La fin du monde ne m’a jamais effrayé. Au contraire. À vrai dire, je ne suis pas sûr d’aimer assez l’humanité pour angoisser à l’idée de sa disparition. Surtout, je trouve cet imaginaire, la fin de tout qu’on connait, riche en questions fascinantes, liées à ce nous sommes prêts, individuellement et collectivement, à sacrifier – ou au contraire, à défendre jusqu’à la fin, voire même, après la fin.

Vous connaissez The Last of us ? C’est un jeu vidéo de survival à la troisième personne, développé par le studio Naughty Dog, et dont le titre signifie donc « Le(s) dernier(s) d’entre nous ». Il se déroule dans un monde post-apo où toute civilisation s’est effondrée suite à une pandémie due au cordyceps, un champignon parasite prenant le contrôle de ses hôtes humains et les rendant ultra-agressifs (c’est donc, et c’est une originalité, une apocalypse fongique dans laquelle les gens infectés sont transformés en champignons-zombie).

On y suit, dans les Etats-Unis de 2033, où les grandes villes ont été rendues à une nature à nouveau sauvage et où les quelques zones « sécurisées » sont aux mains des militaires ou de groupes armés dissidents, le road trip, de Boston à Salt Lake City, de Joël, survivant cinquantenaire violent et désabusé vivant de trafics après avoir perdu sa fille, tuée par l’armée lors de la grande pandémie, et Ellie, jeune gamine miraculeusement immunisée au cordyceps et qu’il est donc chargé de mener auprès d’un groupe de résistants au pouvoir militaire, les Lucioles, afin de créer un vaccin.

C’est une œuvre fascinante, extraordinaire, et visuellement magnifique. Une incroyable saga mélancolique, poétique et politique, qui questionne la place de l’éthique, de l’amour et de l’entraide dans un monde où plus aucune éthique, plus aucun amour, plus aucune entraide ne sont censés avoir cours. Et si vous ne savez pas jouer aux jeux vidéo, comme c’est mon cas (1), pas de panique, vous pouvez découvrir the Last of us grâce au Protagoniste, youtubeur qui a réalisé une cinématique du premier opus, et Fred de Joueur du Grenier, qui a joué sur sa chaîne l’intégralité du deuxième, où l’on suit l’épopée vengeresse de Ellie, devenue adolescente (et lesbienne, au grand désespoir des adeptes réacs du premier titre), et de Abby Anderson, nouveau personnage féminin puissant et complexe.

Pourquoi je parle de ça ? Parce que si The Last of us m’a autant plu, c’est que j’ai toujours été très sensible à l’imaginaire de la fin du monde, qui est, pour moi, un prisme permettant de traiter la plupart des grandes questions qui tiraillent notre opaque époque.

Pour l’anecdote, quand j’allais psychologiquement très mal (parce qu’il y a eu des moments dans ma vie où j’ai été véritablement fou), et aujourd’hui encore, par bouffées vaguement délirantes, j’ai été hanté par les visions d’un futur en ruine, symbole d’un monde qui n’allait pas, et qui se manifestait, dans mon esprit, par ces délires apocalyptiques. Et il faut croire que je ne suis pas le seul à être marqué par ces visions. Tout l’imaginaire collectif contemporain, dans les faits, est saturé des thématiques de la fin du monde.

« La pornographie », écrit Robert Jensen, « voilà à quoi ressemble la fin du monde. » (2) Et difficile de ne pas admettre que notre époque, en ce sens, est puissamment pornographique, avec sa perpétuelle monstration du désastre, dont l’actualité récente, dans ce climat de guerre civile fantasmée et ressassé à longueur d’antenne par les réacs’ de tous poils, le tout dans son habillage pandémique, nous présente chaque jour des preuves, de la parodie glaçante de « Poème sur la 7ème » de Johnny réalisée par Z sur fond de décadentisme paranoïaque, aux quasi-émeutes causées ici et là par celles et ceux qui tentent de ne pas se laisser abattre, et que des hordes de flics hurlants et robotisés viennent sauvagement tabasser. Et on ne compte plus les films et les séries abordant ces questions, et surfant avec plus ou moins de talent, de Foundation à Song Bird en passant par Bird Box ou encore le brûlot Mad Max : Fury Road, sur ces angoisses du moment.

