; et ce que ce parcours t’a appris du régime dans lequel nous vivons, quel regard portes-tu sur un univers du pouvoir que tu as connu de l’intérieur ?
Patrick Weil : A partir de la classe de terminale en 1972 j’ai été militant socialiste et je le suis resté jusqu’en 1985. Depuis la classe de seconde en 1970 jusqu’à l’année de maîtrise en droit en 1977 en passant par le bac en 1973, chaque année nous étions en grève. Cela a constitué une formation complémentaire aux études. A partir de 1978 pendant que je faisais l’ESSEC, je travaillais à mi-temps comme assistant parlementaire du député François Autain. Il est devenu secrétaire d’État aux immigrés en 1981 et j’ai été son chef de cabinet. On a fait trois lois, la plus grande régularisation d’étrangers en situation irrégulière jamais réalisée en France. Mais à l’été 1982, j’ai donné ma démission. Le pouvoir, j’avais beaucoup appris comment il fonctionnait, mais il ne m’intéressait plus. La vie est ailleurs.
Le pouvoir impressionne par sa concentration et sa mise en scène. Je l’ai pris comme objet d’étude et de recherches pour pouvoir le faire comprendre dans son fonctionnement, et donc le partager. J’ai fait une thèse sur la politique française d’immigration, ai été élu directeur de recherches au CNRS en 1994 et ai continué à travailler sur le pouvoir : sur la politique de la nationalité française, les discriminations, la laïcité et là enfin sur la diplomatie américaine et mondiale, du traité de Versailles jusqu’à la guerre froide.
M.D. : Dans Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État, ton dernier livre, tu te reposes sur un document inédit : l’essai de psychanalyse du président Woodrow Wilson réalisé par le diplomate William Bullitt et Sigmund Freud lui-même, dans les années 30. Quelle est la genèse de ce projet ? Pourquoi s’intéresser à la psychanalyse d’un homme de pouvoir (sachant que la décision de Wilson de ne pas ratifier le traité de Versailles, décision à maints égards incompréhensible, a eu un lourd impact sur l’histoire mondiale) ?
P.W. : Ce livre est né d’un hasard. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours à Yale où j’enseigne depuis 2008, je tombe dans une librairie d’occasion new yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud. Étudiant, j’en avais lu la traduction française. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.
D’autant que la personnalité de Wilson a une importance clef pour notre histoire. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Le traité créait une Société des nations, mais organisait aussi une sécurité collective avec l’alliance militaire souvent méconnue nouée entre les États-Unis, l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il avait successivement armé de colère les peuples des États ennemis en y créant l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis il avait désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud.
M.D : A la fin du livre, tu écris : « Les dictateurs sont faciles à déchiffrer. Les présidents démocratiquement élus, parvenus au pouvoir par leurs promesses et la séduction du verbe, sont moins prédictibles, mais peuvent être tout aussi déséquilibrés, et jouer un rôle authentiquement destructeur dans notre histoire. Bullitt en avait depuis 1930 tiré la conclusion : le régime parlementaire était préférable ». Tu ajoutes : « Aujourd’hui, la question posée par Freud et Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Et je demande donc : effectivement, comment faire ? As-tu des pistes ?
P.W. : Si l’on conserve un régime d’élection du Président au suffrage universel, la question est de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement… Quels pourraient être vis-à-vis du Président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre mandats de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président, dont le pouvoir devenu excessif n’était pas prévu par la Constitution, et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir.
Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée et d’échouer contre le gouverneur de Californie, un État qui compte près de quarante millions d’habitants, une population comparable à la France. On pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.
M.D. : Et, pour conclure, quel regard le politologue que tu es porte sur la pensée anarchiste ? Représente-t-elle selon toi une porte de sortie du régime présidentiel autoritaire dans lequel nous vivons ?
P.W. : L’anarchisme ou « la philosophie de la souveraineté de l’individu » (Emma Goldman) est une source oubliée de notre histoire constitutionnelle. Avec la déclaration de Droits de l’Homme et du Citoyen proclamés à l’été 1789, inaliénables, irréductibles à d’autres droits, avant l’élaboration de la première constitution de la France, « l’homme est apparu », selon les mots de Hannah Arendt « seul souverain en matière de droits, tandis que le peuple a été proclamé seul souverain en matière de gouvernement. » Très vite pourtant la souveraineté du peuple a avalé celle des individus.
C’est à cette source originelle de la souveraineté des individus en droits, qu’il faut donc aussi revenir quand on veut penser la sortie de notre régime présidentialiste.
Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État est paru aux éditions Grasset.
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