Des angoisses bien légitimes, faut-il le souligner. Il y a peu, alors que j’étais en séjour chez ma copine, à Nanterre, nous sommes allés, un jour triste, gris et pluvieux de lendemain de cuite, errer dans les boulevards de sa morne banlieue parisienne afin de nous rendre à un magasin pour y faire réparer son vélo. Une fois sur place, le vendeur nous a annoncé que le biclou était impossible à réparer : « -Pénurie mondiale, on n’a pas les pièces, on ne les aura pas avant longtemps ». « La vache ! Ça a commencé comme un film des Frères Dardenne, mais ça finit en post-apo », ai-je commenté sur le chemin de retour.  J’exagérais, bien sûr ; mais la fin du monde, elle n’est pas que dans les médias et la culture pop : par moment, ces derniers temps, on la sent bien souvent affleurer dans nos quotidiens d’enfants du XXIème de plus en plus perdus dans un monde de plus en plus sidérant, avec son lot de pollution, de catastrophes naturelles et de méga-incendies.

Et tout ceci, c’est là où je voulais en venir, nous renvoie à cette question : quelles leçons tirer de cet imaginaire omniprésent de la fin du monde ? Je veux dire, quelles leçons pratiques, sans tomber dans la philosophie New-age à deux balles de Yoda sous crack du genre « Maman Nature que nous sommes bien peu de choses est en train de nous apprendre » ? D’autant que, a contrario, ces thématiques pourraient, en apparence, passer pour fondamentalement réactionnaires et/ou vectrices d’impuissance. Eh, oui : difficile, se dit-on, de trouver plus démobilisateur que la fin du monde.

Sauf que non, pas forcément. Tenez, si j’aime Nausicaa de la vallée du vent, de Miyazaki, c’est que dans ce film post-apo magnifique, même dans un monde à l’agonie, détruit par des robots géants de feu et de lave, un monde gris et couvert de spores et de moisi, l’espoir reste encore ouvert : la nature, bien que majoritairement composée désormais d’intimidants insectes géants, reste la nature, et il reste possible de composer avec elle –quoiqu’il en soit, nous dit le film, il y aura toujours du vivant, et la beauté qui va avec. Ainsi, ce que nous apprend Nausicaa, et tout l’imaginaire de la fin du monde, c’est que rien n’est foutu, même quand tout est foutu. Parce que la vie est un putain de chat de Shrödinger, toujours foutue et pas foutue, selon comment on veut bien la voir.

A la fin du premier opus de The Last of Us (et attention je m’apprête ici à vous spoiler sauvagement, donc si vous ne souhaitez pas connaitre cette fin vous pouvez sauter ce paragraphe et aller directement au suivant), Joël arrive avec Ellie au laboratoire où est censé être créé le vaccin. Cependant, horreur : il apprend que pour ce faire, les scientifiques doivent récupérer le cordyceps logé dans son cerveau –et donc : la tuer. Pour mettre fin à la pandémie et sauver le monde (pour mettre fin à la fin du monde), il faut sacrifier cette gamine qu’il a appris, pendant leur périple, à aimer comme un père. Joël prend donc une décision radicale : sauver Ellie, quitte à condamner le genre humain (et à tuer, au passage, toute personne se plaçant sur son chemin). Ce qu’il fait.

Cette fin est impeccable. Belle, terrible, perturbante. Immensément philosophique. Comme l’a formulé Troy Baker, l’acteur qui interprète Joël : « Il a sauvé le monde. Et son monde, c’est cette petite fille » (3).

Ça va paraitre bizarre, mais je l’aime bien, moi, cette petite musique de la fin du monde qui nimbe The Last of us, et notre époque, d’une aura à la fois mélancolique et puissamment émancipatrice. Elle nous rappelle que ce qu’on appelle les « héros », les « héroïnes », c’est tout simplement celles et ceux qui ne se résignent pas au fait que plus rien n’aurait d’importance. Et qu’il y a certaines choses qui ne méritent pas, ni ne mériteront jamais, d’être sacrifiées. Comme l’innocence ; comme l’enfance ; comme cette gamine, cette petite Ellie qui sommeille en chacun de nous.

Et la mélancolie de la fin du monde, c’est sans doute se demander pourquoi attendre que tout soit perdu pour se battre afin de sauver ce qui ne mérite pas d’être sacrifié. Certes, je ne suis pas sûr d’aimer assez l’humanité, mais ce dont je suis sûr, c’est que j’aime énormément de gens au sein de cette humanité, et que le combat vaut le coup. Alors, on commence, tout de suite, -avant de tous devenir des zombies-champignons ?

Salutations libertaires,

Mačko Dràgàn

Abonnez-vous ! c’est beau c’est pas cher et ça fait pousser les cheveux .

(1) Mais je jouerai très bientôt au jeu grâce à mon amie Stferla, de Mouais, fieffée gameuse et adepte elle aussi de The last of us. (2) Cité dans un article de Chris Hedges, « La pornographie, voilà à quoi ressemble la fin du monde », sur partage-le.com (3) Cité dans la vidéo du Protagoniste mentionnée plus haut